Face à des situations complexes, où la frontière entre le normal et le pathologique est de plus en plus ténue, les réponses ciblées ne suffisent plus et des maillages doivent s'inventer. Bon nombre d'expériences ici et là témoignent des efforts des professionnels pour développer des coopérations entre les secteurs social et sanitaire (1). C'est le cas notamment en Bretagne où des intervenants du soin et de l'accompagnement social ont tenté de formaliser cette coordination, qui n'en reste pas moins fragile (2).
Depuis 2004, un dispositif partenarial d'étude des situations, baptisé Lampadaire, fonctionne ainsi dans un quartier défavorisé de Rennes (Ille-et-Vilaine). Il réunit des membres permanents d'institutions différentes : centre médico-psychologique (CMP), centre communal d'action sociale (CCAS), centre départemental d'action sociale (CDAS) et mission locale. Parmi les membres associés figurent des organismes HLM et de tutelle, des services d'insertion sociale et professionnelle et des services de médiation. Cette instance se réunit tous les deux mois pour étudier des situations où les problématiques sociales et psychologiques sont associées. « C'est un lieu d'échanges pour dégager de nouvelles pistes de travail, élargir nos compétences professionnelles et définir une stratégie d'intervention concertée », explique David Levoyer, psychiatre au CMP Saint-Exupéry, qui dépend du CHU de Rennes (3). Une charte de fonctionnement impose que l'anonymat de la personne soit respecté, qu'aucune recherche ne soit faite sur ses antécédents psychiatriques et qu'aucun dossier administratif ni compte rendu ne soit rédigé à l'issue de la réunion. Après plus de trois ans d'existence et une quarantaine de situations analysées, David Levoyer estime que le dispositif a favorisé « une meilleure appréhension des rôles de chacun et une meilleure coordination des partenaires ». Il a également permis de « désamorcer d'éventuelles tensions et de dédramatiser l'accès aux soins psychiatriques ».
Une cellule d'appui aux professionnels a aussi été mise en place à Saint-Malo, à l'initiative de la mission locale et du centre hospitalier. Objectif : réunir tous les partenaires en charge des jeunes de 16 à 25 ans pour évoquer les situations les plus difficiles (4). « Il s'agit de jeunes cumulant des problèmes psychiatriques au sens large, mais aussi familiaux, judiciaires, d'addiction, de chômage ou de logement », explique Christian Ferron, directeur de la mission locale du pays de Saint-Malo (5). Le fonctionnement du réseau est le suivant : un ou plusieurs professionnels soumettent une situation aux deux responsables de la cellule - le directeur de la mission locale et une représentante du secteur hospitalier -, qui invitent plusieurs partenaires pour en discuter lors d'une réunion. « L'objectif, c'est d'arriver à la fin à une vision commune et de faire des choix pour que le jeune puisse avoir le même discours de la part de toutes les institutions », précise Christian Ferron. Comme à Rennes, une charte de fonctionnement a été instaurée. Celle-ci prévoit d'informer l'usager que sa situation va être examinée.
Après plus de 18 mois d'existence de cette cellule, le directeur de la mission locale constate qu'elle a « donné aux partenaires l'habitude de travailler ensemble, même sur des dossiers moins difficiles ». Au final, sur une quinzaine de situations étudiées, certaines « se sont débloquées et d'autres sont restées dramatiques ». Parmi les réussites, celle d'avoir convaincu un jeune d'entamer des soins psychiatriques. « Quand plusieurs personnes le lui ont dit, il a pu se faire à l'idée. » Ou cette mise à l'abri d'urgence de jeunes à la rue, « qui n'avançait pas avec les circuits administratifs classiques ». « Une fois qu'on a assuré ces deux grandes bases, le soin et le logement, on peut dégager le terrain pour la suite », affirme Christian Ferron.
