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L'approche managériale, impasse ou opportunité à saisir pour les professionnels ?

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L'arrivée des normes de « bonne gestion » et d'évaluation dans le secteur social bouscule les modes de faire et la culture professionnelle des praticiens. Faut-il regretter la remise en cause d'un modèle du travail social, qui n'était pas non plus parfait ? Faut-il prendre acte des évolutions en cours et s'approprier - mais de quelle manière pour ne pas les subir ? - les nouveaux outils gestionnaires ? L'échange passionné entre Michel Chauvière et Michel Laforcade montre bien que ce débat ne saurait être tranché de façon simpliste.

Actualités sociales hebdomadaires : Selon votre dernier ouvrage, Michel Chauvière, la raison managériale libérale serait devenue aujourd'hui le seul fondement des politiques sociales. Cette vision n'est-t-elle pas profondément réductrice ?

Michel Chauvière : Je ne nie pas bien évidemment que d'autres facteurs interviennent ! Néanmoins, la raison managériale libérale me semble aujourd'hui déterminante parce qu'elle a envahi complètement l'espace et est devenue une sorte de fin en soi. Ce mouvement général, qui touche l'ensemble de la société, s'introduit dans le secteur social, non pas frontalement, mais par les chemins multiples que sont la construction européenne, la décentralisation, la thématique de l'accès au droit, la logique du contrat, la démarche qualité, l'évaluation, le droit des usagers... Cette logique met en avant des objectifs de meilleure gestion, d'accroissement de la productivité, de renforcement de l'efficacité, ce qui n'est pas en soi choquant, sauf qu'au lieu d'être un outil au service des acteurs, ils tendent à devenir le seul système de référence. C'est ainsi que se constitue un pouvoir gestionnaire qui n'est contrôlé par personne. Présenté comme vertueux, il se substitue à une politique volontariste de réponse à la demande, régulée par un effort collectif d'identification et de hiérarchisation des besoins sociaux.

Michel Laforcade : Il y a de fait une idéologie managériale dans l'air du temps, de laquelle le secteur social ne peut s'extraire. En même temps, ce n'est pas la première fois que ce dernier s'inspire d'autres modes de pensée. S'il est influencé aujourd'hui par le management, il l'a été pendant très longtemps par l'approche soignante, puis par la psychanalyse. Maintenant, si on allait jusqu'au bout de cette logique, il y aurait effectivement tout lieu d'être inquiet. Pour ma part, je n'y crois pas. Je suis convaincu au contraire que le secteur social peut trouver dans l'approche managériale des éléments intéressants, certes calqués sur la dynamique entrepreneuriale - mais ce n'est pas en soi scandaleux. Je pense, par exemple, à la démarche de projet : demander à un établissement d'avoir réfléchi, de façon un peu formalisée, à un projet, à une stratégie, à un calendrier peut être très utile. Et puis on ne peut pas, par principe, refuser qu'on essaie de sortir d'un certain brouillard sur des pratiques professionnelles qui ont longtemps été considérées comme à peu près équivalentes. Si on peut tirer des procédures quelques éléments objectifs, même s'ils ne sont pas parfaits, qui nous permettent de prouver que nous sommes un peu plus efficaces à l'égard des usagers, pourquoi s'en priver ? Pourquoi s'en plaindre ?

M. C. : Je préciserais que la psychanalyse intervenait sur le fond des choses en donnant des modèles d'interprétation. De même, l'approche soignante qui tendait - et pourquoi pas ? - à considérer les problèmes sociaux comme des maux. Le management, lui, centré sur la procédure, n'apporte rien du point de vue analytique. Au contraire, il étouffe les sciences sociales compréhensives et leur substitue une pensée binaire fruste et allégée en exigences théoriques. En outre, dans le contexte d'extension de la pauvreté et de régulation budgétaire que nous connaissons, il prend une importance considérable. Comme si c'était la seule bouée de sauvetage qu'on avait pour faire face à un naufrage généralisé ! C'est très dangereux, on ne discute plus sur le fond.

