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La gouvernance du champ social et médico-social en question

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Alors que la Fnades, fédération nationale d'associations de directeurs d'établissements, questionne, à l'occasion de ses « états généraux », la « dirigeance » et la « gouvernance » dans le secteur social et médico-social (voir ce numéro, page 38), deux directeurs - Jacques Tène, dans la Haute-Garonne, et Alain Minet, dans l'Essonne - s'inquiètent des orientations récentes en la matière. Dans leur ligne de mire, particulièrement, les contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM).
« Refuser de n'être qu'un simple exécutant de décisions prises ailleurs »

Jacques Tène Directeur d'un établissement médico-social dans la Haute-Garonne et sociologue

« «Dirigeance», «gouvernance», voilà des mots qui envahissent le champ de notre secteur social et médico-social. Effet de mode pour indiquer que les nouveaux managers sont arrivés ? Ce qui est sûr, c'est que ce vocabulaire est manié avec aisance, sans que soit forcément prise en compte la bientraitance des hommes et des femmes qui agissent quotidiennement dans les organisations de notre secteur au plus près des usagers. Et c'est bien de ces derniers avant tout qu'il s'agit !

Alors devons-nous laisser notre secteur être envahi par ces concepts dits «modernes» ? Pourquoi pas ?, si ces mots sont porteurs d'espoirs, se traduisent concrètement pour les personnes dont on s'occupe par un mieux être dans un climat de respect réciproque et amènent chacun vers un univers humaniste. Comment, dans ce cas, s'opposer à cette orientation ?

Bien sûr il fallait que le secteur se réveille, qu'il s'adapte aux nouvelles exigences, celles des lois de 1975 revisitées par la loi du 2 janvier 2002. Nous voilà réveillés, et que se passe-t-il donc ? Les usagers retrouvent des droits qu'ils avaient perdus ou qui avaient pu être confisqués. Tant mieux. Mais jusqu'à quand ? Les professionnels retrouvent leurs droits, droit à la formation, droit d'expression, sûrement ! Mais jusqu'à quand ? Le libéralisme vient s'installer dans notre secteur, la concurrence entre le secteur privé à but lucratif et le secteur privé à but non lucratif a commencé. Le domaine de la prise en charge des personnes âgées l'illustre. L'exigence de rentabilité pousse certains EHPAD à minuter le temps de la toilette.

Je suis pour que nos établissements et services soient traversés par le changement, que nos organisations soient «agiles» (1), dans une dynamique d'écoute des usagers et des personnels. C'est à ce prix-là que l'organisation peut demeurer bientraitante.

Oui, le changement peut être nécessaire. Il est indispensable alors d'identifier «le plus» qu'il apporte aux usagers et au personnel, et ses incidences sur l'organisation (l'établissement) et plus largement l'association concernée. Changer, oui ! Mais pour aller où ? Comment ? Pour quoi ? Est-ce que ce changement-là est cohérent, en adéquation avec les valeurs affichées par l'association ?

Il est facile d'imaginer des modèles centralisés d'organisations associatives qui, sous le couvert d'un management participatif par la multiplication des instances, laissent la part belle aux décisions prises par la présidence ou la direction générale. Dans ce nouveau paysage d'une gestion centralisée, que vont devenir les directeurs ?

Nous pouvons, pour notre secteur, imaginer qu'une autre approche est possible, même si, du fait de l'employeur unique que constitue la personne morale (l'association), une harmonisation des règles de gestion est nécessaire.

Aujourd'hui, on nous dit qu'il faut mutualiser, regrouper, créer des pôles... Pourquoi pas ? Et en même temps, je me demande à quelles valeurs éthiques on fait référence pour cheminer vers ces conceptions de l'organisation du champ social et médico-social. Et là, j'ai l'impression que les associations font, économie oblige, un grand écart, au risque de la déchirure. A une époque, on parlait de la «fracture sociale». Croyez-vous qu'aujourd'hui elle ait été résorbée ? Même si l'on nous dit que c'est la faute de l'Europe, de la mondialisation, qu'il faut anticiper dans nos pratiques face aux directives de tous ordres, devons-nous en accepter sans rien dire les conséquences sur notre travail clinique de chaque jour auprès des personnes accueillies ? Non !

Que dire dans ce contexte, des contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens ? Une enveloppe sera dévolue aux sièges des associations, qui la répartiront. Selon quels critères ? Quelles allégeances faudra-t-il faire pour obtenir les moyens nécessaires pour son établissement, notion, dit-on, appelée à disparaître ? La fonction de direction va être affaiblie. Et très vite nous entendrons : «Recentrez-vous sur votre coeur de métier qui est de vous occuper du public que vous accueillez. Nous, au siège, nous nous occupons du reste.» Chacun sait les risques de dérapage qu'entraîne la séparation de l'action et de son financement. Le contenu des postes de travail des directeurs évolue vers moins d'initiative, et plus d'exécution. Le centre de décision est déplacé et les logiques liées aux réalités spécifiques du terrain sont simplement balayées. La nouvelle logique est celle du pouvoir de l'économique qui vient nous dicter un modèle d'organisation. Et pourtant des modèles existent, fondés sur la coopération, la valorisation des compétences et l'importance des signes de reconnaissance.

