Actualités sociales hebdomadaires : Vous semblez être une spécialiste ès vieillesse depuis toujours. Est-ce le cas ?
Geneviève Laroque : Je ne fais pas partie de la génération des pionniers, même si cela fait plus de 30 ans que je m'intéresse à la gérontologie, ce qui a fini par m'apprendre quelques petites choses, à l'ancienneté, peut être aussi à l'enthousiasme ! Je n'ai commencé à m'y investir qu'en 1975, après déjà 22 ans de carrière dans divers ministères, quand j'ai accepté, à l'Assistance publique de Paris, de prendre la responsabilité des établissements de long et de moyen séjour, c'est-à-dire des vieux. Les concurrents ne se bousculaient pas et il y avait à faire... Les salles communes étaient la norme - certains les défendaient même comme « plus conviviales » ! - et, à part quelques combattants, ce n'étaient pas les meilleurs professionnels qu'on envoyait en gériatrie. Il y régnait surtout une terrible résignation.
Qu'avez-vous fait alors ?
- Je suis arrivée au moment où la marmite commençait à bouillir. J'ai soufflé sur le feu tant que j'ai pu. 1975, c'est l'année où la décision a été prise de supprimer les hospices dans les dix ans. En 1985, il a fallu se donner dix ans de plus, mais le mouvement était lancé. Si j'étais arrivée avec la même conviction dix ans plus tôt, cela n'aurait servi à rien ou à pas grand-chose. J'ai pu faire avancer certaines questions parce qu'elles commençaient à être dans l'air du temps.
Par exemple ?
- Quand, en tant qu'adjointe au directeur général de la Santé, j'ai rédigé, avec un très bon groupe de travail, la circulaire du 26 août 1986 qui a apporté la reconnaissance officielle aux soins palliatifs. Si je n'avais fait que cela dans ma vie, cela ne serait pas si mal ! D'excellents rapports étaient sortis sur le sujet dans les années 70, mais personne n'en avait entendu parler. Dix ans plus tard, des initiatives avaient été lancées sur le terrain, des familles avaient commencé à se manifester, les vieux eux-mêmes avaient changé. Les exigences n'étaient plus les mêmes. Nous avons pu accélérer un mouvement né de la société.
En fait, la résignation a commencé à refluer quand les vieux sont passés de la misère à la pauvreté. Vous avez déjà vu des miséreux faire la révolution ? Moi, jamais. Il faut avoir la tête un peu hors de l'eau pour protester.
Venons-en à la Fondation nationale de gérontologie que vous présidez depuis 1991...
- C'est un centre de ressources sur la vieillesse et le vieillissement. Notre centre de documentation fonctionne bien. Il propose 8 500 ouvrages ou rapports, 300 périodiques français ou étrangers, 600 films... Ses bases de données comptent 50 000 références. Il est ouvert en libre accès aux spécialistes mais aussi à tous les acteurs de terrain, dont les travailleurs sociaux. Par ailleurs, nous assurons des formations et nous gérons des budgets d'étude pour des chercheurs. Sur le thème « Grandir c'est vieillir, vieillir c'est grandir », nous développons aussi un programme d'action sur la perception du vieillissement, qui s'adresse notamment aux enfants à travers le prix « Chronos » de littérature. Notre budget tourne avec un petit tiers de subventions et deux tiers de ressources propres.
Et que fait la présidente ?
- De la représentation ! [rires] J'ai la parole facile, je suis souvent appelée à intervenir dans des colloques, des formations... Je participe au comité de rédaction de notre revue trimestrielle, Gérontologie et société, qui explore toutes les évolutions sociales liées au vieillissement. Je suis aussi membre actif de la commission « droits et libertés », qui vient de réactualiser pour la troisième fois la « charte des droits et libertés de la personne âgée dépendante ». Une révision tous les dix ans, cela me semble bien... J'ai aussi collaboré à la rédaction de la « charte des professionnels en gérontologie », une excellente initiative menée dans le Limousin (3).
Vous avez également présidé l'Unafam [Union nationale des familles et amis de malades mentaux] dans les années 90. Que vous en reste-t-il ?
