Décoration soignée aux accents africains, photos de famille aimantées sur un frigo... Le studio de Jennifer, 26 ans, ressemble à celui d'une jeune femme de son âge. A ceci près qu'il est installé au sein de l'Institut du Mai, à Chinon (Indre-et-Loire), centre de formation à l'autonomie et à l'insertion sociale pour adultes handicapés moteur (1), et que Jennifer ne se déplace qu'en fauteuil roulant.
Ce centre unique en France, membre de la FEHAP (Fédération des établissements hospitaliers et d'assistance privés à but non lucratif), a ouvert ses portes en juillet 1996, à l'initiative d'une association de parents d'enfants handicapés, d'un médecin et d'une éducatrice technique spécialisée, désormais directrice de l'établissement.
Objectif : permettre aux personnes handicapées de faire un choix différent de la vie en foyer collectif, en suivant une formation adaptée afin de s'installer dans leur propre logement. « Je travaillais dans un établissement spécialisé dans l'accueil des adolescents et des jeunes adultes handicapés et je me suis rendu compte que ces personnes avaient énormément de potentiel, raconte Elisabeth Bourbonnais, directrice de l'Institut du Mai. La particularité, c'est qu'elles ne peuvent pas apprendre comme tout le monde. J'ai donc souhaité mettre en oeuvre une pédagogie adaptée. »
L'établissement, qui accueille chaque année 40 personnes venues de toute la France, propose une formation en trois étapes : apprentissage de l'autonomie dans l'un des 25 studios de l'établissement, période de transition dans l'un des 15 appartements loués par l'institut dans la ville de Chinon, puis installation définitive dans son propre logement. Ce processus dure en moyenne trois ans et au maximum cinq ans.
Depuis l'ouverture du centre, 60 « clients » se sont installés dans leur propre domicile et 22 ont réintégré le domicile familial ou un foyer collectif. L'utili-sation du terme « client » par les responsables n'est pas neutre. « Quand le résident est dépendant, il a tendance à se situer dans une logique d'infériorité vis-à-vis des personnes valides. Or nous ne voulons pas nous placer dans une relation de pouvoir, explique Elisabeth Bourbonnais. Nous proposons une prestation de service qui nous oblige à être efficace. En fait, nous nous situons plus dans une logique d'entreprise que de foyer de vie. »
L'établissement, au statut administratif de foyer d'accueil médicalisé, reçoit des financements du conseil général et de la sécurité sociale. Il s'appuie sur une équipe pluridisciplinaire. Outre les personnels de direction, celle-ci réunit cinq conseillères en économie sociale et familiale (ESF), une accompagnatrice en insertion, trois ergothérapeutes, trois formatrices en gestion du temps libre, ainsi qu'une infirmière et une trentaine d'aides-soignantes qui remplissent, parallèlement aux soins, un rôle pédagogique. D'abord imaginé pour accueillir des infirmes moteurs cérébraux, l'institut s'est ouvert à d'autres maladies (spina-bifida, myopathies...) et accompagne désormais 20 % de personnes ayant un « handicap acquis » après un accident ou une maladie (para et tétraplégie, traumatismes crâniens). Quelle que soit la lourdeur du handicap, c'est la motivation des personnes qui est mise en avant dans le recrutement des « clients ». « Notre philosophie de l'autonomie est très particulière car elle se situe au niveau de l'intellect, commente la directrice. Ainsi, une personne qui n'a que sa voix pour être indépendante pourra réussir beaucoup mieux que d'autres. »
L'institut entend se situer dans une logique radicalement différente de la vie en foyer. « Il ne s'agit pas de faire à la place des résidents, explique Agnès Letrémy, coordinatrice pédagogique, chargée des admissions et d'une partie de la formation. Il faut bien avoir en tête qu'ici les personnes sont de passage et que nous leur apprenons à ne plus avoir besoin de nous. » Signe de ce positionnement original, la présence de sonnettes devant la porte de chaque studio de l'établissement. « On n'entre pas quand on veut chez les personnes, c'est une manière de respecter leur intimité. »
