Lorsqu'un éducateur a demandé à cette adolescente présentant des troubles anorexiques sur le point de quitter l'Unité éducative et thérapeutique (UET) (1), ce que celle-ci lui avait ap-porté, la jeune fille n'a pas hésité : « Six kilos ! » Une façon de dire qu'elle avait simplement retrouvé... le goût de vivre. Créé en 2004, le dispositif de l'Association départementale des pupilles de l'enseignement public (ADPEP) 21 a été conçu pour accueillir en internat six jeunes de 13 à 20 ans relevant de la protection de l'enfance de la Côte-d'Or (2) et dont les problématiques, au croisement de l'éducatif et du psychiatrique, restent sans solution. « Le tryptique de départ, c'est l'adolescence, la pathologie et une histoire de vie difficile », explique Alain Caron, directeur de l'unité, laquelle a vocation à apaiser le jeune mais aussi à le redynamiser en l'aidant à envisager un après.
Pour ce faire, la structure parie sur la pluridisciplinarité de son équipe, composée de huit éducateurs et de soignants (infirmière, psychiatre, psychologues) et sur leur articulation. Ses membres participent d'ailleurs, aux côtés de représentants de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) et de l'aide sociale à l'enfance (ASE), à la commission d'admission qui étudie les dossiers des « candidats » tant sous l'angle médical et scolaire que sous celui de l'histoire de vie.
Dès son arrivée à l'UET, jolie bâtisse que remplit de vie une maîtresse de maison, le jeune se voit désigné un référent, qui servira de pivot à l'intervention. Un mois plus tard, il en choisira lui-même un second. L'approche éducative se fonde ici sur « un travail relationnel de proximité dans tous les actes quotidiens et sur la mise en place d'actions pensées et articulées autour de la problématique de chaque jeune », résume Alain Caron. « On travaille beaucoup sur l'anodin, complète Marjorie Parfait, éducatrice spécialisée. Les choses se jouent parfois sur des petits riens, des expériences communes toutes simples. Il s'agit d'abord de créer du lien. »
Les jeunes disposent ainsi chacun d'un planning qui structure leur semaine, et diverses activités leur sont proposées sur place ou à l'extérieur en vue de développer leur socialisation. La maîtresse de maison, maternante, apporte sa pierre à l'édifice. « Je donne des cours de cuisine, je leur apprends à faire les courses. Ils me confient alors souvent des petits secrets, me parlent de leur vie », témoigne Sandrine Marcer. Des ateliers dits thérapeutiques sont également organisés par les éducateurs et les psychologues. Enfin, divers transferts ont lieu permettant de multiplier les temps partagés et de rester dans un « faire avec » cher à l'institution.
Le travail sur la singularité, qu'autorise le faible effectif, est un axe fort. Tout est mis à profit. Les trajets, par exemple, sont effectués seul avec l'adolescent de manière à profiter de ce moment souvent riche en échanges. « Ici, on accorde du temps à chacun. Du coup, on établit des rapports différents et on recueille une parole plus vraie », estime David Claude, éducateur en fin de formation. « On connaît bien l'histoire des jeunes, leurs capacités, et on peut vraiment s'inscrire dans une réflexion individualisée et une démarche de projet personnel. C'est essentiel car ils ne rentrent pas dans les cases habituelles », confirme Marjorie Parfait. L'institution elle-même est en mesure de s'adapter. C'est ainsi que des accueils séquentiels peuvent être mis en place. Autre principe-phare : l'étayage sur le groupe de pairs. « Chacun est dans une dynamique différente, mais le groupe doit permettre d'apprendre le «vivre ensemble». Cela se joue au travers de services que l'on peut rendre, du respect de l'autre, de sa parole... », souligne le directeur. Un groupe de parole se tient ainsi deux fois par semaine : « Les adultes ne sont là que pour veiller à ce que tout se passe bien. C'est un espace d'expression et non un endroit pour rappeler les règles », précise-t-il. La question du désir du jeune est également centrale. « Nous sommes prêts à accueillir son angoisse, mais il faut qu'il participe, qu'il parle aux thérapeutes... Tout cela n'a de sens que s'il fait avec nous. Nous n'avons pas la prétention d'être dans une psychothérapie permanente, mais ici, nous sommes dans l'histoire, pas dans l'événement. »
