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« Perdre » son temps à en donner...

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Pour Didier Bertrand, directeur d'un service d'accueil d'urgence pour jeunes en difficulté et en danger dans les Hauts-de-Seine, vouloir enfermer l'éducation spécialisée dans des horaires normés et strictement décomptés, c'est méconnaître la réalité du terrain : l'important, pour les professionnels, est plutôt de saisir le « moment opportun ».

« La maîtrise du temps est aujourd'hui au coeur d'un processus de «modernisation» des établissements sociaux et médico-sociaux, invités à développer de multiples indicateurs, dont celui relatif à la présence effective auprès des usagers : le «temps actif mobilisable». Cet indicateur - déjà expérimenté mais qui pourrait être généralisé à l'ensemble des structures du secteur - consiste à décompter le temps pour permettre une comparaison de tous les établissements entre eux. Est ainsi calculé le nombre d'heures d'absence pour maladie, congés trimestriels, congés d'ancienneté, convenance personnelle, mandats syndicaux et électifs ou mandats externes, formation interne et externe, et aussi le nombre de celles qui, selon le commentaire soupçonneux de Jean-Pierre Hardy, chef du bureau de la réglementation budgétaire et comptable à la DGAS (direction générale de l'action sociale), obéiraient à «la diversité et la 'richesse' des pratiques et 'us et coutumes' » (1). Cet indicateur vise ainsi à mesurer le temps de travail dans l'établissement ou le service, le temps disponible auprès des usagers, les temps de transports et de présence dans le service ou l'établissement.

Pour justifier l'intérêt d'une telle démarche, il est fait référence au lien supposé entre la présence effective auprès de l'usager et la qualité de la prise en charge. Et les sous-entendus ne manquent pas pour stigmatiser des professionnels peu convaincus voire réticents. Pour Jean-Pierre Hardy, un tel décompte horaire est «susceptible de lever un des 'secrets tabous' du secteur». Citant une représentante de la DGAS, il ajoute : «nous nous heurtons en la matière à l''absence de maturité' du secteur social et médico-social sur ce sujet». De tels propos sont fréquents pour discréditer un secteur professionnel méfiant à l'égard de nouvelles techniques de management qui visent à rationaliser les interventions au nom des droits des usagers. Marcel Jaeger, évoquant l'échec des premières tentatives d'évaluation, y voit l'influence d'une culture professionnelle qui privilégie «le caractère indicible de la relation avec les sujets qui leur sont confiés ou qui se confient à eux» (2).

A en croire nos experts, les professionnels du secteur social et médico-social voudraient conserver une part de mystère et mener leurs actions à l'abri des regards, soucieux de conserver d'éventuels privilèges et peu concernés par le nouvel environnement législatif ou économique. Or des travaux récents ont montré la volonté d'explorer les pratiques professionnelles. Dans Pratiques des écrits et écriture des pratiques (3), Patrick Rousseau s'est intéressé à «la part indicible du métier d'éducateur». Cette recherche fut possible grâce à l'implication de nombreux praticiens qui ont accepté de recenser leurs actes pour mieux les identifier. Des professionnels de l'AEMO ont ainsi accepté de remplir des livrets qui, après étude, ont permis de «lever une partie du voile qui cache les enjeux intimes de la pratique» (4). Ce décryptage n'empêche pas l'existence d'une «boîte noire» avec tous ses secrets, mais peut-il en être autrement ?

Déjà dans les années 80...

Les outils d'évaluation ne datent pas d'hier. Déjà, au milieu des années 80, la prévention spécialisée avait instauré les fiches horaires. Elles tendaient à favoriser un équilibre entre interventions collectives et interventions individuelles et visaient à repérer les temps passés auprès des usagers - en l'occurrence des enfants, des adolescents et leurs parents, de jeunes adultes -, à identifier les temps de réunion ou de préparation, à quantifier le temps de présence sociale - à l'époque le travail de rue -, où les éducateurs pouvaient «perdre» leur temps.

Au-delà du temps effectif de travail, restait à mesurer le temps personnel que pouvaient consacrer les éducateurs à l'exercice de leur travail. En effet, l'engagement professionnel s'accompagne souvent d'un investissement psychique qui ignore les horaires de travail. Mais nos spécialistes y verront probablement un manque de professionnalisme, une volonté de perpétuer le mythe d'une disponibilité totale, 24 heures sur 24...

La charge émotionnelle qu'impose le travail sur autrui naît de l'implication dans une relation affective. Les professionnels cherchent à s'en protéger grâce à différentes techniques mais ils sont fréquemment submergés par ce trop plein d'émotions qui empêche toute distanciation. Envahis par des sentiments paradoxaux, ils en appellent à la raison qu'exige une posture professionnelle mais doivent composer avec la force des mots ou des actes qui bousculent leur intimité la plus profonde. Pour favoriser une distanciation à visée préventive, voire thérapeutique, ils peuvent faire appel à l'équipe, supposée «permettre une vie personnelle équilibrée» (5), au médecin psychiatre ou au psychologue, qui peuvent donner du sens là où règne le chaos, ou à différentes instances prévues à cet effet : réunion de synthèse, séances de supervision ou d'analyse de la pratique, entretien individualisé...

L'institution est ainsi censée assurer le bien-être de professionnels en proie aux émois. Mais jusqu'où peut-elle garantir la santé psychique d'un professionnel ? Des temps spécifiques sont ainsi déclinés afin d'éviter un surinvestissement qui empêche toute vie privée, un envahissement qui interdit toute distanciation, mais sauraient-ils suffire quand surgit l'événement à l'origine d'une atteinte à sa propre intimité ? Il n'est pas rare qu'un incident aux enjeux affectifs particulièrement forts intervienne le lendemain de la synthèse, à deux semaines de la supervision, un vendredi soir quand la majorité des collègues sont partis et que le chef de service n'a plus la disponibilité requise.

