Les homosexuels âgés de 16 à 39 ans ont treize fois plus de risques de faire une tentative de suicide que les jeunes hétérosexuels, selon une enquête épidémiologique menée entre 1998 et 2003 (1). Isolement, solitude, repli sur soi font en effet partie du quotidien de ceux qui se découvrent un jour une attirance pour une personne du même sexe et se voient renvoyer l'image négative de l'homosexualité. « Aux prises avec l'incompréhension, voire avec la violence de leur famille, beaucoup d'entre eux sont contraints de fuir le domicile familial et se retrouvent dans l'errance, explique Nicolas Noguier, inspecteur de l'action sanitaire et sociale à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de l'Hérault. Le rejet éprouvé à nouveau au sein des dispositifs existants - personnel non formé, non sensibilisé ou homophobe - est alors insoutenable pour ces jeunes, qui, livrés à eux-mêmes et souvent désespérés, ne bénéficient d'aucune écoute, ni d'aucun guide pour une réintégration dans la société. »
C'est pour lutter contre cette exclusion que Nicolas Noguier a fondé, en 2003, l'association nationale Le Refuge (2) avec le soutien de la DDASS et du conseil général de l'Hérault. Celle-ci constitue la première tentative, en France, de proposer un hébergement d'urgence tenant compte des problématiques liées à l'orientation sexuelle. Une équipe pluridisciplinaire de bénévoles accueille un public composé de jeunes garçons et filles de 18 à 25 ans, informés par le site de l'association et les campagnes d'information qu'elle effectue, ou orientés par des structures sociales ayant repéré leur souffrance. « Les personnes que nous recevons sont toutes en situation de rupture familiale et confrontées à des difficultés sociales graves », souligne Nicolas Noguier. Preuve du vide social les entourant, leur rencontre avec l'association représente bien souvent la première occasion d'être simplement entendues. « Elles sont confrontées à un mal-être consécutif à l'isolement, que l'on ressent dès les premiers instants de l'accueil, constate Carine Bricaud, psychologue. Certains de ces adolescents ont subi, en plus des violences morales, des violences physiques de la part de leurs proches. Nous travaillons alors sur ce qui leur est arrivé. Mais ce qui leur est commun, c'est leur impossibilité à communiquer sur leur orientation sexuelle. »
Lieu d'écoute, Le Refuge est aussi un lieu de réinsertion. Lorsque le jeune manifeste le désir de rompre son isolement, une évaluation de ses besoins est effectuée à l'issue du premier entretien. L'équipe lui propose un accompagnement d'une durée de un mois renouvelable : soit des rencontres régulières, soit, lorsque la situation est particulèrement critique, un hébergement d'urgence dans un appartement-relais conventionné par la DDASS(3) ou, si ce dernier est occupé, dans un hôtel social (4).
« On essaie de leur permettre de se poser durant cette période, de prendre du temps pour eux à l'abri du besoin. C'est une période de retrait et de réflexion au sein de personnes qui ne les jugent pas et les aident à construire un projet de vie, raconte Carine Bricaud. Nous examinons aussi avec eux le rapport qu'ils entretiennent avec leur famille, car, même si la rupture a été violente et dans une certaine mesure indélébile, beaucoup gardent l'envie de renouer les liens. »
« Si la décision de la personne que nous accueillons est de reprendre contact avec ses parents pour essayer de réintégrer le milieu familial, nous entamons une médiation familiale en tenant compte de la volonté de chacun. Mais rien n'est imposé, ajoute Nicolas Noguier. Si au contraire le jeune décide de faire une rupture totale avec sa famille et sa région d'origine, nous l'aidons à chercher un travail et un logement. »