Dans le Finistère, c'est un autre mode de fonctionnement qui a été retenu pour prendre en charge les jeunes en grande souffrance. Tout a commencé à l'institut médico-éducatif (IME) de l'Elorn (6), à proximité de Brest. « On orientait vers nous des adolescents souffrant de troubles psychiques et d'exclusion ne relevant pas du public typique de l'établissement qui accueille des déficients intellectuels légers, moyens et lourds, explique Eric Chambaudie, chef de service à l'institut. Très vite, nous avons été confrontés à nos limites. Nous approchions de la maltraitance institutionnelle. » En 2004, l'IME a donc mis en place un lieu d'accueil « qui se veut rassurant, voire contenant » pour des jeunes ne pouvant pas être pris en charge par une structure classique. « Ils ont en commun un parcours très éclaté, des carences éducatives importantes, des troubles du comportement et des difficultés à intégrer les règles sociales, détaille Eric Chambaudie. En revanche, ils ont des capacités en lecture, en écriture et un bon niveau de langage. » Concrètement, les jeunes sont accueillis pendant la journée dans une maison, louée par l'IME dans un lotissement. Le soir, ils sont hébergés « dans une famille d'accueil, un centre d'hébergement et de réinsertion sociale, un logement autonome ou dans leur famille », explique le chef de service. Sur place, ils sont suivis par trois éducateurs, un psychologue et une psychomotricienne. Des intervenants extérieurs proposent également diverses activités (musicothérapie, art-thérapie).
L'objectif est d'aider chaque jeune à « restaurer une relation de confiance avec les adultes, à réinvestir une image plus positive de lui-même, à rétablir des relations sociales plus adaptées et à redonner naissance à la notion de projet » en lui proposant un accueil au long cours. « Les adolescents peuvent rester ici trois à quatre ans, indique Eric Chambaudie. Nous recherchons la stabilité. » Ce point d'ancrage facilite l'activation d'un réseau de partenaires (7). « Ici, les jeunes sont localisés. Cela rend les choses saisissables. Ce n'est plus seulement un dossier, une patate chaude que l'on se refile d'une institution à l'autre », observe le chef de service. Ils peuvent ainsi recevoir la visite d'une infirmière-psychologue ou d'un médecin, sans avoir à se déplacer. Depuis son ouverture, une quinzaine de jeunes sont passés par cette maison. « C'est à eux de choisir le moment de leur départ, indique Eric Chambaudie. L'un d'eux est parti pour fonder une famille, un autre a trouvé un emploi dans une entreprise protégée, un troisième vient d'emménager dans un logement autonome... » Pour le chef de service, la création de ce lieu « balise » ne vise pas à « ajouter une structure de plus, mais à utiliser les compétences institutionnelles pour les mettre en réseau et les rendre complémentaires ». Un pari qui n'est pas toujours facile à tenir, dans la mesure où certains partenaires ont vu dans ce lieu d'accueil l'occasion de se désengager. « Ils se disent, voilà, c'est fini, alors que c'est précisément à partir de là que tout peut se mettre en place. »
Aux portes de la Bretagne, à Angers (Maine-et-Loire), professionnels du social et de la psychiatrie s'appuient non pas sur un lieu mais sur une personne. La mairie a en effet imaginé dès 1998 un poste de psychologue territorial et vient de créer un demi-poste supplémentaire (8). « Aujourd'hui, le secteur psychiatrique est débordé et ne peut pas aller vers celui qui n'a rien demandé, explique Gérard Boussin, responsable du service de santé publique de la ville d'Angers. Comme nous n'avons pas des tonnes de dossiers à gérer, nous avons l'avantage de la réactivité. » Le psychologue municipal peut en effet être sollicité par toute personne ou institution (9) au sujet d'un individu présentant des troubles psychiatriques. « Le psychologue va prendre le temps d'aller voir la personne, établir un contact avec elle et créer un climat de confiance. » Si la personne en question ne bénéficie d'aucun suivi, elle est aiguillée vers des dispositifs de droit commun. « Si elle était déjà dans un réseau mais avait rompu les liens, on essaie de les réactiver », ajoute Gérard Boussin. Le psychologue municipal vient également apporter une réponse globale « là où les travailleurs sociaux et les curateurs sont en panne de solutions », car celui-ci peut s'appuyer sur les services de la ville. Ce fut le cas récemment pour la prise en charge d'une femme seule vivant dans un immeuble, qui « avait créé une véritable ménagerie autour d'elle : des chiens, des chats, des lapins, des oiseaux, raconte Gérard Boussin. Sa situation était connue depuis une dizaine d'années mais l'insalubrité de l'appartement et l'enfermement psychique et physique de cette dame n'étaient plus possibles. » Une démarche inter-institutionnelle réunissant médecin généraliste, mairie et centre hospitalier a donc été enclenchée. Alors que la personne a pu être hospitalisée en psychiatrie, la ville a pris en charge les animaux et s'est chargée de nettoyer l'appartement. En 2006, 130 personnes en souffrance psychologique ont bénéficié de cet accompagnement. « On a comblé des niches, résume Gérard Boussin. Mais on ne peut rien faire seul, c'est le travail en réseau qui nous permet d'agir. »
Reste que cette logique de partenariat, repose encore trop sur les personnes. Ainsi, la cellule d'appui aux professionnels de Saint-Malo est actuellement en veilleuse, depuis le départ de la représentante du secteur hospitalier. A Rennes, le dispositif Lampadaire fonctionne grâce à la bonne volonté de certains membres, « mais sa diffusion est restée confidentielle », regrette David Levoyer. Lorsque le réseau repose sur un lieu ou sur une personne, comme à Brest et à Angers, d'autres problèmes se posent, notamment celui du financement. Néanmoins, pour le directeur de la mission locale du pays de Saint-Malo, il faut « sortir des moyens traditionnels d'intervention et des problématiques de boutique. On doit aujourd'hui se demander quel va être le meilleur service rendu ».
