« En prenant comme support nos expériences, des témoignages, des discussions et des lectures nous souhaitons susciter chez les travailleurs sociaux une réflexion sur la crise forte que notre activité professionnelle traverse et chercher lucidement nos responsabilités pour mieux rebondir et sortir de la culture de la plainte.
Nous ne remettons pas en cause les constats portant sur la difficulté accrue d'exercer nos missions : nous sommes confrontées quotidiennement à la crise de confiance du politique et des institutionnels à notre égard, qui contestent notre légitimité. Nos propres employeurs se montrent circonspects, voire suspicieux, à l'égard de nos capacités à sortir de la précarité les personnes que nous rencontrons et attendent parfois de nous une fonction ou des actes professionnels totalement en contradiction avec les valeurs acquises au cours de notre cursus de formation (contrôle social, culture du résultat au détriment des moyens, logique de «guichet» au détriment de la relation, incontournable dans l'accompagnement social, alors que l'on ne cesse de nous reprocher de rester dans une logique d'assistance).
Cependant, ne risquons-nous pas davantage l'épuisement professionnel et la perte de sens si nous nous contentons de dénoncer entre nous la maltraitance dont nous sommes l'objet, sans réfléchir aux attitudes, comportements, postures que nous adoptons (ou pas) ?
Une croyance est répandue chez les travailleurs sociaux : celle de constituer un «corps» professionnel cohérent, solidaire et fédéré par un socle de valeurs communes, notamment en termes de respect de l'autre, d'éthique (confondue souvent avec l'exercice du secret professionnel qui n'en est qu'une composante), valeurs dont nous serions les principaux représentants et garants. Or les travailleurs sociaux sont loin de se positionner de façon cohérente. Sans même parler d'uniformisation des pratiques, les divergences portent sur le sens même donné à la profession, ce qui sert les institutionnels qui peuvent aisément jouer de nos divisions et de la confusion de notre discours.
En outre, le fait que nous mettions fréquemment en avant notre code de déontologie ou nos «valeurs» pour contourner une commande politique ou institutionnelle jugée inadéquate, sans pour autant expliquer davantage notre pratique, argumenter nos choix professionnels et pouvoir tenir nos engagements sur le terrain nous discrédite : il peut nous faire apparaître (à tort ?) comme des personnes versatiles, arrogantes ou immatures et jeter parfois la suspicion sur nos compétences.
Nous avons aussi souvent tendance à défendre davantage nos intérêts personnels que ceux des usagers ou de la profession en oubliant notre rôle fondamental auprès des personnes «silencieuses».
Il nous paraît urgent d'adopter un comportement et des stratégies de communication suffisamment communs et adaptés en tenant compte davantage de nos interlocuteurs : quelles sont leurs logiques, leurs préoccupations, leur idéologie ? Plutôt que de nous arc-bouter sur des positions de plainte, adaptons notre discours avec des arguments auxquels ils seront sensibles.
On parle beaucoup aujourd'hui du travail social d'intérêt collectif pour redonner un sens au travail social et éviter l'épuisement professionnel. La réforme du DEASS a d'ailleurs valorisé ce mode d'intervention. Cependant cette approche est loin de se mettre en oeuvre spontanément et facilement dans les équipes compte tenu de multiples difficultés : le manque de formation des cadres à cette méthode d'intervention ; les réticences à reconnaître des compétences à l'usager et à le placer au même niveau (travailler «avec» et non «pour»). Aussi, des travailleurs sociaux se réfugient derrière la charge de travail pour ne pas prendre le temps de réfléchir à travailler autrement.
L'approche de l'intervention sociale d'intérêt collectif (ISIC) nous paraît plus répandue dans le milieu associatif traditionnellement issu de la filière de l'animation socio-culturelle. Dans la fonction publique, où est développé le management pyramidal et à étages (travailleurs sociaux de plus en plus loin de l'instance décisionnelle), des initiatives de ce type peuvent être incomprises, freinées par la lenteur administrative mais également par la crainte, la méfiance à l'égard du projet et des personnes qui le portent. Redonner une place de citoyens aux usagers et collaborer avec les élus est encore considéré aujourd'hui sur certains territoires comme un acte trop militant, voire révolutionnaire, et ne peut se faire sans la surveillance permanente de cadres. Dans ces lieux, les professionnels «innovants» (en trop petit nombre pour le moment) peuvent être perçus dans les équipes comme une menace car leurs projets mettent en lumière la lourdeur et la rigidité du système dans lequel ils évoluent.
