« Même si personne n'est dupe ni du contexte politique pour le moins défavorable, ni d'un effet de mode, voire de manche, après le «Grenelle de l'environnement», toujours est-il que le «Grenelle de l'insertion» se tiendra jusqu'au printemps 2008, avec une première étape à Grenoble les 23 et 24 novembre à l'occasion d'un séminaire sur les expérimentations sociales en matière de lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Ayant été de ceux qui ont soutenu que l'insertion par l'activité économique (IAE) a pour enjeu l'écriture d'un nouveau contrat social (2), ne conduisant pas plus à la «subversion du social par l'économique» dénoncée par Michel Autès qu'à cette «occultation de la question politique» regrettée par Bernard Eme, je ne peux que dire «chiche !», faisant fi des pièges et des risques d'une telle mise en scène. Je le dis d'autant plus volontiers que les grandes lignes déjà données par Martin Hirsch en guise de feuille de route, notamment dans son entretien au journal La Croix du 16 octobre, me conviennent a priori. J'en retiendrai trois qui me paraissent essentielles. Il affirme d'abord qu'il n'est pas question de faire un tri entre les exclus. Cela répond à l'éthique des structures d'IAE (SIAE), pour lesquelles chaque personne doit toujours avoir sa chance. Ensuite, il souligne qu'il faut voir large, de l'amont à l'aval de la pauvreté, ce qui est en conformité avec la méthode des SIAE de ne jamais dissocier le social et l'économique. Enfin, il avance qu'il faut, en conséquence, associer de nombreux acteurs, de l'action sociale jusqu'aux entreprises en passant par les agents du service public de l'emploi, ce qui est en accord avec la gouvernance des SIAE. Pourtant, de ce bon point de départ au franchissement de la ligne d'arrivée, il y a une distance dont il faut prendre toute la mesure.
La ligne d'arrivée du «Grenelle de l'insertion», Martin Hirsch l'a décrite dans son entretien à La Croix : il s'agit d'inventer «de nouvelles règles pour l'économie solidaire».
Le premier écueil serait de s'engouffrer dans la détermination de nouvelles règles techniques : un contrat unique d'insertion, par exemple, muni de tel ou tel dispositif miracle. Le «Grenelle de l'insertion» n'aurait pas échoué si tel devait être son avenir, il n'aurait jamais commencé. Car traiter les nouvelles règles de l'économie solidaire comme une simple question technique, c'est occulter la question politique en considérant que le problème est à résoudre alors que ce sont les termes dans lesquels le poser qui font question. Il ne s'agira pas d'abord de s'accorder sur des chiffres. Ce serait répéter l'erreur qu'ont justement dénoncée les associations luttant contre la pauvreté en refusant de s'engager sur un objectif chiffré de réduction proposé par le Haut Commissaire sans avoir, au préalable, posé la question de sa mesure comme un problème politique à discuter (3). Les conditions et la durée de la préparation du «Grenelle de l'insertion» devront permettre une construction commune du problème. Ainsi, tenir un «Grenelle de l'insertion» suppose de la part de chacun de ses acteurs de commencer par reconnaître qu'il ne détient pas la clé de la formulation de ce problème mais que cette dernière doit émerger du débat. Pour cela, chacun devra apprendre des autres.
Apprendre des expériences de l'action sociale et médico-sociale auxquelles les SIAE sont liées par un bord. Par exemple de l'expérience de Raymond, rapportée par Patrick Declerck (4), qui n'a pas supporté le «stage extérieur» en foyer de réinsertion, cette étape de trop dans son parcours d'insertion. Il en est mort. Apprendre des expériences des entreprises locales auxquelles les SIAE sont liées par un autre bord. Découvrir leurs besoins de main-d'oeuvre dont les spécificités sont trop peu connues tout en faisant évoluer certaines pratiques d'employeurs qui ne veulent embaucher que des personnes formatées et immédiatement prêtes à l'emploi. Apprendre des expériences des agents du service public de l'emploi auxquels les SIAE sont liées par un autre bord encore, et dont les médiations entre l'offre et la demande d'emploi sont trop mal connues. Apprendre les uns des autres en mettant les expériences de chacun sur la table, lesquelles sont autant de manières différentes de se relier au milieu de l'insertion qui est fait de leurs interdépendances complexes.
