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Le travail social, bateau sans capitaine

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La succession de réformes législatives et le parachèvement de la décentralisation nuisent à la cohérence et à la lisibilité du dispositif d'action sociale - à la fois pour les usagers et les professionnels - et à l'équité territoriale, constatent Jean-Jacques Geoffroy et Didier Wustner, respectivement directeur du service des tutelles et directeur général de l'Association Sauvegarde 85, à La Roche-sur-Yon. Pour eux, il est grand temps que l'Etat reprenne la main et fixe un cap pour le travail social.

« Jamais le secteur du travail social et médico-social n'aura tangué aussi fort qu'en ce moment ! Depuis maintenant six ans avec la loi du 2 janvier 2002 réformant la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales, tous les secteurs de l'action sociale ont été réformés ou réinterrogés : personnes handicapées, personnes âgées, protection de l'enfance, prévention de la délinquance, protection juridique des majeurs, et à présent il est question d'un «Grenelle de l'insertion»...

L'ensemble des décideurs, acteurs, chercheurs qui commentent ces évolutions s'affronte avec des points de vue très clivés, pour ne pas dire antagonistes : pour les uns, recentrer l'usager au coeur du projet, reconnaître ses droits, promouvoir la qualité et l'évaluation continue des prestations et des services est une réelle chance pour notre secteur. Cela dynamise les équipes de travail, les institutions, réinterroge les projets, favorise l'innovation, et suscite une concurrence stimulante, tant qu'elle reste loyale.

Pour les autres, c'est tout le contraire : cette obsession d'Etat de vouloir tout légiférer, contrôler, en cherchant à mesurer coûte que coûte, sous forme de résultats, des comportements humains qui, par définition, demeurent la propriété du sujet, entraîne les acteurs sociaux dans une gestion technocratique du social, où les termes «gouvernance» et «dirigeance» tiennent le haut du pavé... sur fond de marchandisation du social !

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi cette dichotomie dans l'affirmation de certitudes alors que nous évoluons chaque jour dans de nouveaux espaces d'incertitudes ?

En fait, il y a maintenant un quart de siècle que l'Etat ne définit plus d'orientations à moyen et long terme pour le travail social, les dernières en date remontant à Nicole Questiaux, en 1982. Le bateau n'est plus dirigé, et les moussaillons veulent tous tirer des bords dans le plus grand désordre ! Environ 2 000 pages de lois relatives au secteur social ont été promulguées en 2006, contre 620 en 1973 (1). A ce jour, il y aurait plus de 10 000 lois en vigueur et 120 000 décrets. Pire, il y aurait près de 240 lois inappliquées faute de parution de décrets ! Les politiques de procédures ont remplacé le sens de l'action sociale. D'où l'effet «mille-feuille» bien connu et dénoncé des innombrables dispositifs qui sont fort coûteux, incompréhensibles pour les usagers, peu lisibles pour les professionnels, et bien souvent inefficaces pour l'action publique, tant qu'elle n'aura pu ou voulu évaluer ce qui est déjà décidé, mis en place, voire financé !

Des interventions à nouveau séquencées

Conscients des limites de la complexité, les pouvoirs publics prônent le travail en partenariat, en réseaux, et invitent aux groupements de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS) et aux contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM). L'on ne peut que s'en réjouir, si ces nouvelles synergies permettent d'améliorer le sort des personnes vulnérables tout en rationalisant les dépenses d'action sociale. Mais alors, pourquoi vouloir de nouveau séquencer les interventions auprès d'une même personne ? Ainsi, en matière de protection de l'enfance, alors que le juge des enfants intervient à la fois sur le plan civil (enfance en danger) et sur le plan pénal (enfance délinquante), il est question de séparer l'action civile de l'action pénale. Alors que depuis 1945, les volets conjugués protection/répression permettent aux magistrats de la jeunesse de construire une action éducative cohérente auprès des jeunes.

De la même manière, avec la réforme de la protection juridique des majeurs, pour une même personne protégée, le juge des tutelles peut désigner deux mandataires judiciaires distincts : l'un pour assurer la protection de la personne et l'autre pour assurer la protection de ses biens. L'homme est un tout et il ne saurait être découpé en tranches de saucisson, ni sur le plan sanitaire, ni sur le plan médico-social, ni sur le plan social, ni sur le plan économique.