L'importance de la pause-café

Le travail sur autrui ne peut pas se contenter d'horaires normés dont les objectifs sont clairement énoncés. En son temps, Paul Fustier avait souligné l'intérêt et l'importance de ces temps passés à boire le café (6). Il aurait pu ajouter combien rire pouvait être salutaire quand trop de stress envahit les professionnels. Nous pourrions multiplier les exemples de situations qui permettent un nécessaire recul : échanger avec l'équipe du secrétariat, faire le tour du jardin avec l'agent d'entretien... Des professionnels peuvent préférer les transports en commun après une rencontre avec une famille plutôt que la voiture de service, convaincus qu'une concentration moindre sera propice à la réflexion. La volonté de tout codifier prive les professionnels d'initiatives, empêche l'expression de leur créativité, invite au développement d'une pensée unique qui privilégie l'instant présent.

Que donnent les professionnels du travail sur autrui ? Essentiellement du temps : temps d'écoute, d'accompagnement, de partage de la vie quotidienne... Il n'est pas rare qu'un adolescent sollicite l'éducateur du foyer alors qu'il franchit la porte de l'établissement pour ainsi vérifier sa disponibilité, son engagement professionnel. Le temps que l'éducateur va lui consacrer à cet instant présent peut être déterminant dans la construction d'une relation de confiance. Beaucoup d'enfants et d'adolescents d'internats se sont plaints du passage aux 35 heures - pourtant source de progrès pour les salariés - et d'une multiplication des intervenants.

Chronos l'emporte sur Kairos

A ce propos, il est intéressant de noter le succès des assistantes familiales qui accueillent des adolescents à domicile : leur présence 24 heures sur 24, leur disponibilité, l'écoute continue qu'elles peuvent offrir, apportent une sécurité affective dont ont souvent besoin ces jeunes. Et pourtant, leur temps de travail paraît bien difficile à décomposer. Un régime d'équivalence prévoit une rémunération non pas en fonction du nombre d'heures effectuées mais sur la base d'un forfait aux allures mystérieuses. Les partisans du «temps actif mobilisable» sauront probablement nous éclairer à ce sujet... De même à propos du temps de travail en chambre de veille, objet d'interprétations multiples et contradictoires : suite à la décision de la Cour européenne de Justice du 1er décembre 2005, le Conseil d'Etat a invalidé partiellement le décret du 31 décembre 2001 relatif au régime d'équivalence en chambre de veille avant la parution d'un nouveau décret le 29 janvier 2007 qui distingue rémunération et calcul des heures (7).

Dans un monde où l'accent est mis sur le présent, l'immédiateté, voire l'urgence, l'action éducative est sommée d'abandonner le long terme et de faire preuve d'«efficacité». «Chronos» s'impose au professionnel du travail sur autrui, déclinaison d'un temps linéaire et chronologique, au détriment de «Kairos», qui renvoie à l'idée de temps propice et de moment opportun. Il s'agit de penser l'action éducative selon une perspective programmée, éloignée d'une vision artisanale qui accordait quelques qualités au temps « perdu », facteur de créativité, et une place singulière à la notion de don. «Pour qu'il y ait don, il faut que le donataire ne rende pas, n'amortisse pas, ne rembourse pas, ne s'acquitte pas, n'entre pas dans le contrat, n'ait jamais contracté de dette», nous enseigne le philosophe Jacques Derrida (8), convaincu que donner une intentionnalité au temps «engage toujours le processus d'une destruction du don : dans la garde, la restitution, la reproduction, la prévision ou l'appréhension anticipatrice, qui prend ou comprend d'avance».

L'éducation dite «spécialisée» «perd» son temps à en donner : paradoxe qu'elle assume en toute transparence au nom d'une qualité des pratiques, de valeurs philosophiques et de principes souvent éloignés de l'esprit mercantile qui assaille la nouvelle modernité. Puisse cet espace de liberté perdurer au nom du respect des «usagers» ! »

Contact : SAU 92 - 45, rue Labouret - 92700 Colombes - Tél. 01 47 81 94 83 - E-mail : dbertrand.sau92@avvej.asso.fr.

Notes

(1) « L'évaluation, seul mode de régulation soutenable dans le secteur social et médico-social » in Les défis de l'évaluation en action sociale et médico-sociale - Ed. Dunod, 2007.

(2) « De l'émergence du concept à la mise en oeuvre effective » in Les défis de l'évaluation en action sociale et médico-sociale - Ed. Dunod, 2007.

(3) Ed. L'Harmattan, 2007.

(4) Patrick Rousseau, « Regard sur les pratiques lors de l'engagement de la mesure d'AEMO » in L'AEMO en recherche - Editions Matrice, 2001.

(5) François Dubet, Le déclin de l'institution - Ed. Seuil, 2002.

(6) Voir Le travail d'équipe en institution. Clinique de l'institution médico-sociale et psychanalytique - Ed. Dunod, 1999 et Les corridors du quotidien. La relation d'accompagnement dans les établissements spécialisés pour enfants - Presse Universitaire de Lyon, 1993.

(7) Voir en dernier lieu ASH n° 2492 du 2-02-07, p. 7.

(8) Donner le temps - Editions Galilée, 1991.

TRIBUNE LIBRE

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