Alors que les complications obstétricales se sont raréfiées, ce n'est pas le cas des troubles psychiques qui entourent l'arrivée d'un enfant. Leur fréquence reste d'une remarquable stabilité, observe Sylvie Nezelof, pédopsychiatre (1) : 10 à 15 % des femmes qui accouchent présenteront une dépression post-natale, 1 à 2 % une psychose puerpérale. Cela signifie que, chaque année, plusieurs dizaines de milliers de mères et de nouveau-nés sont concernés. Sans compter les femmes souffrant, avant leur grossesse, d'une maladie mentale chronique ou de troubles graves de la personnalité, que la présence d'un bébé va réactiver.
La grossesse peut donc être mise à profit pour prévenir les dysfonctionnements du lien mère-enfant. Saluant, à cet égard, l'intérêt de l'entretien prénatal avec une sage-femme, tel qu'il avait été prévu par le plan « périnatalité » de 2004, de nombreux spécialistes - sages-femmes, médecins de PMI (protection maternelle et infantile), psychologues, pédopsychiatres - s'inquiètent de lui voir substituer, par la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance, un entretien psychosocial systématique au cours du quatrième mois de grossesse. Ils craignent que le caractère obligatoire d'un bilan amalgamant difficultés sociales et souffrance psychique produise une méfiance contre-productive à l'amélioration de la qualité de l'accompagnement des futurs parents (2). Malgré cela, il n'est pas interdit d'espérer que la vigilance des professionnels de santé, en période périnatale, soutienne au mieux l'établissement de la parentalité chez des parents fragiles, estime le pédopsychiatre Michel Dugnat. A condition, néanmoins, selon lui, que les sages-femmes, chargées d'« entendre un peu plus que ce qu'elles entendaient jusque-là », reçoivent une formation adéquate.
De fait, l'attention seule ne suffit pas. « Encore faut-il savoir interpréter les signes d'appel que les femmes nous adressent », explique Annie Alizier, sage-femme cadre dans le service maternité de l'hôpital de Falaise (Calva-dos). Il y a, par exemple, des futures mères qui viennent consulter plusieurs fois en urgence - « on aurait tendance à dire : pour rien ». Elles évoquent un mal-être - douleur au ventre, bébé qui bouge trop, qui les bat... - et/ou font état de problèmes somatiques divers, d'allergies, de troubles du comportement alimentaire. Dans tous les cas, « quoi que nous leur proposions - rester quelques jours en observation, prendre du fer, etc. -, aucune de ces idées n'est retenue », explique la sage-femme, qui fait le même constat durant le séjour à la maternité de certaines mères très angoissées : rien ne va jamais. « Ces patientes qui ne veulent pas de nos solutions vont passer pour capricieuses, voire mal élevées, menteuses, manipulatrices », ajoute Annie Alizier, alors qu'elles envoient « des SOS que nous ne comprenons pas et auxquels nous ne savons pas répondre. » De la même manière, les attitudes quelquefois très fusionnelles de la maman avec son bébé sont-elles normales ou pas ? « Nous, on ne sait pas quelles sont les limites de la normalité », note la responsable. « Heureusement, des collègues infirmières du CMP adulte de l'hôpital viennent nous aider » et le psychiatre, présent une fois par semaine à Falaise, peut également passer. Mais c'est peu pour décrypter les messages des parturientes - et percevoir les difficultés de celles qui n'en envoient pas.
A la différence de la maternité de Falaise, qui accueille des mamans « tout venant », 20 unités d'hospitalisation psychiatrique conjointe mère-bébé (UMB), dont la capacité est très limitée - 8 à 15 admissions par unité et par an - , constituent des dispositifs thérapeutiques spécialisés, organisés autour de la prise en charge de femmes souffrant de trou-bles psychiques, anciens ou apparus au détour de leur maternité. « Indiquée lorsque la psychopathologie maternelle (quelle qu'elle soit) risque de faire obstacle à l'instauration des liens habituels d'attachement, l'hospitalisation mère-bébé vise à matérialiser un entre-deux, une juste distance, pour que chacun puisse se développer sans se détruire », explique Sylvie Nezelof, qui exerce au CHU de Besançon (Doubs), dans l'UMB du service de psychiatrie infanto-juvénile. L'objectif de ces hospitalisations conjointes n'est pas de garder à tout prix l'enfant près de sa mère, mais plutôt de le « faire exister » dans le psychisme de cette dernière. « Il peut donc s'agir autant d'aider à ce que mère et bébé trouvent ou retrouvent des relations harmonieuses que de soutenir la préparation d'un placement, dans des conditions qui ne soient pas celles d'un arrachement », souligne la psychiatre.