M. L. : On peut bien sûr être dans le non-sens si l'on se contente de rester dans la procédure. Pour ma part, je fais confiance aux acteurs pour s'approprier ces outils avec discernement et sans outrance.

On ne peut nier quand même les inquiétudes, exprimées notamment par les directeurs d'établissements, sur l'inflation des normes et des procédures et leur sentiment d'une pression à la mutualisation et au regroupement dans une logique de rationalisation budgétaire. S'agit-il de moderniser le secteur afin d'arriver au plus juste coût des prestations ou à leur moindre coût ?

M. L. : En tant que fonctionnaire de l'Etat, je peux vous dire que si les pouvoirs publics voulaient limiter les coûts, ils n'auraient pas besoin de tous ces artifices managériaux pour le faire. La mécanique financière et comptable est amplement suffisante. Non, je vois davantage dans les contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens et les groupements de coopération sociale et médico-sociale une logique de rationalisation au sens où il s'agit, non pas de faire moins, mais de faire mieux. Dans cet esprit, la formule du groupement peut être un moyen pour une petite association de conserver son histoire, son identité et sa culture, et donc sa singularité, en mutualisant ses ressources avec d'autres dans des domaines où ses valeurs ne sont pas remises en cause. En se regroupant, on peut faire cuisine ensemble, embaucher un chargé de mission « qualité » ou des professionnels en commun .

Quant à la pression que vous évoquez, nous n'avons reçu aucun quota de groupements de coopération sociale ou médico-sociale à mettre en place dans les départements, même s'il y a des textes incitatifs et d'accompagnement financier. Maintenant, je comprends que certaines petites associations, notamment celles, très nombreuses, qui ne gèrent qu'un établissement, soient un peu paniquées par toutes ces obligations comptables, financières et juridiques. Mais c'est peut-être justement pour elles un moyen de ne pas disparaître. Le groupement, c'est un contre-feu pour ne pas être dévoré par d'autres qui ont pignon sur rue !

M. C. : J'entends bien, d'un côté, l'argument, que l'on retrouve dans un certain nombre de textes et sous la plume de plusieurs auteurs, selon lequel tous ces outils sont la dernière chance de sauver le secteur social et médico-social. Regroupons-nous, contractualisons, donnons des enveloppes globalisées à des super managers de grosses structures, à charge pour eux de les ventiler entre les établissements ! J'entends, de l'autre côté, des directeurs qui craignent que les enveloppes qui leur seront attribuées ne leur laissent plus de marge de manoeuvre pour s'adapter aux nouveaux besoins et à l'inflation et que les regroupements ne profitent au final qu'aux plus gros. Car si, au départ, il y aura un peu de coopération entre les associations, rapidement on assistera surtout à de l'incorporation sélective et à l'émergence d'un nouveau mode de production sociale entrepreneurial et hyperhiérarchisé pour faire face à la concurrence !

Les professionnels ont d'autant plus de raisons de s'inquiéter qu'il sont au coeur de mouvements contradictoires. Alors qu'avec la décentralisation, on a laissé croire aux élus et aux acteurs sociaux qu'ils allaient pouvoir développer des projets et que les moyens suivraient, l'Etat tente de reprendre la main à travers la LOLF [loi organique relative aux lois de finances], dont la loi 2002-2 et les tarificateurs prolongent et adaptent l'esprit au secteur social. On voit bien d'ailleurs comment les organismes de sécurité sociale et les collectivités freinent des quatre fers pour ne pas être soumis aux normes de ce nouvel instrument jacobin ! Et ce mouvement de rationalisation continue avec la réforme annoncée des services de l'Etat, qui pose la question de l'avenir de la direction générale de l'action sociale. Voire plus largement, avec la création des agences régionales de santé, de l'avenir d'un secteur social et médico-social distinct du sanitaire. Ce qui, si ce n'était plus le cas, serait une véritable régression !

