« La lecture de la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale, notamment de ses dispositions relatives aux droits des usagers, suscite au moins trois grandes réactions, recensées en mars 2006 dans le rapport du Conseil supérieur du travail social (CSTS) consacré à la place des usagers.
Cette exigence de respect de l'usager, sujet de droit, peut en premier lieu être perçue comme l'affirmation d'une intention tout à fait honorable, mais en réalité déjà traduite dans les faits. Elle constitue le coeur même de notre métier et le fil conducteur de la formation du travailleur social. Alors on se demande ce qu'elle va réellement changer...
Deuxième posture : cette loi apparaît comme un rappel à l'ordre. L'écart est tellement grand entre ce que l'on dit et ce que l'on fait, entre ce que l'on voudrait faire et ce que l'on peut faire, que, bien souvent, ce qui guide nos actions n'est pas le «meilleur» mais le «moins mauvais». La complexité des situations et l'enchevêtrement des logiques font que la décision nous échappe. On considère alors que ce sont les conditions de travail qu'il faudrait faire évoluer, de même que les conditions sociétales et les mentalités.
Troisième attitude : cette loi consacre les droits des usagers. Pour certains, elle entraîne un juste rééquilibrage, un partage enfin équitable des droits et la possibilité de se faire entendre. Enfin une place pour les associations d'usagers ! D'autres craignent que ce retour de balancier soit excessif et submerge les professionnels de devoirs tandis que l'usager deviendrait une sorte de «client-roi». Derrière tout cela, c'est le risque de judiciarisation du travail social qui est dénoncé.
Le groupe de travail du CSTS, même s'il a reconnu que tous les discours tenus avaient leur légitimité, a choisi une position décalée, et réfléchi à des pistes pour construire de nouvelles pratiques.
Ainsi, aucun travail de fond n'a été entrepris, depuis l'institution du RMI en 1988, pour réformer ou renouveler les méthodologies d'accompagnement social qui se sont appuyées sur des logiques de contrat et de projet. Autre constat : le sentiment d'abandon, la détresse, la perte d'espoir du public, bref, cette véritable «pathologie sociale» qui débouche sur une perte d'identité, appellent à une inévitable révision des outils conceptuels et opérationnels, de même que l'impuissance ou l'inefficacité des travailleurs sociaux face à l'élargissement du nouveau champ de la précarité, de l'exclusion, de l'errance. Ce qui est en cause, c'est un éloignement entre l'appréhension du monde des professionnels et celle des usagers.
L'alliance semble être la seule perspective pour de nouvelles modalités de rencontres professionnelles. Dans les «préalables» du rapport, Jean-Michel Belorgey rappelle le postulat du travail social : «Ce qui est au coeur de ce métier-là, c'est l'homme qu'on écoute, auquel on sauve la mise et la face en prenant quoi qu'il arrive parti pour lui, sans prendre parti contre la société sinon dans la mesure où il le faut, et pas au-delà de la mesure où elle le tolère.» S'allier avec les personnes dans un combat à mener contre les injustices, c'est leur donner puissance sur leur existence. Jacques Ladsous, de son côté, définit l'alliance en termes d'espace, la situant entre idéologie et utopie, entre deux bornes : celle de la domination, de la soumission, de la dépendance, et celle de la complicité, de la connivence, de la fusion. Cet «entre», c'est l'espace de la négociation. La relation qui s'y développe est située entre le conseil de l'expert et la sollicitude à l'égard du prochain, et se négocie en fonction de la situation.
Sous le terme de «pratiques d'alliance», on désigne la résistance à la banalité du mal, à l'injustice sociale ; ou encore la reconnaissance par l'ouverture d'espaces spécifiques : espaces de jeu d'appropriation de normes, permettant de formuler des projets et d'exprimer un désir propre, ou encore espaces de co-construction rendant possible l'exercice effectif d'un droit à la participation à la vie en société.
Si ces espaces sont à provoquer, le pacte d'alliance qui ouvre la rencontre ne peut être copié sur un rapport marchand, ni sur un pacte de non-agression. Il ne s'agit pas de mettre en place des techniques pour pondérer les risques, ni de procéder à des calculs en termes de pertes et de gains. Il ne s'agit pas non plus de penser le contrat en termes d'égalité formelle, mais de mutualité : les partenaires concernés ont quelque chose en commun et il faut créer les conditions de cette reconnaissance mutuelle. Ce quelque chose en commun, c'est la fragilité de nos capacités, mais aussi la nécessité de relations interpersonnelles, d'échanges, sans lesquels les capacités elles-mêmes ne sauraient se développer et risqueraient d'être définitivement annihilées. Cette fragilité appelle à l'instauration ou au maintien de supports sociaux, et leur articulation à des relations d'alliances, ce qui permet d'avoir une emprise sur son environnement.
La transformation relativement importante des cadres d'intervention du travail social depuis une décennie découle des critiques portées aux formes antérieures données à l'aide : critique de son abstraction catégorielle, incapable de prendre en compte la diversification et la particularité des situations, critique de son caractère générique, déshumanisant l'aidé, réduit à un cas, à un numéro, à un dossier.
La proximité apparaît comme une réponse à cette exigence de personnalisation. Ce terme est à la fois réponse au problème et problème en lui-même : vers quelles modalités d'implication dans la proximité le travail social va-t-il s'orienter ? Cette implication comprend une double composante : prendre en compte l'individu dans son environnement et se prendre en compte également, comme professionnel, dans un environnement institutionnel, juridique, politique.
La prise en compte de l'environnement implique que l'on s'attarde sur ce qu'habiter le monde veut dire, le rapport à l'intimité, au chez-soi, les relations de proximité, de voisinage. Elle semble ainsi induire de nouvelles postures. Les termes «accueillir» et «aller à la rencontre» rendent compte d'un processus d'appréhension de l'environnement qui est notamment physique et psychosocial. Ainsi, la dimension corporelle est essentielle : les attitudes, les gestes, favorisent la rencontre et l'espace d'accueil doit être véritablement pensé avec les personnes accueillies. En ce qui concerne l'appréhension psychosociale, prendre place dans un lieu structuré, c'est pouvoir occuper des espaces différenciés, intimes, privés, publics, où des usages de soi peuvent s'expérimenter. C'est également hériter d'une place particulière dans un lieu déjà structuré par des relations sociales existantes. A travers les jeux d'espace différents, le processus engagé peut être humanisant ou déshumanisant.
Le professionnel, lui, est en lien avec un «nous» institutionnel, juridique et politique. L'alliance nouée s'alimente ici particulièrement de débats contradictoires et de conflits productifs. L'accord sur un projet commun est attendu, sa mise en oeuvre discutée, son évaluation nécessaire. Si l'environnement institutionnel doit garantir que les règles de l'exercice professionnel restent inchangées, encore faut-il que celles-ci soient clairement énoncées, en adéquation avec les moyens donnés et avec les finalités du travail social. Il convient de considérer l'institution comme un facilitateur du jeu interpartenarial, et de penser chaque partenaire capable de développer son style propre, ce qui conduit à reconnaître les compétences des uns et des autres et à accorder à tous la possibilité de s'exprimer dans un fonctionnement démocratique. »
(1) Carole Soonekindt a participé, en tant que personnalité qualifiée, au groupe de travail du Conseil supérieur du travail social (CSTS) qui a produit en 2006 un rapport sur le thème : « l'usager au centre du travail social » - Voir ASH n° 2448 du 24-03-06, p. 37.