- J'ai une fille handicapée et je reste active dans les conseils d'administration de quelques établissements et services. Cette double compétence me permet de comprendre de l'intérieur les conflits qui affleurent, par exemple à la CNSA [caisse nationale de solidarité pour l'autonomie], entre associations de personnes handicapées et de personnes âgées. Côté handicap, il subsiste beaucoup de besoins insatisfaits - qui viennent d'être chiffrés à plus de 100 000 places (4)-, mais les places qui existent sont dans l'ensemble correctement financées. Pour les vieillards, il manque aussi des places, moins dramatiquement, en revanche elles sont mal outillées. Tout cela réclame beaucoup d'argent. Alors, même s'ils ne le disent pas avec ce cynisme, les uns n'ont pas envie qu'on leur pique des sous pour les autres. Ce n'est pas scandaleux. C'est douloureux, c'est difficile, cela va encore occasionner des discussions un peu sèches, mais c'est inévitable.
Les organisations de défense des personnes âgées sont encore bien faibles par rapport à celles qui s'activent dans le domaine du handicap...
- Normal. D'instinct, on est beaucoup plus combatif, plus féroce, pour ses petits que pour ses vieux. C'est vrai de toutes les espèces animales : la survie du groupe est à ce prix. Etre civilisé, c'est transcender cet archaïsme atavique, changer de point de vue sur les bouches inutiles. Mais la civilisation, cela coûte cher. Le droit à la retraite avant d'être totalement décati, c'est un droit de sociétés riches...
Malgré les tensions entre les deux secteurs, la réflexion sur la convergence progresse. Bien sûr, vous êtes pour ?
- Et comment ! Le premier article que j'ai commis sur la façon de traiter les personnes fragiles sans barrière d'âge doit dater de 1991. J'ai toujours trouvé stupide qu'une politique dite de la vieillesse mélange deux questions. L'octogénaire en bon état, qui peut-être court moins vite mais vit banalement et heureusement chez elle (c'est la majorité), pose effectivement la question d'une société pour tous les âges. Que faut-il faire pour qu'elle soit bien dans la cité, y participe, y soit utile, et pas seulement à titre symbolique ? Et puis, il y a l'autre problème, lié mais différent, des maladies chroniques invalidantes, qui frappent plutôt des gens âgés, mais pas seulement. Bien sûr, à infirmité comparable, on ne vit pas de la même façon à 20, 40 ou 80 ans, on n'aime pas les mêmes musiques, on n'a pas les mêmes besoins. Mais cela n'empêche pas d'avoir les mêmes droits, le même système d'évaluation individualisée.
L'idée progresse dans le cadre du projet de cinquième risque (5)...
- Mais le combat n'est pas gagné. Même dans le dernier avis du conseil scientifique de la CNSA - dont je fais partie - il y a un paragraphe qui ne me plaît pas du tout. Il faut supprimer les discriminations, dit-il, mais peut-être qu'on peut ne pas avoir les mêmes outils d'évaluation et les mêmes prestations pour les [jeunes] handicapés et les vieux. Pas d'accord ! Cette distinction liée à l'âge a ressurgi aussi dans le discours prononcé par le président de la République le 21 septembre à l'occasion de la journée mondiale Alzheimer (6). Il dit beaucoup de choses sympathiques, mais il fait un cas particulier pour les « malades jeunes de moins de 60 ans », qui devraient bénéficier de « mesures spécifiques » de diagnostic, d'accès aux nouvelles thérapeutiques, de prise en charge. Si j'ai le malheur d'avoir une maladie d'Alzheimer à 57 ans, je bénéficierai de la prise en charge « jeune » et si je l'ai à 63 ans, je serai moins bien traitée ?
Je suis très fermement opposée à l'idée que, passé un certain âge, on n'a plus droit aux mêmes soins, à telle opération, à tel médicament, à une réanimation... A quel âge d'ailleurs ? En revanche, on doit s'interroger, au cas par cas, sur le bénéfice de tel traitement ou de telle intervention pour telle personne. Ques-tion technique et éthique horriblement difficile, mais seule légitime.