Pour faire émerger la demande des jeunes et favoriser la tenue d'entretiens cliniques, le psychologue William Skowron partage avec eux des moments de vie spécifiques : « Je tente d'instaurer la confiance. Lorsque, par exemple, je prépare un repas avec un jeune, cela peut débloquer la parole. Peut-être viendra-t-il ensuite en entretien. Pour ces jeunes, le bureau n'est pas forcément d'emblée le cadre le plus adapté à la verbalisation, à l'élaboration de la pensée. » Les adolescents rencontrent aussi le psychiatre-psychanalyste présent une matinée par semaine. « Je prescris des neuroleptiques et discute avec mes patients de leurs traitements. Ces jeunes sont pour la plupart psychotiques, ils ont des troubles graves se caractérisant par des passages à l'acte violents et, parfois, par des pathologies psychiatriques : hallucinations, états délirants, sentiment de persécution..., des choses rarement vues en centre éducatif », résume le docteur Rebibou, qui situe cependant davantage son intervention sur l'autre versant de sa formation. C'est ainsi qu'il s'entretient avec les jeunes, comme avec les éducateurs, pour décrypter un propos étonnant, un comportement, un détail de la relation aux parents... Son rôle est enfin d'assurer la jonction avec les services de psychiatrie, lorsqu'une hospitalisation ne peut être évitée. Ce qui ne va pas toujours de soi, le travail partenarial en ce domaine devant être amélioré.
Les passages à l'acte sont ainsi fréquents. « Ces jeunes manquent de confiance dans l'adulte et d'estime de soi. Ils expriment leur angoisse par des passages à l'acte de toute nature, ce qui crée un climat de violence, de tensions, quasi quotidien. Ça peut partir d'un coup », assure Alain Caron. Face aux attaques répétées des jeunes pour tester la stabilité du cadre comme du lien avec les adultes, l'équipe doit rester debout. « Plus on sera solide, moins l'adolescent sera angoissé. Le cadre a toujours lâché autour d'eux, puisque leur parcours est fait de ruptures, voire a fini par une hospitalisation », analyse-t-il. A cette fin, l'UET fait intervenir trois valeurs : la bienveillance, le prendre soin et la non-exclusion.
En cas de passage à l'acte, le jeune est incité à en rechercher le sens. C'est d'ailleurs un engagement mutuel, entre lui et l'établissement, formulé dans le contrat de séjour. « Le jeune vient me rencontrer afin que nous puissions donner du sens à son acte et trouver des stratégies pour déjouer sa répétition », détaille William Skowron. La question est reprise en équipe pour croiser les regards. La réponse éducative prend la forme d'une sanction-réparation. « Nous ne sommes pas dans la sanction excluante mais, à l'inverse, dans la revalorisation », affirme Marjorie Parfait. Au coeur de ce choix, la volonté de ne pas laisser le jeune avec une image négative, lui donner l'occasion de démontrer que, s'il a nui au groupe, il peut aussi lui faire du bien, en embellissant le jardin, en cuisinant un plat... Dans le même esprit, l'UET a élaboré un protocole sur les fugues. « Quand le jeune revient, on ne le réprimande pas, on ne le questionne pas, on prend soin de lui : douche, repas... Il dira bien assez tôt ce qui s'est passé. Pour lui, l'épisode a été douloureux, une leçon de morale ne sert à rien. Ici, on n'agit pas en miroir », s'enflamme Alain Caron, qui défend, plus largement, une « pédagogie de la réussite ». C'est ainsi notamment qu'est mené un travail sur le don : les jeunes peuvent inviter leurs parents dans un studio à part et préparer un goûter, ils fabriquent des objets en bois pour faire des cadeaux... Le travail avec les familles est d'ailleurs recherché même s'il se révèle compliqué, celles-ci étant souvent absentes, très démunies, voire maltraitantes.