M. L. : La LOLF n'a pas d'influence directe sur le fonctionnement des établissements sociaux et médico-sociaux, qu'ils soient ou non financés par l'Etat. Et je voudrais tordre le cou à une contre-vérité absolue selon laquelle les budgets des structures seraient en diminution. Chaque année, dans notre pays, une part plus importante du PIB est consacrée aux secteurs sanitaire, social et médio-social. Peut-être cette augmentation est-elle moins forte ces dernières années, mais encore faudrait-il le vérifier sérieusement ! Néanmoins, arrêtons de focaliser le débat sur la rengaine du « toujours plus ». En privilégiant les contraintes sur lesquelles nous n'avons pas de prise, il n'est pas très intéressant. La question essentielle, c'est de savoir comment avec les moyens dont nous disposons chaque année, nous pouvons agir avec plus d'efficacité - terme qui n'est en rien scandaleux - au service des patients, des résidents et des usagers. Ce débat-là a de l'intérêt parce qu'il met l'accent sur notre espace de liberté et sur notre responsabilité décisionnaire. Que chaque direction départementale des affaires sanitaires et sociales [DDASS] se demande comment elle peut répartir son enveloppe financière, que chaque directeur de structure s'interroge sur ses choix : s'agit-il, pour telle résidence de personnes âgées, de faire plus pour les malades Alzheimer ou, pour tel établissement pour enfants, d'augmenter l'activité d'animation ou les transferts ? Et quels sont les avantages et les inconvénients de ces orientations ?

Les nouveaux modes de gestion n'enlèveraient donc pas toute marge de manoeuvre aux acteurs...

M. C. : Certes, ils leur laissent encore des marges de manoeuvre, mais ils ne parient plus du tout sur leur mobilisation. Ce que je reproche aux pouvoirs public, c'est de s'être engagés dans une révolution managériale au lieu de privilégier l'option culturelle. Il aurait fallu compter davantage sur les ressources des associations et des professionnels et favoriser leur développement durable, au lieu de les contourner en leur plaquant des normes de gestion standardisées et en faisant fi de toute l'histoire du travail social. On sent bien qu'il y a une tendance aujourd'hui, notamment chez certains économistes libéraux, à dresser un tableau sombre de ce secteur, à dénoncer son incurie et ses pratiques maltraitantes, pour mieux le faire basculer dans la raison gestionnaire.

Pourtant, les professionnels n'ont pas à rougir de tout ce qui a été mis en oeuvre jusqu'à présent avec les marges de manoeuvre dont ils ont pu disposer. Si je ne prends qu'un exemple, la politique publique de l'enfance inadaptée, qui a duré tout de même 30 ans, est d'abord le résultat du lobbying exercé auprès du gouvernement de Vichy par une élite de la neuropsychiatrie infanto-juvénile, des juges des enfants et des éducateurs. Aujourd'hui on ne fait plus confiance aux acteurs, mais aux normes. Il y a une instrumentalisation des professionnels et la culture du social en actes régresse. Par exemple, cela fait des années que le secteur de l'aide à domicile cherche à se structurer et se professionnaliser. Or, avec la loi Borloo, les associations se trouvent précipitées dans un espace économique ouvert à la concurrence qui siphonne le travail social. Elles doivent se débrouiller pour survivre, avec leurs règles éthiques et leurs conventions collectives, face à des entreprises lucratives qui, elles, cherchent avant tout à dégager des profits.

M. L. : Effectivement, le débat majeur c'est de savoir comment les professionnels peuvent continuer à faire valoir leur culture professionnelle. Mais contrairement à vous, je vois justement, dans les nouvelles injonctions normatives, une invitation lancée à l'ensemble des acteurs pour se recentrer sur leur identité. Par exemple, sur la question de l'évaluation et de la démarche qualité : le secteur va-t-il subir les référentiels concoctés par d'autres et inspirés peut-être du modèle de l'entreprise, ou sera-t-il capable de les produire lui-même ? A la DDASS de Dordogne par exemple, nous avons élaboré, avec les représentants des établissements, des référentiels sur les CHRS [centres d'hébergement et de réinsertion sociale], les ESAT [établissements et services d'aide par le travail] et les Sessad [services d'éducation spéciale et de soins à domicile]. Je peux vous assurer que c'est une formidable occasion de revenir à des questionnements éthiques : est-ce que l'ESAT est encore un outil d'insertion dans le monde du travail ? Et si c'est le cas, faut-il lui imposer une obligation de résultat ? Mais quels sont alors les risques de sélection à l'entrée ? La construction de référentiels permet de réinterroger les valeurs du travail social.