Conseillère en insertion à la mission locale des jeunes de Montpellier, Françoise Charpentier complète cet accompagnement psychologique et social par la mise en place d'un plan d'insertion adapté à chaque situation. « Parfois, la première action consiste simplement à leur redonner des papiers d'identité. » Pour cette professionnelle impliquée dans l'insertion depuis une vingtaine d'années, l'action menée auprès des jeunes gays en situation d'errance est spécifique. « Leur problématique est non seulement celle de l'exclusion, de la déqualification et du désoeuvrement, mais aussi et surtout celle du rejet violent dont ils se sentent victimes : celui de leur famille, celui qu'ils peuvent connaître dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale [CHRS] ou dans la rue et celui qu'ils continuent d'expérimenter dans certaines administrations lorsqu'ils viennent faire rétablir leurs droits. » Difficile dans ces conditions de refaire seul le chemin pour trouver sa place dans la société. D'où l'assistance dont bénéficie chaque usager dans ses démarches administratives et les différents rendez-vous fixés lors de la construction de son projet personnalisé. « Leur soutien permanent est d'autant plus nécessaire, ajoute Françoise Charpentier, que la situation dans laquelle ils sont leur fait courir des risques. Nombre d'entre eux n'ont ni argent, ni qualification, ni métier, il est alors facile «d'aller sur le boulevard», comme ils me disent. »
Ce « boulevard » est la hantise des acteurs du Refuge. A Montpellier, ville reconnue pour accueillir une forte population homosexuelle, les risques de prostitution sur les lieux de rencontre gay pour ces jeunes en situation d'errance sont en outre multipliés. « Il existe un lien avec le rejet social dont ils sont victimes. 70 % des personnes que nous suivons ont connu des passages plus ou moins longs dans la prostitution. Des épisodes qui peuvent aller d'une soirée à des ancrages de plusieurs années », commente Carine Bricaud. Un sujet toutefois qui continue d'être tabou (5). « Ces jeunes éprouvent beaucoup de difficulté à en parler... quand ils acceptent d'en parler. Les réseaux sont multiples, et les raisons qui amènent à la prostitution sont elles-mêmes très diverses et ne sont pas uniquement financières. L'idée d'autodestruction n'est jamais éloignée. »
En 2006, l'association - dont neuf usagers sur dix sont des hommes - s'est engagée dans des actions de prévention et de sensibilisation auprès de jeunes garçons en danger, ou victimes, de prostitution. En partenariat avec des collectifs montpelliérains impliqués dans l'aide aux prostitué(e)s, ses membres se rendent sur les lieux de rencontre gay pour discuter avec des adolescents des risques qu'ils courent en cédant à la « clientélisation » et leur proposer un suivi social en vue d'une réinsertion. Para-llèlement, l'association souhaite dresser un état des lieux de la prostitution masculine dans l'agglomération montpelliéraine. Ce premier jalon permettrait, estime-t-elle, de sensibiliser les pouvoirs publics à ses conséquences dramatiques sur les parcours de vie.
L'accompagnement repose sur une dizaine de bénévole actifs. D'où l'impor-tance de leur motivation pour prendre en charge ces jeunes fragilisés. « On ne demande à personne son orientation sexuelle, mais bien d'avoir une fibre sociale très développée », précise Nicolas Noguier. Les accompagnateurs - âgés de 20 à 60 ans et engagés avec l'association par une « charte du bénévolat » - sont en majorité des travailleurs sociaux (médiatrice familiale, éducateur spécialisé, psychologues...). Tous ont connu, à des degrés divers, du fait de leur trajectoire personnelle ou parce qu'un de leurs enfants ou un proche en avait souffert, ce sentiment d'isolement qu'éprouvent les personnes qu'ils accompagnent. « Après deux rencontres, on sent s'ils correspondent au profil souhaité et on les implique petit à petit dans l'association, d'abord en tant qu'observateurs, puis en les plongeant dans des suivis en binôme avec un accompagnateur bénévole expérimenté. »
