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Souffrance psychique et urgence sociale : sortir de la pensée circulaire

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Plusieurs obstacles freinent la diffusion de bonnes pratiques en matière de prise en charge des personnes précaires en souffrance psychique, notamment la confusion entre les rôles des secteurs psychiatrique et médico-social. Philippe Gilbert-d'Halluin et Jean-Luc Yacine, docteurs respectivement en sociologie et en sciences politiques, plaident pour une clarification (1).

« En matière de prise en charge psychiatrique de malades difficiles, et plus particulièrement dans le cadre des discussions sur la future loi pénitentiaire, il nous paraît judicieux de nous interroger sur les conditions de production des techniques médicales et médico-sociales de prise en charge de la souffrance psychique et les conditions d'incorporation - c'est-à-dire d'inscription dans le corps - de cette impensé social que représente la misère à l'âge démocratique.

Au cours des années 90, la souffrance sociale s'est imposée comme un concept majeur dans l'analyse des processus subjectifs de précarisation. La pauvreté tend à structurer l'ensemble des actions quotidiennes des populations précarisées, si bien qu'elle entraîne une véritable construction identitaire, fruit de frustrations sociales et de souffrance. Il faut prendre en compte la souffrance qui apparaît à l'occasion de la perte de l'objet social (travail, logement, etc.) en essayant de mettre au jour les processus qui construisent cette souffrance.

La souffrance psychosociale des personnes précarisées est difficilement mesurable car elle ne peut être rangée dans le champ classique et exclusif de la pathologie, en même temps qu'elle ne peut se résoudre aux conditions sociales et économiques de sa production.

La souffrance psychique qui s'exprime en dehors des lieux traditionnels de soins en santé mentale (hôpitaux, centres médico-psychologiques [CMP], cabinets des praticiens...) pose le problème de la multiplicité des interventions des acteurs des champs sanitaire et social, chacun de ces champs travaillant à sa propre reproduction en dépit des relations qu'il devrait entretenir avec les autres. Comment évaluer les conséquences - les dégâts, pourrait-on dire - de cette pensée circulaire qui, nourrie de fausses évidences, fait de la précarité la cause de problèmes mentaux, tels que la dépression, et des faiblesses de la santé mentale la cause de la précarité ? Cette question centrale demande une sociologie spécifique dont les outils conceptuels restent à construire.

Revenons sur le cadre réglementaire et les dispositifs. Les prises en charge des personnes en urgence sociale et en souffrance psychique sont encadrées principalement par la circulaire du 15 mars 1960 sur la sectorisation psychiatrique dans laquelle l'accent est mis sur la proximité des soins, et donc la proximité du patient avec sa famille, ainsi que sur les actions de prévention. La loi de réforme hospitalière du 31 décembre 1970 a intégré les principales dispositions de cette circulaire. La loi n° 85-1468 du 31 décembre 1985 relative à la sectorisation psychiatrique est venue mettre en place un financement par la sécurité sociale dans le cadre de la dotation globale. La circulaire du 23 novembre 2005 relative à la prise en charge des besoins en santé mentale des personnes en situation de précarité et d'exclusion (2) introduit la fonction d'interface des équipes psychiatriques au sein d'un partenariat pluriel d'acteurs sanitaires et sociaux. La notion de souffrance psychique est également prise en compte dans la loi de lutte contre les exclusions de 1998, qui a mis en place les programmes régionaux pour l'accès à la prévention et aux soins des plus démunis (PRAPS).

Trois champs d'action

Le rôle des équipes de psychiatrie dans le champ de la précarité et de la lutte contre l'exclusion est triple. Il consiste tout d'abord en une expertise médicale, permettant d'identifier la nature et les manifestations des troubles : troubles psychosociaux (dépersonnalisation, pathologie de la dépendance et de l'alcool, tentatives de suicide, états abandonniques et dépression), troubles psychopathologiques (schizophrénie...), situations aiguës de crise dans lesquelles la restauration de la dimension de la vie psychique est la condition même de la survie...

Seconde facette : offrir des soins thérapeutiques aux personnes en souffrance par la parole et l'écoute, mais aussi aider les intervenants de première ligne à analyser leur relation aux personnes en grande souffrance. Le soutien et la formation des intervenants sociaux en matière d'urgence sociale et de souffrance psychique favorisent le repérage précoce des troubles psychiques et permettent de déterminer si une orientation vers un dispositif de soins spécialisés est pertinente. Ils permettent aussi de préciser les modalités d'un accompagnement dans les structures d'hébergement, avec mobilisation de moyens adéquats : suivi infirmier sur site, intégration en structure de convalescence alternée avec une activité d'insertion...

Troisième aspect de ce rôle : produire des données statistiques. Cette activité de veille permet de détecter des types de pathologies psychiatriques avérées dans les dispositifs sociaux ou en dehors de toute prise en charge. Elle autorise aussi, sous couvert du secret médical, à hospitaliser et à soigner des personnes en grande souffrance psychique.