M. C. : N'empêche que l'état des forces du secteur et le désengagement de l'Etat garant ne plaident guère en faveur de cette réappropriation des valeurs. Le mouvement dont vous parlez tient à quelques personnalités, ici des directeurs de DDASS, là des responsables d'établissements, mais il est loin d'être généralisé. J'ai plutôt connaissance de situations où le référentiel devient un système de normes imposé, les professionnels n'étant guère associés. Quand bien même d'ailleurs le seraient-ils, qu'ils ne seraient pas forcément disponibles avec les 35 heures, l'individualisation du travail et les multiples obligations formelles de la loi 2002-2. C'est bien là où le système hypergestionnaire est contradictoire et dangereux.

M. L. : Chacun doit agir comme il peut, à son niveau. Evidemment, une petite association aura plus de difficultés. Mais elle peut s'associer à d'autres, demander un coup de main à la DDASS, au conseil général.

M. C. : Je pense, pour ma part, que le poids pris par les procédures, loin d'offrir des espaces à investir, génère plutôt des freins. Tous ces outils me semblent résulter d'une obsession de rendre des comptes : c'est comme si on demandait à un professeur de passer son temps à noter ses élèves, au détriment de son travail de base ! Tout le monde sait, en outre, que lorsqu'on rend des comptes, on maquille la réalité...

De fait, n'y a-t-il pas aujourd'hui un acharnement à vouloir tout contrôler, tout évaluer ?

M. L. : Les directeurs d'établissements peuvent effectivement avoir le sentiment d'être soumis à un contrôle tatillon avec des tableaux à remplir et des statistiques à produire. Mais dès qu'on dépasse cette impression superficielle, on s'aperçoit que ce contrôle est relativement clément. Par exemple, dans ma direction départementale, qui est pourtant loin d'être sinistrée, je ne dispose que d'une inspectrice de l'action sanitaire et sociale pour contrôler 100 établissements de personnes âgées. La réalité, c'est celle-là ! Par ailleurs, la conception même du contrôle a évolué, de façon positive, ces dernières années. Nous sommes passés d'une logique purement comptable à une approche où le budget est vraiment considéré comme un outil au service d'une politique. Nous sommes amenés aujourd'hui à poser des questions de fond à nos interlocuteurs - évoquer avec eux leur choix de prise en charge, les interroger sur la mise en place du conseil de vie sociale... - avant de parler « budget », ce qui d'ailleurs n'est pas non plus infâmant... Ce contrôle sur mesure nous permet d'aller au coeur du métier.

Enfin, nous sommes, certes, des contrôleurs, fonction que nous ne renions pas, mais nous sommes aussi des développeurs, et c'est une nouveauté. Nous sommes ainsi de plus en plus impliqués dans des actions partenariales pour faire avancer des politiques conjointes : quand une DDASS se bat pour que 20 établissements de soins infirmiers se fédèrent pour avoir une expertise sur l'aide à domicile et les personnes handicapées, elle participe à la mutualisation des moyens et à l'amélioration de la qualité de la prise en charge.

Qui dit contrôle sur mesure dit aussi possibilité de réajustement, y compris à la hausse, des moyens...

M. L. : C'est un vrai débat qu'il faudra trancher positivement. Chaque fois que la preuve aura été faite, dans tel ou tel secteur, que l'amélioration de la qualité passe par des moyens supplémentaires, nous devrons être en mesure d'y répondre. Par exemple, si un établissement démontre, à travers son évaluation interne, qu'il a besoin de deux veilleurs de nuit ou de deux aidessoignantes, au lieu d'une seule personne... Si on ne veut pas disqualifier toute la procédure, il faudra que nous disposions de petites enveloppes, au niveau départemental ou régional, pour accompagner les résultats.

Selon votre raisonnement, Michel Chauvière, seul le secteur de l'urgence serait inventif, tandis que l'action sociale auprès des personnes âgées et handicapées serait devenue un « social de routine » et de gestion. N'est-ce pas manichéen comme vision ?