Exercer à l'UET nécessite une grande disponibilité et une forte implication. En échange, les éducateurs bénéficient d'une large liberté d'action. « Nous sommes dans une organisation «apprenante». Le fonctionnement doit être assez clair pour rassurer les salariés, mais aussi libre pour permettre une expression personnelle. L'essentiel, c'est de discuter du sens. Dès lors que l'éthique est bien en place et que notre action ne met pas le jeune en danger, tout est possible », assure Alain Caron. Autre originalité du lieu, qui complexifie la tâche des éducateurs : « leur double casquette », selon l'expression du docteur Rebibou. En effet, rappelle-t-il, dans cette structure qui est aussi un lieu de soin, « ils ne peuvent attribuer un comportement particulier à une carence éducative. Il ne suffit pas de rappeler les règles de vie. Ils doivent réfléchir sur la clinique en question. » Et apprendre à encaisser. Ce qui, au départ, est déstabilisant. « Il y a des passages à l'acte pénibles et le risque est de répondre par l'exclusion. Au début, j'ai galéré, reconnaît Marjorie Parfait. Ces jeunes nous mettent en échec et si on n'arrive pas à le gérer, à donner du sens, on ne peut plus les supporter. Il m'a fallu quelques mois pour dépasser cela. Ça exige beaucoup de disponibilité concrète et d'esprit. » C'est en effet là la difficulté majeure de l'équipe, comme d'ailleurs sa plus grosse qualité, que de « réussir à amortir autant », estime William Skowron, pour qui « le plus dur est de ne pas être en miroir, ce qui suppose tolérance et souplesse ». Pour étayer l'équipe et donner de la cohésion à l'action, fréquents sont les temps de régulation et de concertation : réunions hebdomadaires de tout le personnel, bilans des projets personnalisés, analyse de la pratique...
C'est enfin l'humilité que les éducateurs apprennent à l'UET. « Quand des jeunes de plus de 16 ans arrivent sans projet, dans une situation de crise, le temps de se connaître, d'apaiser les choses, de lancer un projet..., on sait qu'on ne fera pas de miracle. On arrive en fait assez tard dans leur parcours. Et certains manques affectifs ne peuvent être réglés à 18 ou 21 ans », résume Marjorie Parfait. Pour observer l'évolution des situations, l'équipe a élaboré des outils. « On peut évaluer les symptômes, regarder si la fréquence des passages à l'acte, des idées délirantes, s'est réduite, si le lien familial a été modifié, si on peut diminuer les traitements souvent lourds à l'arrivée. Nous intégrons aussi des éléments d'ordre éducatif, la capacité à respecter certaines contraintes... », détaille le docteur Rebibou. Et des avancées sont remarquées. « On constate des évolutions dans le comportement, dans la relation à l'autre. On a un jeune, par exemple, qui retourne à l'école, les équipes psychiatriques qui le connaissent n'en reviennent pas », se réjouit Marjorie Parfait. « Un de nos jeunes est désormais en contrat d'apprentissage. Pourtant, à son arrivée, il se jetait contre les murs ! », se souvient William Skowron. L'impact du travail effectué ne fait, selon Alain Caron, aucun doute. « Les 12 ou 14 mois en moyenne où les jeunes sont restés sont des mois où il s'est passé quelque chose. Durant ce temps, ils se sont apaisés, ils ont restauré une part de confiance en l'adulte. Souvent aussi, ils ont vu qu'ils pouvaient vivre autrement, être autre chose que des jeunes en grande difficulté. »
Sortir du dispositif reste cependant ardu. « C'est là tout le paradoxe. Les structures qui nous envoient ces jeunes font appel à nous pour soulager leurs équipes en les prenant en charge mais, au moment où ils peuvent sortir, elles sont réticentes à les reprendre. C'est comme si rien ne se faisait entre les deux ! », s'étonne William Skowron. « Il faut que les dispositifs jouent ensuite la confiance », martèle Alain Caron. L'UET multiplie pourtant les démarches pour faciliter l'après : réinscription dans des réseaux extérieurs, travail en amont sur la séparation, information et sensibilisation des partenaires, soutien aux établissements accueillants... Le lien, si difficilement construit, n'est en outre pas rompu à la sortie et un contrat d'accompagnement est proposé aux jeunes et à leur famille. Ceux-ci n'hésitent d'ailleurs pas à solliciter l'équipe. Et ce, d'autant, précise Alain Caron, « que c'est par la grande porte que l'on sort d'ici ». Valorisation oblige, une fête est organisée en l'honneur du jeune, où son cheminement est retracé, diapos à l'appui.
(1) UET : 6, rue de l'Aule - 21410 Fleurey-sur-Ouche - Tél. 03 80 76 07 60.
(2) Le conseil général attribue non pas un prix de journée mais une dotation globale à l'UET qui peut ainsi recevoir par moments plus de six jeunes, si cela a du sens.