« L'émergence simultanée, le 5 mars 2007, de deux lois relatives à la protection de l'enfance d'une part et à la prévention et au traitement de la délinquance d'autre part donnerait à penser que l'enfance, ça se protège, et que la délinquance, ça se traite, que le fait d'avoir commis un acte de délinquance exclut du statut d'enfant ou d'adolescent et attribue celui de délinquant, qui relèverait d'une réponse institutionnelle différente. De nombreux travailleurs sociaux, responsables institutionnels, magistrats, se sont insurgés à juste titre contre cette vision quelque peu manichéenne. Mais les professionnels qui aujourd'hui poussent des cris d'orfraie en faisant valoir qu'un délinquant est un jeune en difficulté comme un autre ne sont-ils pas les mêmes qui ont induit cette différence de traitement par leurs pratiques quotidiennes de ces dernières années ? Je prendrai trois exemples.
Premier d'entre eux : les centres éducatifs renforcés (CER). Ces établissements sont encore trop souvent considérés comme des dispositifs essentiellement portés sur la contention. Leur compétence éducative et psychologique est niée ou bien ils sont soupçonnés d'être des terrains d'application de théories comportementalistes qui, en France, ont du mal à coexister avec la démarche psychanalytique très répandue. Il n'est alors pas question qu'un éducateur spécialisé digne de ce nom aille s'y fourvoyer...
Il est vrai que ce travail est très exigeant : il confronte régulièrement à des adolescents qui revendiquent, qui s'opposent, qui agressent, qui nous mettent en danger quelquefois, qui nous poussent dans nos retranchements, aux limites de notre engagement professionnel, de notre tolérance, de notre intelligence, de notre résistance psychique ; des adolescents qui viennent interroger le sens intime de notre motivation et nous obligent à admettre qu'ils ne sont jamais complètement adaptés ni à nos projets d'établissement ni aux théories apprises sur les bancs des instituts du travail social.
Certains CER ont pu prêter le flanc aux critiques, surtout au début, en considérant les activités uniquement comme une fin en soi ou en plaçant les jeunes dans des situations extrêmes proches de la maltraitance. Mais dans le plus grand nombre de CER, la démarche éducative et la compétence psychologique sont clairement mises en oeuvre, l'accompagnement à l'insertion et la construction de l'«après» sont l'objectif essentiel du dispositif. Ces établissements arrivent à des résultats probants : ils arrêtent l'escalade du passage à l'acte, de la fuite en avant, ils favorisent un minimum d'introspection personnelle et l'acceptation d'un accompagnement éducatif ou d'une forme de soutien quelconque. Ce n'est déjà pas si mal en cinq mois à condition que les autres établissements spécialisés autorisent ce jeune à aller mieux après cette courte parenthèse.
En effet, tout jeune passé par un CER, un service d'accueil d'urgence ou un lieu de vie réputé recevoir des jeunes très difficiles aura beaucoup de mal à rejoindre le dispositif classique de prise en charge car les directeurs d'établissement craindront qu'il ne vienne perturber la vie et la pédagogie de leurs structures. Dans l'examen de son dossier d'admission, c'est d'abord le parcours institutionnel du jeune qui parlera pour lui, plus que ses progrès et ses difficultés résiduelles. Ainsi, faute de relais, le soufflé retombera bien vite et l'on aura alors beau jeu de dire que le CER n'a d'effet que le temps du séjour...
Deuxième exemple, l'accueil d'urgence. Dans le Rhône où je travaille, nous avons un dispositif d'accueil divisé en trois sortes d'établissements. Le premier cercle regroupe les établissements spécialisés dans cette mission d'urgence : foyer de l'enfance, centres de placement immédiat, etc. Le deuxième cercle est composé de quelques établissements classiques qui acceptent d'accueillir un ou deux jeunes en urgence, et le troisième est fait de tous les autres établissements similaires qui estiment, eux, ne pas pouvoir le faire. Selon le discours officiel, les établissements du deuxième cercle ont plus de moyens en personnel que ceux du troisième pour s'adapter à l'accueil d'urgence - ce qui n'est pas prouvé - et l'arrivée d'un jeune accueilli en urgence est plus déstabilisante pour les jeunes déjà présents dans ces derniers que dans ceux du deuxième cercle. A part quelques exceptions, je m'inscris en faux quant à cette rationalisation. La capacité à accueillir un jeune dans un établissement classique dans le cadre de l'urgence relève surtout de la volonté de la direction et, éventuellement, des équipes à prendre le risque d'accueillir un adolescent qu'elles ne connaissent pas et que la seule procédure d'urgence stigmatise encore une fois. Certes, une partie de ces jeunes sont les auteurs de passages à l'acte nécessitant leur élargissement rapide d'une institution. Mais pour d'autres jeunes, les plus nombreux, l'urgence de la réponse à donner, de la place à trouver, est sans rapport avec l'importance des difficultés qu'ils présentent. Il s'agit d'abord de les protéger, de les mettre à distance des protagonistes du conflit, de leur apporter dans une situation de crise qu'ils viennent de vivre, et/ou de faire vivre à leur entourage, une écoute, une sécurité physique, un retour au calme et à la réflexion.