En fait, les premières lois de décentralisation en 1983 ont eu pour effet positif de mieux adapter les réponses sociales aux populations concernées dans une logique de territoire, de proximité et de responsabilité. En revanche, à l'inverse, le travail social a été pris dans un «effet ciseau» : le Parlement vote des lois qui, pour leur majorité, sont appliquées par les départements, sans réel contrôle d'équité par l'Etat sur l'ensemble du territoire. Quand la précédente défenseure des enfants, Claire Brisset, a soulevé cette question en matière de protection de l'enfance, quel tollé des politiques n'a-t-elle pas provoqué !

Il est urgent que l'Etat, en associant étroitement les conseils généraux, redéfinisse des priorités pour le travail social, avec plusieurs questions de fond.

La prévention : est-ce une politique publique prioritaire, et pas seulement pour la protection de l'enfance ? Est-il possible de (re)définir la prévention primaire, la prévention spécialisée, la prévention «sécuritaire», pour éviter de les confondre ? Quelle légitimité accorder aux acteurs de prévention ? La prévention est-elle encore une mission d'Etat ? N'est-il pas temps de réaffirmer les principes de subsidiarité qui ont conduit aux politiques de décentralisation, et qui devraient se décliner également depuis les départements, en matière de diversité d'acteurs tiers, afin de redonner au politique le rôle de la définition et du contrôle de l'action publique ?

Assistance ou contractualisation ? Depuis quelques années, nous sommes entrés dans l'ère de la contractualisation avec l'usager. C'est plus moderne et surtout cela devrait coûter moins cher... Car chacun aura bien compris que si l'usager en difficulté ne demande rien, il n'aura rien... Et pourtant, on peut être dans le besoin et sans demande. Le SAMU social l'a compris depuis longtemps, ainsi que tous les services qui exercent leur mission sous mandats judiciaires.

Tout ne peut se régler par la contractualisation de l'aide, et comme la voie judiciaire a tendance à devenir l'exception, le risque est réel qu'un nombre croissant de personnes en difficulté restent sur le bord du chemin, trop fières, ou pas en état de solliciter une aide, et pas suffisamment en danger pour déclencher une intervention judiciaire. La voie du «soutien rapproché», en allant au-devant des personnes dans leurs lieux de vie, a-t-elle été suffisamment explorée ?

L'évaluation des résultats : de quoi parle-t-on exactement ? Est-il possible de distinguer ce qui est mesurable de ce qui ne l'est pas ?

Certaines actions dans le travail social sont objectivement mesurables : les dispositions de sécurité, le respect de la législation, des procédures définies, des actions de gestion, etc. C'est ce que nous nommons l'obligation de résultat.

Et il y a tout ce qui concerne l'accompagnement de la personne humaine qui ne peut être mesuré, sauf à l'aune de la qualité et de la pertinence des services mis en oeuvre. Certes, l'élaboration et le respect des projets personnalisés, du projet de service, des procédures pourront être identifiés. Mais il sera toujours impossible d'en mesurer les effets exacts sur la personne accompagnée car de nombreux autres facteurs entrent en jeu. Comment est-il possible d'établir un rapport de causalité directe et systématique entre l'évolution apparemment favorable d'une personne accompagnée et les interventions des acteurs sociaux ou médico-sociaux ? Nous devons savoir faire preuve d'humilité. Il nous reste cependant, comme le médecin, l'obligation de moyens, en acceptant la prise de risques...

La valorisation du travail social : plus de 50 % des budgets des départements français sont des dépenses d'action sociale, ce qui situe notre pays comme l'un des tout premiers au monde pour le financement de la solidarité. Et pourtant, l'action des travailleurs sociaux est profondément méconnue et peu reconnue en France. Pour preuve, la récente mission confiée par la secrétaire d'Etat à la solidarité au Conseil supérieur du travail social aux fins de réaliser une brochure visant à la valoriser (2). Nous pensons que cette responsabilité de la reconnaissance, de la médiatisation et de l'action revient d'abord aux premiers concernés : les travailleurs sociaux. Car finalement, n'est-ce pas à eux de se mobiliser pour que l'Etat et les principaux décideurs politiques redéfinissent un sens au travail social de demain ? »

Contact : Association Sauvegarde 85 Chemin Pairette - 85000 La Roche-sur-Yon - jj.geoffroy.tutelles@sauvegarde85.asso.fr ; d.wustner@sauvegarde85-asso.fr.

Notes

(1) Source : Le journal de l'action sociale - Décembre 2007.

(2) Voir ASH n° 2541 du 18-01-08, p. 17.

TRIBUNE LIBRE

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