La première étape de la formation permet d'initier les personnes handicapées à l'indépendance. « Quand un nouveau «client» arrive, nous évaluons ses capacités et son potentiel, afin de mettre en place une formation personnalisée », détaille Isabelle Lecomte, conseillère en ESF. Tout commence par la gestion des comptes. « Les personnes qui vivaient en foyer n'ont, pour certaines, jamais eu l'occasion de manipuler un chéquier ou une carte bancaire. » Le « client » est invité à ouvrir un compte dans une banque de Chinon puis à remplir un « cahier de comptes », à la main ou à l'ordinateur. L'exercice se révèle plus délicat « lorsque la personne arrive avec une mesure de protection. Nous ne pouvons pas vraiment parler budget quand nous n'avons qu'une partie des éléments », explique Isabelle Lecomte. Vient ensuite l'appren-tissage de la gestion du dossier administratif. « Les personnes ont beaucoup d'organismes à prévenir lorsqu'elles arrivent à l'institut », note la formatrice. De la caisse d'allocations familiales à l'assurance maladie en passant par le conseil général, la mutuelle, l'assurance du fauteuil ou divers abonnements, les résidents doivent se familiariser avec de nombreux interlocuteurs. La gestion du courrier fait également partie de la formation. « D'ailleurs, chacun a sa boîte aux lettres personnelle. » Une accompagnatrice en insertion spécialement dédiée à l'alimentation forme les résidents - qui disposent tous de leur propre cuisine - à concocter des menus équilibrés.
Ceux-ci sont également suivis par des ergothérapeutes, qui gèrent l'équipement de leur appartement (barres, sièges de douche, télécommandes pour les portes, etc.). « Toutes ces petites aides techniques permettent de les rendre le plus indépendant possible », explique Pascale Hanquiez. Les déplacements et le repérage dans le temps constituent un autre grand volet de cet accompagnement. « Certaines personnes n'ont jamais circulé seules et rencontrent de gros problèmes d'orientation dans l'espace », poursuit l'ergothérapeute, qui leur apprend à se repérer dans différents lieux de Chinon (café, épicerie, poste, cinéma, office de tourisme, gare...). « Quand le résident connaît bien son trajet, nous lui donnons une autorisation de sortie, signée par le formateur et la direction. Avec ce papier, il peut sortir seul quand il le souhaite. » Pour la gestion du temps, l'ergothérapeute comme l'ensemble des formateurs utilisent un outil spécifique : l'agenda. L'emploi du temps des personnes n'est jamais défini à l'avance et c'est à elles de le confectionner selon leurs besoins. « Nous ne travaillons que sur rendez-vous, explique Pascale Hanquiez. Pour celles qui n'ont pas accès à la lecture ou à l'écriture, nous utilisons des codes couleurs et celles qui ont le plus de problèmes sont équipées de montres parlantes. »
A cet apprentissage des gestes élémentaires de la vie quotidienne s'ajoute une formation aux loisirs. Pour ce faire, trois postes de formatrices en gestion du temps libre ont été imaginés. « C'est un emploi propre à l'établissement qui ne nécessite pas de formation spécifique en travail social », explique Elisabeth Pillier, l'une des formatrices, qui dit avoir « appris sur le terrain ». Son rôle : aider la personne handicapée à rompre son isolement. Il s'agit de l'inciter à organiser des sorties, à participer à des activités sportives, culturelles ou à s'engager dans du bénévolat. « Nous étudions leur personnalité et nous leur suggérons des activités qui peuvent leur correspondre », précise-t-elle. Apprendre à « être bien chez soi » fait aussi partie de la formation. « Nous allons leur conseiller de décorer l'appartement selon leurs envies, d'inviter leurs voisins, de s'occuper en écoutant de la musique ou en surfant sur Internet... » Des habitudes d'autant plus importantes à prendre qu'il n'est pas toujours facile de se retrouver seul en appartement, après avoir connu la vie en collectivité. « Je me souviens d'une personne qui se débrouillait très bien à l'institut, mais qui s'est laissée submerger lorsqu'elle s'est retrouvée dans son appartement car elle ne supportait pas la solitude », raconte Isabelle Lecomte.