Vouloir centraliser ou regrouper certains établissements pour économiser à court terme, c'est s'inscrire dans une vision sans prospective qui laisse pour compte la dimension clinique ou technique. Cette démarche laisse entrevoir à moyen terme une démobilisation des acteurs qui se traduira par de la démotivation. Il apparaît donc nécessaire de borner la mise en oeuvre des CPOM dans les associations en élaborant un protocole de redistribution non arbitraire. Car l'arbitraire dans toute situation constitue un risque d'injustice et ouvre la porte aux excès.

Un sursaut est possible

Je vous invite à vous arrêter quelques instants, à respirer profondément, et à regarder la ligne d'horizon de ce futur qui se construit principalement en fonction des contraintes économiques. Je vois que la misère s'étend, que les exclus sont plus nombreux, que les individualismes sont renforcés, que la solidarité que l'on affiche n'est qu'une posture, le coeur n'est plus habité, l'humanité n'est plus. L'on croule sous les procédures, le chemin le plus court devient le plus long, les jeux de pouvoir sont renforcés, et ce qui devait mobiliser et rassembler démotive et divise ; les esprits s'échauffent. «Vous êtes de l'arrière-garde», vous dit-on, comme si les autres étaient de l'«avant-garde».

Nos organisations deviennent plus complexes que nos administrations. Autrefois le chemin le plus simple et le plus court était d'aller directement de A à B, aujourd'hui il faut aussi passer par C et D. Non et non, il ne faut pas céder. Sauvegardons les logiques qui ont toujours bien fonctionné.

Je peux encore imaginer qu'un sursaut est possible, que des hommes et des femmes, des administrations publiques ou privées ont pris conscience que ce destin n'est pas inexorable et qu'il est possible de créer un élan de lucidité. Ne laissons pas l'économie diriger, j'allais écrire «digérer», les actions de terrain, celles qui concernent les usagers. Demain, tout se fera à la carte, l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) et son ancêtre, la prestation spécifique dépendance (PSD), illustrent toutes les deux les orientations des politiques publiques. Aujourd'hui, les approches individualistes sont cultivées. C'est ainsi que l'on oppose ceux «qui se lèvent tôt» à ceux qui se lèvent tard, ceux qui sont en bonne santé à ceux qui ne le sont pas, ceux qui ont leurs papiers à ceux qui ne les ont pas... Où est passée la solidarité ?

Priorité au sens

La question qui doit guider notre travail demain, au-delà de l'économique, tout près de nos valeurs humanistes, c'est la rencontre singulière, chargée d'affect, la seule qui constitue un point d'appui pour avancer d'un pas, de deux pas, vers le futur que chacun désire dans un espace social. Et c'est bien dans nos organisations, ou à partir d'elles, que nous pouvons expérimenter et pratiquer des modes relationnels participatifs, tant avec les usagers qu'avec les personnels.

Alors, qu'importe donc la dirigeance ou la gouvernance qui peut être mise en place, si elle fait sens - ni sens unique (de haut en bas), ni sens giratoire (tourner en rond), mais sens pour tous les acteurs (je sais où je vais) -, sans allégeance à une culture dominante qui bâillonne la créativité des usagers et des professionnels qui les accompagnent. Peut-être que les journées organisées par la Fnades sur cette thématique vont apporter des réponses à ces interrogations. Au-delà du questionnement proposé par les organisateurs, il est important pour tous les acteurs que les politiques développées par les organisations du secteur social, médico-social, voire sanitaire, soient porteuses de sens et soucieuses de l'engagement pris ou à prendre pour les dix ans (et plus) à venir. En disant cela, je n'invite pas les associations à être soumises ou insoumises, mais plutôt à être le «poil à gratter» des politiques, et aussi les «agitateurs» porteurs de sens. «Affirmer que le lien importe plus que le bien, c'est redonner sens à une conception de la gestion réconciliée avec la société», souligne Vincent de Gaulejac (2).

Aujourd'hui plus que jamais, sans se transformer en don Quichotte du social et du médico-social, la qualité essentielle d'un directeur, qu'il soit «dirigeant» ou «gouvernant», c'est son savoir être, qui construit la relation professionnelle dans la confiance et le respect. C'est aussi, comme l'écrit encore Vincent de Gaulejac, «repenser la gestion, en imaginant d'autres formes de gouvernance capables de construire des médiations entre les intérêts des actionnaires [les autorités de contrôle], des clients [nos usagers et leurs familles] et du personnel, tout en prenant en compte le respect de l'environnement, les solidarités sociales et les aspirations les plus profondes de 'l'être de l'homme' » (3).

Je suis prêt pour l'aventure, prêt à participer à la construction d'un futur pour le secteur social et médico-social. Dans mon engagement, je n'oublierai pas que je suis directeur d'un établissement qui accueille des enfants. Et qu'au-delà des indicateurs, de la loi organique relative aux lois de finances, de l'évaluation, des contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens, il est nécessaire de penser l'action conduite en refusant de n'être qu'un simple exécutant de décisions prises ailleurs.