Dans un cas comme dans l'autre, ce travail ne prend sens qu'agencé à celui des autres acteurs du champ médical et social qui interviennent auprès de la dyade mère-enfant, en amont et en aval de la naissance. Ce qui suppose que les professionnels réussissent à ne pas trop cliver l'intérêt de l'enfant et celui des parents. « Que privilégie-t-on ? Le lien familial ? La construction psychique de l'enfant ? Comment prendre en compte l'un et l'autre ? L'articulation avec les partenaires est alors précieuse pour lutter contre les phénomènes de morcellement et la contamination des mécanismes de toute puissance », explique Isabelle Patouillot-Slatine, assistante sociale au centre de psychiatrie et de psychopathologie périnatale L'Aubier, à Antony (Hauts-de-Seine) (3).
Démonstration concrète, en revanche, de l'absence de souci de cohérence dont peuvent faire montre certains intervenants : les psychiatres pour adultes savent assez rarement si ces derniers ont des enfants (voir encadré) (4). Il est pourtant essentiel d'évaluer leur rôle de parents et l'impact potentiel de leur psychopathologie sur leurs enfants, dès le plus jeune âge, estime Véronique Delvenne, pédopsychiatre. En effet, « plus l'action est précoce, plus elle s'avérera préventive face à une éventuelle décompensation ultérieure à l'adolescence », souligne la spécialiste. A cette période de leur existence, vivre avec un parent psychiquement malade confronte les adolescents à de multiples difficultés, au nombre desquelles l'imprévisibilité des conduites parentales, explique Véronique Delvenne. « Placés en position très parentifiée », ces jeunes s'investissent dans des missions de surveillance, de contrôle ou de soutien de leur parent. Témoins, parfois victimes, de scènes de violences conjugales, ils sont aussi pris dans un conflit de loyauté entre désir d'autonomisation et possibilité de se séparer de ce parent mal en point. A l'unité d'hospitalisation de crise pour adolescents, qu'elle a créée à l'hôpital Erasme de Bruxelles (Belgique), Véronique Delvenne s'est intéressée aux intrications entre les problèmes psychiques, actuels ou passés, des parents et des adolescents. Une centaine de jeunes de 12 à 19 ans, ainsi que leur famille, ont été évalués. « Nous avons trouvé, chez les parents de nos adolescents hospitalisés en situation de crise, une proportion très importante qui présentait ou avait présenté une maladie mentale avérée : c'était le cas de 74 % d'entre eux - alors qu'en population générale, la fréquence des troubles psychopathologiques parentaux est de l'ordre de 56 % », constate la pédopsychiatre. En outre, les adolescents dont le diagnostic était le plus sévère avaient beaucoup plus souvent leurs deux parents malades. Comment intervenir auprès de ces jeunes, tout en prenant en compte la souffrance de leurs parents ? « L'état de différenciation de la famille et de ses membres est ici primordial », explique Véronique Delvenne, précisant qu'il est très difficile de mettre en place un travail individuel avec le jeune quand il n'est pas dissocié de ses parents. En tout état de cause, quel que soit le type d'intervention, l'alliance thérapeutique doit être négociée tant avec l'adolescent qu'avec ses parents, affirme la spécialiste. Elle-même prône l'instauration d'un « dispositif bifocal » : soit deux thérapeutes qui, chacun de leur côté, rencontrent séparément l'adolescent et ses parents, avant de proposer un entretien groupé pour explorer ensemble les hypothèses de compréhension de la crise et les indications de prise en charge. « Lorsque la souffrance partagée s'est atténuée, la thérapie familiale peut céder le pas à un éventuel travail analytique individuel pour le jeune, un parent, ou le couple, sans mettre à mal le lien de loyauté envers le groupe », ajoute Véronique Delvenne.