Le «Grenelle de l'insertion» saura-t-il réunir les conditions de cet apprentissage ? Certes, nous ne partons pas de zéro et des changements récents ont anticipé cette direction. Je pense par exemple à la position adoptée par le Conseil exécutif du Medef en août et adressée aux Medef territoriaux, les incitant à se rapprocher des SIAE ; je pense aussi au rapport réalisé en 2006 par Henri Lachmann, P-DG de Schneider Electric, intitulé Pauvreté, exclusion : ce que peut faire l'entre-prise (5) ; je pense, enfin, au rapport Lever les obstacles aux promesses de l'IAE du groupe expert du Conseil national de l'insertion par l'activité économique (6).
Pourtant, plusieurs éléments incitent à la prudence, indépendamment du contexte politique peu favorable.
Il ne semble pas qu'autour de la table, une place ait été réservée aux bénéficiaires de l'insertion. Certes, les SIAE ne sont pas toutes exemplaires sur ce sujet. Mais des réseaux ont permis cette prise de parole par les salariés en insertion comme, entres autres, le réseau Cocagne. Aussi devraient-ils être sollicités pour assurer le relais nécessaire afin que les bénéficiaires de l'insertion soient présents au «Grenelle de l'insertion». Le seront-ils ? De même, dans la préparation de ce Grenelle, quelle place sera faite aux collectivités territoriales, qui, pour nombre d'entre elles, ont manifesté depuis des années des compétences et une volonté politique en ce domaine. Ne seront-elles encore une fois considérées par l'Etat que comme un financeur venant compenser ses propres carences ?
Deuxième source de préoccupation, le constat, fait à de multiples occasions, de manières de penser et d'agir qui traduisent des cloisonnements entre ces coproducteurs de l'insertion que devraient être les intervenants sociaux et les responsables industriels. De façon schématique, d'un côté nous rencontrons les fantassins d'un lien social soigneusement détaché de tous aspects économiques ne pouvant que le dévoyer, d'un social citoyen pur, accroché à la fiction vide de l'Etat. De l'autre côté, nous avons les mercenaires de l'économique et du marché débarrassés de tout aspect social, engagés dans la guerre économique. Avec, entre les deux, l'Etat, arbitrant au gré des alternances. Est-ce possible de quitter ces postures idéologiques pour mettre en rapport les expériences des uns et des autres afin de faire émerger un monde commun ? Martin Hirsch aura-t-il recours aux techniques de l'empowerment visant à rendre celles et ceux qui participeront au «Grenelle de l'insertion» capables de penser, de prendre position, de créer ensemble ce dont aucun d'eux n'était capable isolément (7) ? Saura-t-il prolonger ce «Grenelle de l'insertion» par la mise en place d'un dispositif d'évaluation placé sous une autorité indépendante et reconnue de tous les acteurs ? Ou, au contraire, mettra-t-il en avant un calendrier contraint par l'agenda électoral pour viser, à marche forcée, un but qu'il connaîtrait d'avance et qui pourrait être le pire : le respect d'un diktat comptable de Bercy ?
C'est d'ailleurs là que réside mon dernier doute, étayé par une remarque faite en passant par Olivier Wickers, sous-directeur de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle, lors d'une table ronde organisée récemment par le mensuel Alternatives économiques sur la mesure de l'impact de l'IAE. Il a prévenu que la besace de l'Etat était maigre en raison de l'ardente obligation de diminuer sa dette. Cet objectif est assurément légitime aux yeux des acteurs de l'IAE tous les jours confrontés à la viabilité économique de leurs structures. Mais comment leur demander à eux, qui s'emploient à retisser les trous du lien social, de combler les déficits laissés par d'autres, comme ces entreprises, par exemple, qui depuis des décennies se défont de leurs salariés de plus de 55 ans sur le dos des comptes publics ?
Au final, chiche à un «Grenelle de l'insertion»... mais pas à un «Grenelle de l'insertion» chiche d'ambitions et de moyens d'action ! »
(1) Il dirige actuellement une recherche sur l'accompagnement vers l'emploi pour le compte de la DARES.
(2) « L'IAE, un nouveau contrat social pour enjeu », in L'Eco-nomie politique de l'action sociale - Pierre Naves et Hervé Defalvard - Ed. Dunod, 2006.
(4) Les naufragés - Coll. Terre humaine - Ed. Plon, 2001.
(5) Disponible sur
(7) Selon la définition qu'en donnent Philippe Prignarre et Isabelle Stengers dans La sorcellerie capitaliste - Ed. La Découverte, 2005.