La seconde étape de la formation vise précisément à préparer cette nouvelle vie en douceur. Pendant cette période, les « clients » sont installés provisoirement dans l'un des 15 studios loués par l'institut dans la ville de Chinon. « Ils ne paient pas encore directement leurs factures mais nous y travaillons, explique Isabelle Lecomte. Ils apprennent également à ouvrir un compteur d'eau, d'électricité, à installer le téléphone, à savoir qui contacter en cas de panne... » C'est aussi le moment de rechercher un logement définitif et d'établir un budget prévisionnel. « Très peu de personnes restent à Chinon, précise Agnès Letrémy. Elles vont plutôt s'installer dans une ville où elles ont déjà vécu, où réside leur famille, ou par choix personnel. »
C'est à ce moment-là que les difficultés commencent. L'appartement comme le quartier doivent être accessibles et le réseau d'auxiliaires de vie suffisamment dense. « La recherche d'appartement est assez compliquée, reconnaît Pascale Hanquiez. Mais nous travaillons de plus en plus avec des bailleurs qui savent ce que nous voulons. » L'institut organise plusieurs allers-retours dans le futur lieu de vie de la personne pour lui permettre de prendre ses repères et pour vérifier qu'un relais médical et social est bien présent.
La troisième étape correspond au déménagement. Un temps fort pour l'équipe, qui vient signer « l'aboutissement de plusieurs années de formation ». Une ergothérapeute, un technicien et une aide soignante se déplacent avec la personne handicapée pour l'installer dans son nouveau domicile. « Nous faisons cela sur deux jours pour nous assurer que tout est au point, qu'elle peut ouvrir la porte ou utiliser le téléphone en cas de problème, explique Pascale Hanquiez. Le soir où nous laissons les personnes seules, nous sommes autant, voire plus, angoissés qu'elles. »
L'accompagnement ne s'arrête pas au soir du déménagement, mais se poursuit de trois à six mois. Au bout d'un mois d'installation, la directrice et l'ensemble de l'équipe se rendent sur place « pour s'assurer que tout va bien dans tous les domaines », précise Isabelle Lecomte, qui va pour sa part « vérifier les comptes et le paiement des factures ».
Pour en arriver là, la motivation des personnes handicapées doit être sans faille d'un bout à l'autre de la formation. « Nous leur en demandons beaucoup et elles n'ont pas le droit à l'erreur car elles risquent sans cesse une mesure de protection », reconnaît Isabelle Lecomte. La motivation de l'équipe est, elle aussi, indispensable. Pour la directrice, il s'agit de « garder confiance en soi, de ne jamais céder au doute, tout en acceptant perpétuellement de se remettre en cause ». Epuisant ? « Quand nous installons une personne chez elle, nous avons le sentiment d'avoir participé à une aventure extraordinaire », répond Elisabeth Bourbonnais, qui avoue devoir encore convaincre de la pertinence de sa démarche bon nombre de professionnels du champ médico-social. « Cela oblige à une telle remise en cause ! »
L'institut a récemment fait réaliser une enquête de satisfaction auprès des « clients » ayant achevé leur formation. « Plus personne ne voulait retourner en collectivité », commente Agnès Letrémy. Ce que dit à sa manière Jennifer, en cours de formation à l'institut : « Dans mon foyer, je n'avais pas d'intimité, aujourd'hui, j'ai l'impression d'exister. » Lors d'une visite du centre en octobre 2005, Philippe Bas, à l'époque ministre délégué aux personnes handicapées, avait souhaité que cette expérience soit dupliquée ailleurs. Pour l'heure, l'Institut du Mai reste encore un modèle unique.
(1) Institut du Mai : 3 avenue Gambetta - 37500 Chinon - Tél. 02 47 98 16 00..