La résistance est nécessaire, non pour s'opposer et rester campé sur des positions, mais pour bousculer la pensée unique et montrer que d'autres chemins sont possibles, respectueux des hommes et des femmes. C'est bien pourquoi je me rapproche de la pensée d'Antoine de Saint-Exupéry quand il écrit : «Quand tu veux construire un bateau, ne commence pas par rassembler du bois, couper des planches et distribuer du travail, mais réveille au sein des hommes le désir de la mer grande et belle.» »

« Il faudra inventer de nouveaux espaces de liberté et de production du lien social »

Alain Minet Directeur du centre d'hébergement et d'accompagnement du Val-d'Yerres (CHAVY)

« Avec les contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens, nouveaux modes de financement des établissements gérés par les associations gestionnaires, celles-ci se voient attribuer, après négociation avec leur administration de tutelle, une enveloppe fermée, non révisable, ni résiliable, ni opposable au financeur, qu'elles répartissent entre les établissements qu'elles gèrent. La direction générale de l'action sociale leur attribue plusieurs avantages : outils modernes de la gestion publique, ils procurent une vision à long terme, et non plus annuelle, aux associations ; en outre, ils responsabilisent ces dernières en leur donnant une marge de manoeuvre plus importante.

Si certaines associations se sont lancées dans cette contractualisation, en ont-elles mesuré tous les enjeux ? La modernité du dispositif et la responsabilisation mises en avant sont des leurres. Valoriser la dimension gestionnaire des CPOM revient à escamoter les enjeux sociétaux. Il s'agit en fait d'une remise en cause des relations de pouvoir entre les citoyens, la société civile dont font partie les associations et l'Etat.

Les associations servent de relais entre l'Etat (ou les collectivités locales) et les usagers. Proches de fait de ces derniers, elles connaissent leurs besoins qu'elles font remonter au pouvoir politique. Leur démarche s'appuie sur des valeurs, qui les fondent. Elles se sont plus ou moins organisées en groupes de pression pour faire avancer les revendications des adhérents ou des usagers qu'elles représentent. Elles ont contraint les pouvoirs en place à mettre en oeuvre des mécanismes de solidarité. Les grandes fédérations du secteur associatif, qui gèrent la plus grande partie des établissements et services pour personnes handicapées, se sont constituées de cette façon. Or cet équilibre est remis en cause.

La triangulation usagers-associations-Etat a permis que les revendications de et pour cette partie de la population soient prises en compte. Aurions-nous des établissements pour enfants et adultes handicapés s'il n'y avait eu les associations de parents et les enseignants syndicalistes ? Existerait-il des lois sur le logement, les CHRS, s'il n'y avait eu Emmaüs ?

Avec les CPOM, les contrats se passent à deux. Un contrat est signé entre l'association et le financeur qui bloque les moyens. Aux associations de gérer cette enveloppe close.

Par ailleurs, la loi du 2 janvier 2002 a introduit les contrats de séjour entre les associations et les usagers. D'une triangulation, on passe à un système de double contrat entre deux parties, dans lequel l'association est contrainte de fournir des prestations de qualité avec des moyens bloqués. Les contraintes d'une nécessaire solidarité reposaient hier sur l'Etat, aujourd'hui, elles sont reportées sur les associations.

Ce qui est présenté comme une rationalisation des coûts budgétaires constitue en fait un enfermement des associations dans une logique qui relève d'une idéologie marchande. De plus en plus cantonnées dans un rôle gestionnaire, les associations se rapprochent des entreprises du secteur marchand. La concurrence entre associations d'une part - les premiers signataires des CPOM seront les mieux servis, nous dit-on - et entre associations et entreprises d'autre part, est en route. Leurs prestations seront évaluées par des organismes d'Etat avec des critères préétablis par la récente Agence nationale de l'évaluation placée directement sous la coupe ministérielle. De «contraint» par les associations, l'Etat se place dans la situation de contraindre celles-ci par des évaluations dont il produit les critères. Il sélectionne ainsi les associations ou les entreprises qui accepteront les règles du jeu des prises en charge différenciées selon les moyens financiers individuels.

Il revenait jusqu'ici au politique de répondre aux aspirations des populations et de réguler les différentes évolutions. Les règles du jeu sont en train de changer, qui font peser sur la société civile les contraintes de la gestion du social. Il faudra donc inventer de nouveaux espaces de liberté, d'initiatives, d'implication bénévole et de production de lien social aptes, aussi, à relayer les tensions sociales ou bien préserver ceux que nous avons déjà. »

Notes

(1) Voir Jérôme Barrand, Le manager agile - Vers un nouveau management pour affronter la turbulence - Ed. Dunod, 2006.

(2) La société malade de la gestion - Ed. du Seuil, 2005.

(3) Vincent de Gaulejac, ibid.

TRIBUNE LIBRE

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