La résistance aux idées nouvelles, la frilosité dans l'engagement professionnel, la culture de la commande descendante alors que, dans le travail collectif, les demandes viennent «du bas», sont autant de freins qui rendent la promotion de l'approche ISIC difficile et coûteuse en énergie pour ceux qui souhaitent la mettre en oeuvre, alors qu'elle nécessite confiance et transparence de la part de la hiérarchie, entre collègues mais aussi entre travailleurs sociaux et usagers.
Face à ces constats, on peut s'inquiéter de l'intégration de nos futurs collègues diplômés après la réforme et de leur déconvenue face à la difficulté d'exercer leurs compétences en travail collectif. Ont-ils idée des montagnes à déplacer et des combats épuisants à mener pour travailler autrement ?
Par ailleurs, avec les lois sur la prévention de la délinquance et la protection de l'enfance, le passage d'un travail social dit «de polyvalence» à un service social de catégorie, l'informatisation, le développement des statistiques en travail social, nous nous demandons si on peut encore parler de secret professionnel des assistants sociaux.
On aurait pu attendre de la loi sur la prévention de la délinquance qu'elle nous pousse à réfléchir un peu plus sur la notion de secret professionnel avant de partager une information. Dans les faits, les assistants sociaux ne se posent pas assez de questions et partagent des informations à caractère secret entre intervenants comme le prévoit la loi.
Malgré ce texte, le secret professionnel reste la base de la relation d'aide et du respect de la personne et demande une vigilance de tous les instants. Pourtant, il devient aléatoire, fonction des pratiques et des personnes et se voit même «ringardisé» en dehors du champ médico-social.
Les réorganisations dans les services visent à spécialiser de plus en plus le travail social et multiplier les intervenants sociaux sur un même territoire et pour les mêmes familles. Ce type d'organisation devrait demander une «hyper-vigilance»par rapport au secret partagé. La déontologie impose d'informer la famille de notre intention d'échanger des informations sur sa situation. Appliquons-nous vraiment cette règle ? Pourquoi sommes-nous si peu vigilants ? Les travailleurs sociaux sont-ils réellement convaincus que les usagers sont leurs égaux, avec un droit fondamental au respect de leur dignité, et non des êtres à part dits «connus du service social» ?
De plus, il y a en chacun de nous, y compris chez les travailleurs sociaux, un côté voyeur. Si personne ne nous remet «au pied de la loi», n'avons-nous pas une tendance naturelle à vouloir voir, à parler des situations pour savoir ? La loi autorise le secret partagé entre travailleurs sociaux concernés mais en vue d'évaluer la situation. Pourtant, les échanges se passent souvent entre deux portes, sans permettre la réflexion et l'analyse de la situation. Pour combien de situations nous posons-nous autour d'une table entre travailleurs sociaux (avec les usagers c'est encore un autre combat !) ?
La crise de confiance et de reconnaissance que doivent affronter les assistants sociaux ne fait qu'aggraver le phénomène. En effet, nous avons la réputation de ne pas être des partenaires «faciles», opposant souvent le secret professionnel. Finalement, les partenaires et les institutions se sont organisés sans nous (embauche de prestataires non travailleurs sociaux). Aussi le travail des assistants sociaux est suspecté, les institutions doutent de plus en plus de notre efficacité du fait de la difficulté de quantifier le travail et de notre réticence à en parler. Le fait de raconter le plus d'éléments sur un maximum de situations peut être un moyen de prouver son travail, de gagner la confiance et une certaine reconnaissance de la hiérarchie. Du coup, il peut s'installer un jeu de surenchère entre collègues car le plus discret est celui qui est suspecté d'en faire le moins qualitativement et quantitativement. L'idée qu'il existe une proportionnalité entre la qualité de la relation établie et la densité des éléments recueillis se propage. Il peut s'instaurer alors une compétition plus ou moins inconsciente entre les collègues intervenant dans la famille. Les assistants sociaux sont pris entre le secret professionnel et l'exigence de rentabilité et d'efficacité : lorsqu'il y a des enjeux personnels (asseoir sa légitimité, prouver sa compétence, plaire aux chefs), les choix sont souvent vite faits, c'est plutôt humain...
Nous croyons encore en l'impact du travail social sur la société : nous avons une responsabilité collective à éviter son déclin. Il est urgent que l'on nous (re)prenne au sérieux mais il faut avoir le courage de nous saisir de notre rôle d'expertise, inscrit dans nos référentiels métiers, prendre la parole, y compris dans les médias, organiser les instances de réflexion et ne pas attendre qu'on nous sollicite, lire, s'informer, se fédérer pour gagner en compétences, en pertinence, en confiance et donc en légitimité.
Il est de notre responsabilité individuelle d'affronter notre sentiment de malaise, d'en décoder les origines et les répercussions, étape nécessaire avant de se fédérer autour d'instances collectives existantes ou à créer. »