A cette période de probation, s'ajoutent des actions de formation sur les conséquences de l'homophobie, qui finit par être intériorisée chez les adolescents, et sur les comportements à risques qu'elle peut induire chez eux. « Indispensable », estime Myriam Messina, qui après avoir découvert l'association dans le cadre de ses études de sociologie, accompagne aujourd'hui un adolescent qui se prostitue : « C'est une relation très particulière. Il est nécessaire de toujours recadrer, de prendre de la distance, pour montrer à la personne qu'une autre vision de la vie est envisageable. » Un travail de confidente qui l'amène à guider le jeune adulte tout au long des étapes du projet qu'il met en place avec l'association. Bilan psychologique, bilan professionnel, administratif, recherche de logement, d'un travail, l'emploi du temps est souvent très serré en raison de la durée limitée des accompagnements. « On apprend beaucoup auprès de ces jeunes, explique Myriam Messina. De voir d'où ils viennent, ce qu'ils ont vécu et les choix qu'ils ont dû assumer a finalement quelque chose de très encourageant. »
Sur 200 appels téléphoniques ou messages électro-niques reçus à l'association en 2006, les trois quarts traduisent essentiellement un besoin d'écoute. Les autres interlocuteurs sont en situation de rupture familiale, réelle ou anticipée, et/ou en situation d'urgence. Le bouche-à-oreille aidant, l'association est de plus en plus sollicitée. Aussi les bénévoles ont-ils dû compléter leur tâche d'accompagnement avec des séances d'écoute téléphonique et les psychologues ajouter au face-à-face le soutien à distance. L'association est en outre contactée par un nombre grandissant de structures sociales et médico-sociales. « Des éducateurs spécialisés de CHRS nous appellent de toute la France pour nous signaler des jeunes en détresse par rapport à leur homosexualité », témoigne Nicolas Noguier.
Conséquence : sa capacité d'intervention limitée conduit l'équipe à orienter les publics vers des partenaires - psychologues, hôtels sociaux, associations d'écoute, etc. Celle-ci cherche donc à consolider ou à installer des relais dans quelques grandes métropoles, comme à Paris où l'ouverture d'une antenne est prévue pour 2008. Parallèlement, elle entend poursuivre ses actions de sensibilisation contre l'isolement des adolescents et des jeunes majeurs victimes d'homophobie et en rupture familiale. Toutefois, l'urgence reste toujours aussi vive : « Rien n'a changé pour les jeunes homosexuels. Il y a, certes, une tolérance, mais celle-ci demeure hypocrite, déplore Nicolas Noguier. Si personne ne peut faire à leur place le chemin nécessaire pour qu'ils se sentent dignes d'être aimés en s'aimant d'abord eux-mêmes, il est en revanche de notre devoir de développer les appuis possibles pour que tous ces jeunes en situation de fragilité temporaire acquièrent cette confiance en eux, condition indispensable pour une vie autonome. »
Les demandes d'aide reçues au Refuge témoignent d'une détresse d'une ampleur insoupçonnée. C'est par exemple une veille de Noël que François, 18 ans, a contacté l'association avec un courriel pudique intitulé « Adolescent en quête de repères ». Chassé du domicile à l'âge de 15 ans après que son homosexualité a été découverte, il était entré depuis dans la prostitution et pensait au suicide. Pour d'autres, le quotidien de la rue dans laquelle ils sont jetés se transforme en cauchemar. Comme Malek, 24 ans, français d'origine algérienne, qui raconte à l'équipe son cortège d'insultes et de brimades, et ses tentatives d'automutilation. Par ailleurs, l'association note une évolution de son public. De plus en plus de demandes viennent de jeunes issus de familles immigrées confrontés à une hostilité particulièrement vive de leurs proches qui interdit tout recours à la médiation familiale, objet pourtant essentiel du dispositif. Le travail du psychologue consiste alors à les armer pour ce deuil.
(1) Par l'association Aremedia avec la collaboration de l'Inserm.
(2) Association nationale Le Refuge : 31, rue de Chio - 34000 Montpellier - Tél. 08 70 26 46 08 -
(3) Un deuxième appartement-relais est en cours de conventionnement avec la DDASS.
(4) L'association fonctionne avec un budget annuel de 20 000 € couvrant les dépenses d'hébergement pour sa plus grande part et les secours alimentaires.
(5) Ainsi l'enquête Presse gay 2004, dont les résultats ont été rendus publics le 23 juin 2007 par l'Institut de veille sanitaire et l'Agence nationale de recherche sur le sida, détaille l'augmentation des comportements sexuels à risque parmi la communauté gay sans faire aucune allusion au phénomène de la prostitution.