Or la mise en oeuvre efficiente de ce triptyque souffre du fait que les conditions de production de cette dialectique santé mentale/conditions socio-économiques dans lesquelles vivent les personnes soient «impensées». Cela freine le déploiement de bonnes pratiques.

Trois principaux écueils peuvent être signalés.

La confusion entre problèmes psychiatriques et souffrance psychique, tout d'abord. Celle-ci est d'autant plus fréquente que les non-professionnels distinguent mal les différents niveaux de gravité des problèmes, qu'ils soient d'ordre social ou thérapeutique, et ne connaissent pas les différents traitements, pas plus qu'ils ne sont en mesure d'identifier les intervenants capables de les prodiguer. Ici un travail de communication grand public paraît nécessaire sous forme de campagnes audiovisuelles par exemple.

S'y ajoutent les tentatives de transférer, pour des raisons budgétaires, la prise en charge médico-sociale de handicaps psychiques secondaires (comportements anxiogènes, perte d'autonomie spatio-temporelle...) vers le secteur psychiatrique. Or l'exposition à un traumatisme psychique ou social n'entraîne pas systématiquement un état pathologique, et le seuil de résistance, la capacité à mobiliser des ressources ou de résilience traumatique, diffèrent selon les individus, leurs mécanismes de défense et leur structuration mentale. La psychiatrie est une discipline médicale qui reconnaît des diagnostics décrits dans des classifications historiquement construites. Il semble pourtant que l'on tente de lui faire recouvrer la fonction asilaire d'enfermement de l'indigence qui fut la sienne jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.

Troisième écueil, conséquence des deux premiers : les demandes médico-sociales de soins médicaux face à la souffrance psychique des usagers précaires poussent le secteur psychiatrique à remplir prioritairement des fonctions sociales de régulation, avant le diagnostic d'une pathologie et la prescription de soins. Ici, le problème d'une clinique psychosociale se pose. La demande d'aide, d'écoute et d'accompagnement des usagers, normalement assumée au sein du secteur médico-social et financée par l'Etat ou les conseils généraux, se transforme en une demande de prise en charge par le système de couverture sociale. Or il semble que la demande professionnelle médico-sociale ne puisse être satisfaite puisqu'elle ne correspond ni à la demande des usagers, ni au champ de compétences de la psychiatrie.

Des initiatives locales

Certaines initiatives, pourtant, sont prises pour répondre à la demande de prise en charge particulière de la souffrance psychique des grands exclus, et à cette «anomie», mal-être global conceptualisé par Durkheim, pathologie du lien social sous la pression de forces sociales négatives qui poussent un certain nombre d'individus à adopter des comportements déviants. Ainsi, le service de psychiatrie de l'hôpital d'Arras, sous la direction du Dr Lévêque, a mis en place des «consultations avancées» dans les différentes structures d'hébergement qui reçoivent ces personnes. Un sociologue du service de psychiatrie attaché au CMP les assure. Il pratique au foyer d'hébergement d'urgence, dans différents centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ou foyers de jeunes travailleurs (FJT), travaille en concertation avec le service d'accueil d'urgence et d'orientation (SAUO). Il intervient directement auprès des publics démunis et développe la prévention en santé mentale par des actions d'expertise en direction des équipes éducatives. Il développe le partenariat local entre la psychiatrie et les autres acteurs sociaux en adaptant l'offre de soins à la spécificité des personnes en situation de précarité. Il les oriente vers les professionnels en mesure de leur porter assistance, et assouplit les délais de rendez-vous du CMP.

La question du lien entre précarité sociale et santé mentale est posée. Une fois clarifiées les fonctions respectives de l'offre psychiatrique et de l'offre médico-sociale, la mutualisation des moyens pourrait permettre de satisfaire à la demande première et déjà identifiée des usagers, d'écouter leurs plaintes, d'enregistrer les conditions sociales et psychologiques de production de ces plaintes, d'encadrer dans le respect et la dignité l'accompagnement de leur souffrance.

Pour cela, il est nécessaire de déterminer, dans le cadre d'une pratique participante ou de recherches-actions régulières, la véritable nature des discours tenus par les différents acteurs sur le lien entre santé mentale et précarité. C'est en fouillant les pratiques de production des soins qu'une approche éthique plus réaliste pourra se déployer. »

Notes

(1) Philippe Gilbert-d'Halluin a rédigé en 2007 une étude sur les processus de prise en charge de ces publics pour le programme territorial de santé de l'Arrageois (Pas-de-Calais). Jean-Luc Yacine assure des consultations auprès de personnes précaires dans le cadre d'un dispositif innovant associant le service de psychiatrie de l'hôpital d'Arras et des structures médico-sociales du secteur. Il est l'auteur de La folie à l'âge démocratique , Théé-tète éditions, 2004.

(2) Voir ASH n° 2435 du 23-12-05, p. 11.

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