En prétendant que seuls certains établissements peuvent accueillir un adolescent dans une procédure d'urgence, notre dispositif participe à la stigmatisation des jeunes autant que ceux-ci peuvent le faire par leur propre comportement. Il se répand ainsi l'idée qu'il y a des établissements pour des jeunes très difficiles qu'il faut «traiter» et des établissements pour des jeunes moins difficiles qu'il faut «protéger»... des premiers, avec souvent l'argument imparable qu'ils sont plus jeunes. Ces enfants plus jeunes, au seuil de l'adolescence, tant qu'ils ne sont pas rentrés dans cette période tumultueuse, sont bien considérés par rapport à leurs vraies problématiques. Mais dès qu'ils commencent à bouger, à insulter, à contester, à agresser, ils deviennent vite insupportables pour l'équipe et sont vite considérés comme relevant plus du «traitement» que de la «protection». Pour forcer le trait, nous en sommes aujourd'hui à protéger l'enfance et à traiter la délinquance. Mais soyons attentifs à ce que demain, nous n'arrivions pas à traiter aussi l'adolescence en tant que telle, même si elle n'est pas délinquante. Je me pose souvent la question de savoir si, aujourd'hui, on a le droit d'être adolescent, c'est-à-dire de manifester à son entourage, ses angoisses, ses interrogations, ses contestations, souvent maladroitement, en tentant de garder le front haut devant tous ces adultes établis et sûrs d'eux. Trop de conduites à risque ou anticonformistes qui sont le tableau classique de la période adolescente sont considérées par les professionnels comme des troubles de la personnalité.
Dernier exemple, la formation. La boucle est bouclée quand on constate qu'à côté des cursus traditionnels de formation des éducateurs spécialisés, fleurissent des formations parallèles qui s'adressent spécifiquement aux travailleurs sociaux intervenant auprès d'adolescents «très» difficiles. C'est le cas pour les CER pour lesquels s'est développée une formation de professionnalisation - non qualifiante ! - prétendument adaptée au contexte particulier de cette intervention et à la population accueillie. C'est le cas aussi dans le Rhône où un centre de formation a passé convention avec l'Observatoire départemental de la protection de l'enfance et de l'adolescence pour créer une formation en direction des «adolescents en grande difficulté».
Ainsi, les gradations dans les symptômes, les problématiques inhérentes à l'adolescence feraient référence à des savoirs et des savoir-faire différents ou supplémentaires pour lesquels la formation standard d'éducateur spécialisé serait sinon inadaptée, du moins insuffisante sans que cela soit pour autant de sa responsabilité d'intégrer ces nouveaux savoirs. Depuis plusieurs années, la pensée unique, politiquement correcte, entretenue par le corpus de travailleurs sociaux et les responsables de la protection administrative et judiciaire de la jeunesse laisse croire qu'une très grande majorité de jeunes en difficulté est correctement prise en charge par des établissements classiques avec des éducateurs spécialisés classiques et qu'une autre frange de population, minoritaire celle-là, relèverait d'autres dispositifs et d'autres compétences. Notre mépris pour ces structures prétendument plus adaptées, avec des personnels qui ne sont pas éducateurs spécialisés, nous dispense de nous interroger sur notre impuissance à prendre en charge des adolescents qui le seront mieux et plus longtemps par des citoyens qui n'ont pour seul bagage que leur bonne volonté, leur intelligence, leur bienveillance et des principes éducatifs bien ancrés qu'ils auront appris à l'école de leur propre vie.
Aujourd'hui, trop d'adolescents en vraie difficulté sont exclus deux fois : la première par le dispositif de droit commun, la seconde par le dispositif spécialisé fait pour eux, qui crée à son tour des chemins parallèles, des sous-catégories et des cloisonnements. En ce sens les deux lois sur la protection de l'enfance et le traitement de la délinquance sont autant un aboutissement de nos pratiques qu'une idée spontanément germée dans des esprits simplistes et manichéens.
Nous ne pouvons plus nous contenter aujourd'hui de statu quo visant à la perduration de nos institutions dont la conception date d'au moins trente ans. Je sais pour le vivre tous les jours dans ma fonction de direction que la motivation et la compétence des travailleurs sociaux de la nouvelle génération sont intactes et que ceux-ci sont prêts pour ces évolutions parfois radicales à condition qu'elles soient accompagnées par des responsables soucieux non seulement de la gestion financière de leur établissement et de sa pérennité, mais aussi de la mise en oeuvre d'un dispositif cohérent de prise en charge autorisant la prise de risque avec des moyens d'action et d'expérimentation et tous les soutiens nécessaires aux équipes que sont la formation permanente, l'analyse de la pratique, la gestion du stress, la prise en compte des traumatismes professionnels, etc. Bref, imaginons une forme de gouvernance adaptée à notre secteur, à la fois exigeante dans la mise en oeuvre des moyens et attentive à son personnel dans toutes les blessures, impuissances, incompréhensions, ignorances que met à jour l'accompagnement de ces adolescents qui méritent mieux que les peurs qu'ils provoquent aujourd'hui autant chez les professionnels de l'action sociale que chez le citoyen lambda. »
(1) Parmi lesquels deux services d'accueil rapide de jeunes multiplacés, en rupture de prise en charge institutionnelle, et un centre éducatif renforcé.