M. C. : Ce que j'ai voulu montrer, c'est que nous assistons aujourd'hui à un éclatement du social et de sa culture. Tournant le dos à l'unité de l'action sociale et à tous les efforts menés au cours des années 70 par les Lory, Lenoir, Belorgey, Questiaux (1) pour donner à ce secteur une doctrine commune qui soit confortée par la puissance de l'Etat, le social part dans toutes les directions. C'est ainsi qu'un « social de crise » perdure pour les publics délinquants, immigrés, sans domicile fixe. Il se réinvente en permanence et résiste à l'esprit gestionnaire parce qu'il pose des problèmes insolubles qui ne peuvent être cadrés a priori dans des dispositifs. A côté, se développe un « social de gestion », voire de « routine », pour des populations bien identifiées, notamment les personnes âgées, les personnes handicapées, la petite enfance ou la formation. Orienté vers des groupes sociaux plus ou moins stabilisés dans leur pathologie ou leurs besoins, et ouvert à la concurrence, et même s'il y a des résistances, il est le plus perméable à la nouvelle idéologie gestionnaire. Enfin, j'ajouterai à ces deux sous-ensembles, un « social définitivement banalisé » largement relayé par les prétendus débats de société à la télévision, qui ramènent le social à l'expérience personnelle ou à des recettes toutes faites. Tous ces clivages brouillent l'image d'un social déjà trop dispersé dans les territoires. Les pouvoirs publics ne lui donnent plus sens. C'est un vide sur le plan doctrinal.

M. L. : C'est vrai qu'il y a une absence de débat de fond, voire de débat de civilisation, sur le social. Je suis persuadé néanmoins que celui-ci reviendra dans sa dimension idéologique et historique. Si je reprends votre dichotomie entre un social de crise et un social de gestion, on pourrait, en faisant un peu d'humour, en conclure que plus le social est fragile financièrement et peu institué, plus il est inventif et créatif. Plus sérieusement, cette distinction pose la question de la réglementation applicable à l'ensemble du secteur. Comment expliquer qu'une association qui gère des dizaines d'établissements pour personnes âgées et handicapées, avec parfois des milliers d'emplois à la clé, fonctionne toujours dans le cadre de la loi de 1901 ? Est-ce qu'il ne faut pas réfléchir à des réglementations distinctes selon que le social est plus institué ou qu'il est plus militant et devant alors conserver sa capacité d'indignation et d'interpellation des pouvoirs publics ?

Si le secteur social n'est pas complètement marchandisé, il y aurait, selon vous, Michel Chauvière, une « chalandisation » des esprits, c'est-à-dire que les travailleurs sociaux se laisseraient contaminer par la logique et le vocabulaire marchands. S'adapter aux nouvelles injonctions de l'action publique reviendrait-il forcément à perdre son âme ?

M. C. : Longtemps l'Etat a eu le monopole du financement du secteur social. Ce système impliquait une éthique du service public dont s'est utilement inspiré le secteur associatif. Aujourd'hui, les financements sont multiples, des pans du social ne sont plus protégés et le sens de l'intérêt général régresse au profit d'un idéal d'entreprise qui doit trouver des ressources et des clients. Le danger, c'est que les acteurs commencent à adopter inconsciemment ce nouveau raisonnement bien au-delà du raisonnable. La démarche qualité fait du social un « produit ». C'est ce que j'appelle la chalandisation des esprits, qui se nourrit d'un détachement par rapport à la culture du travail social et aux idéaux du service public. Celle-ci fait adopter sans heurts l'impératif de réduction des coûts publics dans une relative indifférence au recul des protections dues à tous au nom de l'égalité. Avec le risque d'abandonner toute approche clinique des situations vécues et même toute notion de profession, seuls comptant désormais les résultats tangibles et les compétences individuelles. Cette révolution culturelle est facilitée par l'arrivée de managers - des élus ou certains cadres formés dans les écoles de commerce ou d'administration des entreprises - qui n'ont bien souvent aucune connaissance du secteur. Quand je vois par exemple la différence de coût entre la formation d'une assistante sociale et d'une aide-soignante, comment espérer qu'un président de conseil régional, sauf s'il a de fortes convictions sociales, ne soit pas tenté de faire ses choix en fonction des besoins d'emploi et de la régulation financière ?