Les travailleurs sociaux de la mission locale du pays de Brest s'inquiétaient depuis quelques années d'une augmentation des troubles psychiques chez les jeunes qu'ils accompagnaient. Une étude du laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales (LARES) de l'université de Rennes-II, publiée en avril 2007, est venue étayer leurs observations. L'analyse de 837 dossiers montre que 27 % des jeunes suivis sont « en difficulté psychologique avérée ». Parmi eux, 12,4 % ont bénéficié d'un suivi psychologique sans hospitalisation, 7,9 % ont connu des périodes d'hospitalisation et 7,3 % ont refusé un soutien psychologique. Par ailleurs, alors que 40 % des jeunes rencontrent « des difficultés de compréhension et de lien entre les informations », 12 % « semblent comprendre mais pas durablement à cause d'absences, de déprimes, de consommation de psychotropes ». Autre enseignement, 15 à 20 % du public se trouve « en grande vulnérabilité sociale » (impossibilité de reconstituer son parcours, ruptures familiales, suivi éducatif ou placement, parent décédé, parent sous curatelle ou en invalidité, etc). L'étude conclut que 20 à 25 % du public de la mission locale connaît de « réelles difficultés d'affiliation sociale ». Ce constat « interroge doublement le sens du travail social », estiment les chercheurs, qui suggèrent de renforcer les compétences des professionnels pour assurer une « singularité des réponses et des diagnostics ». Dans le même temps, « l'affiliation des jeunes réside dans la construction de cadres collectifs et d'un projet collectif de citoyenneté », prévient l'étude, qui rappelle que « si le symptôme est clinique, la cause du problème est avant tout sociale ».
(2) Ces expériences ont été présentées lors d'une journée d'études organisée en novembre dernier par le CREAI de Bretagne : 2B, rue du Pâtis-Tatelin - CS 60615 - 35706 Rennes cedex 7 - Tél. 02 99 38 04 14 -
(3) CMP : 5, square Saint-Exupéry - 35700 Rennes - Tél. 02 99 63 54 55.
(4) Cette cellule réunit, autour de la mission locale et du centre hospitalier, les partenaires suivants : CDAS (centre départemental d'action sociale), CCAS, foyers de jeunes, CHRS (centre d'hébergement et de réinsertion sociale), PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), organismes de tutelle...
(5) Mission locale : 35, avenue des Comptoirs - BP 17 - 35413 Saint-Malo - Tél. 02 99 82 86 00.
(6) IME de l'Elorn : 54, rue du Commandant-Charcot - 29480 Le Relecq-Kerhuon - Tél. 02 98 28 21 11.
(7) Parmi les partenaires de l'IME figurent l'aide sociale à l'enfance, le secteur psychiatrique (pédopsychiatrie et psychiatrie adulte), les familles d'accueil et les familles des jeunes.
(8) Sur cette expérience, voir ASH n° 2333 du 14-11-03, p. 21 - Mairie d'Angers : boulevard de la Résistance-et-de-la-Déportation - BP 23527 - 49035 Angers cedex 01 - Tél. 02 41 05 40 00.
(9) Famille, voisins, médecin généraliste, bailleurs sociaux ou curateurs peuvent solliciter le psychologue.