Comme tout le monde, je suis contre l'acharnement thérapeutique, mais je suis aussi contre toute perte de chances. L'âge est un paramètre important, mais ce n'est qu'un paramètre parmi beaucoup d'autres. Pour l'accès aux soins comme pour le droit à conduire une voiture ou à se présenter aux élections... Je refuse que l'on mette les gens d'abord dans une catégorie d'âge, de même que dans une catégorie ethnique ou autre.
Pendant la période électorale, vous avez participé au collectif « Une société pour tous les âges ». Avez-vous été surprise du peu d'empressement des candidats (7) à répondre à l'interpellation ?
- Pas tellement. Nous n'avons sans doute pas été de grands communicants, en tout cas envers les 12 millions de retraités et le grand public. Et puis, les candidats sont à l'image de la société. Combien de médecins ou de chercheurs s'entendent encore demander « Pourquoi diable t'intéresses-tu aux vieux ? ». Travailler sur les femmes ou sur les minorités religieuses, c'est beaucoup plus tendance.
Il reste que la société doit faire face à un réel défi du vieillissement et qu'elle ne s'y est pas assez préparée...
- On a deux problèmes très différents. Celui de l'accompagnement des vieillards fragilisés par la maladie ou le très grand âge. Il n'est pas encore bien traité, mais on en parle, cela va avancer.
Et puis celui des jeunes vieux, de leur activité sociale, et on commence seulement à y réfléchir. Bien sûr, c'est compliqué, dans un pays où il y a beaucoup de chômage et où on vous classe dans les seniors dès 50 ans, de dire qu'il faut travailler au-delà de 60, ce dont je suis persuadée. Cela reste incantatoire : que l'on commence par faire travailler les 55-60 ! Mais c'est absurde de se priver de la production de personnes parfaitement en état de travailler, qui pour certaines en ont envie, alors que les jeunes entrent de plus en plus tard dans la vie active. Il y a un siècle, les jeunes commençaient massivement à travailler à 14-15 ans. On meurt en moyenne à 80 ans. Le système ne peut perdurer avec la moitié de la population qui doit entretenir l'autre. Les travailleurs avaient raison de réclamer la retraite à 60 ans quand ils n'avaient plus à cet âge qu'une espérance de vie moyenne de quatre ou cinq ans. Mais maintenant ? Il faut peut-être ouvrir le droit à la retraite à 55 ans pour certains et à 70 ans pour les autres, selon la pénibilité du métier. Sans doute est-il difficile d'être aide-soignante après 55 ans ou d'enseigner avec enthousiasme pendant 45 ans. Mais ne peut-on faire autre chose après une formation ? C'est à mi-parcours, entre 40 et 50 ans, qu'il faut se poser la question. Le coup de la retraite progressive, cela n'a jamais marché. Je ne sais si l'idée resurgira. Le principe n'était pas stupide. En fait, la question est : que fait-on de 20 à 70 ans ? Mais les choses ne bougeront que lorsqu'on aura vraiment besoin de main-d'oeuvre.
On peut avoir une utilité sociale hors activité professionnelle...
- Bien sûr. Certains cadres, notamment, ont envie de se rendre utiles après la retraite, en partageant leurs savoirs par exemple. Mais je ne veux pas non plus qu'on soit obligé de justifier sa retraite en faisant du bénévolat, comme l'idée en affleure de plus en plus souvent.
Vous parlez des vieux... les autres ? Et vous, comment vous définissez-vous ?
- Comme une apprentie vieille dame ! Mais, en fait, je ne sais pas ce que cela veut dire. Il m'arrive de penser que mes fils sont de vieux cons ! En fait, la définition de la vieillesse que je préfère est celle-ci : est vieux celui qui a cinq ans de plus que moi [rires]. Cela reste valable à tous les âges...
(1) FNG : 49, rue Mirabeau - 75016 Paris - Tél. 01 55 74 67 00 -
(2) Secrétaire administrative à ses débuts, Geneviève Laroque a été longtemps haut fonctionnaire. Elle a été brièvement directrice de cabinet de deux ministres (Michel Gillibert et Théo Braun), fonction où elle s'est « sentie moins à l'aise », comme d'ailleurs à l'inspection générale des affaires sociales où elle a terminé sa carrière.
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