M. L. : L'idéologie marchande est, comme je l'ai dit, dans l'air du temps que respirent, comme nous tous, les travailleurs sociaux. En même temps, si elle a pu se développer au détriment de l'esprit de service public, c'est bien parce qu'elle a rencontré, en partie, la satisfaction des citoyens. Nous intervenons aujourd'hui dans le cadre d'une société individualiste et consumériste. C'est ce qui explique qu'on ne cherche plus à solvabiliser l'offre de service mais la demande à travers notamment l'allocation personnalisée d'autonomie ou la prestation de compensation. Les personnes âgées et handicapées peuvent ainsi faire leur marché entre les différents opérateurs. Nous-mêmes, dans notre vie quotidienne, nous préférons avoir la liberté de choix. Tout l'enjeu pour le secteur social et médico-social est de faire valoir sa spécificité et sa valeur ajoutée par rapport aux autres prestataires. Je pense que c'est possible, mais il faut pour cela qu'il fasse la preuve qu'il est plus sensible que d'autres à la qualité de la prestation, au respect de l'éthique, à la professionnalisation des salariés.

Faut-il regretter la fin de l'Etat providence ?

M. C. : Mais il n'est pas mort ! En France, il fonctionne encore. Il faut surtout consolider son rôle dans le domaine de l'action sociale où il est en train de reculer. Nous avons connu deux contrats historiques sur le social : le compromis assistantiel et familialiste au début du XXe siècle, puis le compromis assurantiel entre les partenaires sociaux, incarné dans les conventions collectives et surtout dans la sécurité sociale après 1945. Tous deux ont permis des développements institutionnels, professionnels et démocratiques considérables. Aujourd'hui, il faut retrouver le chemin d'un pacte sur la question sociale entre l'Etat, les collectivités locales, les fédérations associatives et les professions. Et que les partenaires se mettent d'accord sur ce qu'il est nécessaire de faire au lieu de coller toujours plus de rustines. Avec un tel pacte, le changement introduit par le mode marchand pourrait être contenu et dépassé pour mieux répondre aux besoins d'égalité de plus en plus importants. Je suis convaincu qu'une autre modernisation de la solidarité reste possible.

M. L. : Je souscris à l'analyse selon laquelle l'Etat providence n'a pas disparu, même si cette ossature globale de protection est en crise. L'une des pistes, mais elle n'est pas la seule, réside effectivement dans son approfondissement. Car s'il y a une tendance au reflux de l'Etat dans le secteur de l'action sociale, on ne peut pas imaginer que les débats à venir puissent se passer d'une réflexion sur le renforcement de sa présence. Cela fait des années notamment que j'appelle de mes voeux l'évaluation de la décentralisation à partir des notions d'égalité et de légalité. Mais cela reste encore un sujet tabou.

Michel Chauvière est directeur de recherche au CNRS, membre du CERSA, CNRS/université Paris-II. Il vient de publier Trop de gestion tue le social - Essai sur une discrète chalandisation - Ed. La Découverte - 21,50 € - Voir ASH n° 2533 du 30-11-07, page 37.

Michel Laforcade est directeur départemental des affaires sanitaires et sociales de Dordogne. Il vient de publier avec Josianne Jégu et Yvette Rayssiguier Politiques sociales et de santé - Comprendre et agir - Editions de l'EHESP - 30 € , et il a co-écrit en 2001 avec Philippe Ducalet Penser la qualité dans les institutions sanitaires et sociales (tout juste réédité) - Ed. Seli Arslan - Voir ASH n° 2208 du 30-03-01, page 23.

Notes

(1) Bernard Lory fut directeur général de la population et de l'action sociale entre 1960 et 1965, René Lenoir, secrétaire d'Etat chargé de l'action sociale en 1974, Jean-Michel Belorgey a travaillé à ses côtés, Nicole Questiaux fut ministre de la Solidarité en 1981.

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