Bien sûr, ce n'est pas parce que les parents sont malades que l'enfant est condamné à l'être, commente Patrice Huerre, chef de service du sixième secteur de psychiatrie infantile des Hauts-de-Seine. A contrario, cependant, « un nombre important des enfants dont nous avons la charge a été confronté à des parents en difficulté psychique ». Ces parents, qui sont aussi des patients ou des ex-patients de la psychiatrie, plaident pour être vraiment soutenus, c'est-à-dire pas uniquement quand leur maladie se déclenche pendant la grossesse ou le post-partum, mais aussi lorsqu'il s'agit d'une pathologie au long cours. L'enjeu est bien de permettre à ces parents « particuliers » d'accéder à la parentalité dans les meil-leures conditions.
« On l'oublie encore trop souvent : la plupart des patients sont aussi des parents », fait observer Frédérique van Leuven. Or, généralement, l'information donnée à l'enfant ou à l'adolescent sur la maladie mentale de son ou ses parents est extrêmement lacunaire, ajoute la pédopsychiatre qui exerce, à Bruxelles, dans un centre de santé mentale et un service de placement familial. Tel est l'un des enseignements d'une étude rétrospective qu'elle a réalisée auprès de 180 adultes, dont les parents ont été hospitalisés en psychiatrie lorsqu'ils étaient enfants : les intéressés ont été unanimes à témoigner n'avoir jamais été pris en compte par les soignants de leur(s) parent(s). Cette absence de nomination de ce que vit l'enfant est extrêmement perturbante, explique Frédérique van Leuven. Il y a une espèce d'écart, de discordance, entre ce que voient, comprennent et perçoivent les jeunes, et l'attitude de leur entourage qui fait comme si tout était normal. Aussi se retrouvent-ils placés devant un « dilemme : est-ce moi qui suis fou ? Ou les autres ? »
« Mieux vaut une vérité qui fait mal qu'un non-dit qui rend malade » : souscrivant à cette formule de la psychanalyste Françoise Dolto, Frédérique van Leuven ne sous-estime pas pour autant les risques qu'il y a à donner à l'enfant une information sur les troubles mentaux de son parent. Est-il prêt à la recevoir au plan émotionnel ? Peut-il la comprendre au niveau cognitif ? « C'est l'enfant qui est le mieux placé pour dire ce qu'il est à même d'entendre », explique la pédopsychiatre. « On peut lui demander : que sais-tu de la maladie de ta maman ? Comment vois-tu que ton papa n'est pas bien ? Tu sais pourquoi il/elle est à l'hôpital ? L'enfant indique alors quels sont les mots qu'il utilise et son degré de prise de conscience. » Il est ainsi progressivement aidé à exprimer ses questions et ses inquiétudes - dont certaines sont fondées sur des convictions erronées, comme de se croire responsable de la souffrance de son parent.
A la différence des difficultés qu'ont les intervenants adultes à nommer la pathologie de leurs parents, les jeunes n'ont aucun problème pour aborder le sujet, constate la pédopsychiatre. Il n'empêche : certains craignent que parler aux enfants risque de les « parentifier ». Mais, de fait, ils sont tous conduits à jouer ce rôle de parent de leur parent, affirme Frédérique van Leuven. Toute la question est donc de savoir « comment les déparentifier petit à petit et renforcer l'estime de soi de ces jeunes ».
(1) Lors du colloque « Quand les parents sont malades », organisé le 26 novembre à Paris par la revue Enfances & Psy - Rens. :
(2) Cf. « Pas de zéro de conduite pour les femmes enceintes et les foetus de trois mois » par Michel Dugnat et Marina Douzon, in Spirale n° 41 - Mars 2007 - Ed. érès.
(3) In « L'enfant de parents en souffrance psychique », Enfances & Psy n° 37 - Ed. érès - 2007.
(4) Selon une étude américaine, ce serait seulement le cas de 20 % d'entre eux.