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Les limites de la stratégie de l'« écrémage des pauvres »

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Malgré l'insistance de Martin Hirsch, les associations de lutte contre l'exclusion n'ont pas voulu apposer leur signature au bas d'un document gouvernemental fixant l'objectif de réduire la pauvreté d'un tiers en cinq ans (voir ce numéro, page 43). Bruno Tardieu, délégué national d'ATD quart monde, explique les raisons du refus de son mouvement.

« Nous nous réjouissons de la volonté du gouvernement exprimée par Martin Hirsch de vouloir se donner des objectifs mesurables dans la lutte contre la précarité et la misère. Mais la méthode annoncée relève d'une efficacité à courte vue, et inquiète profondément les populations très défavorisées. Martin Hirsch propose de commencer par «la population charnière», celle qui est la moins pauvre parmi les pauvres. Ce type d'action ne pourra s'attaquer au «noyau dur» de la grande pauvreté vécue par nos concitoyens pour qui les précarités s'accumulent - formation scolaire insuffisante, faible revenu, logement indigne, santé physique dégradée, image de soi et des siens très abîmée.

La stratégie de commencer par le haut est très répandue dans le monde et dans l'histoire, elle est connue sous le nom d'«écrémage des pauvres». Il a été démontré que si cette stratégie peut satisfaire ses auteurs, elle contribue en fait à faire durer la misère et l'exclusion. Sans mauvaise intention, la tendance naturelle de toute action publique ou privée contre la misère est d'atteindre ceux qu'il est le plus facile d'atteindre et ceux avec qui les résultats se verront plus vite. Ce phénomène a été reconnu par certains acteurs de la lutte contre la pauvreté. Par exemple, l'Unicef a pris conscience en 1989 qu'elle soutenait les trois quarts des enfants défavorisés et ne parvenait pas à soutenir les 25 % qui en avaient le plus besoin, tant leur situation et la relation des institutions avec leur milieu sont détériorées. Deux rapports moraux de l'Unicef ont décrit ce défi et pointé le danger que des programmes réussis avec la population moins pauvre risquaient d'amener une marginalisation supplémentaire des plus pauvres.

Une étude des bonnes pratiques dans trois pays en collaboration avec ATD quart monde, intitulée Atteindre les plus pauvres, a ensuite montré qu'atteindre ceux-ci implique de créer des actions pour tous et non des actions spécifiques pour les plus démunis, mais en mettant des moyens supplémentaires pour leur permettre d'y participer.

Le choix de commencer par les moins pauvres parmi les pauvres est inacceptable éthiquement. Lors d'un accident de la route, commence-t-on par soigner les blessés les moins graves ? Quand d'autres avant nous ont lutté contre l'esclavage, ils n'ont pas dit «réduisons l'esclavage d'un tiers». Mais dans le domaine de la lutte contre la misère, à cause peut-être d'un fatalisme ancestral, on se dit «c'est déjà ça».

Une démarche contreproductive

Vouloir atteindre tous relève d'une autre démarche que celle de la réduction de la pauvreté, et amène aussi une autre forme d'efficacité. En effet la réduction de la pauvreté par le haut n'est pas seulement inacceptable au regard de l'éthique ou des droits de l'Homme. Elle est aussi contre-productive parce qu'elle a pour effet de démobiliser le principal acteur de la lutte contre la pauvreté : la population pauvre elle-même. Affirmer qu'un tiers va sortir de la pauvreté, c'est oublier l'effet de ce message sur nos concitoyens défavorisés, les premiers concernés. Ce message renforce les rivalités et la violence au coeur d'un milieu éprouvé, et mine la plus grande force que les populations pauvres détiennent : l'honneur de n'abandonner personne. En raison de leur expérience cuisante de l'exclusion, les personnes défavorisées savent que la solidarité, c'est la sécurité, c'est la survie. Malgré les forces extérieures considérables qui poussent les personnes pauvres à se désolidariser de leurs familles, de leurs proches, de leur milieu, à renier les valeurs de courage et de résistance qui y naissent envers et contre tout, leurs paroles et leurs actes disent qu'elles ne veulent abandonner personne. Ainsi le témoignage de cet homme : «Le fait d'avoir dormi dans la neige, ça reste marqué. Je refuse que quelqu'un n'ait rien, quitte à me priver moi-même. C'est plus fort que moi. Par exemple quand mon voisin vient et dit 'je n'ai rien à manger', je lui dis 'va chercher une assiette'.» Les personnes en situation de précarité et de grande pauvreté sont tellement sensibles aux logiques d'exclusion qu'elles ont une sorte de sixième sens quand elles les voient pointer le nez. Or une démarche d'écrémage ne fait que confirmer la logique d'exclusion et d'abandon des plus faibles et des plus fragiles. Accepter qu'une partie de la population reste dans la misère, c'est renforcer la croyance que la misère est fatale ; et c'est cela qui la perpétue.

Les nouvelles catégories qui nous viennent d'outre-atlantique, «travailleurs pauvres'', «précaires'' et «misérables'', ne sont pas inintéressantes dans la mesure où elles permettent de dénoncer qu'aujourd'hui même en travaillant on ne s'en sort pas. Mais il faut bien comprendre que dans une même famille, dans une même cage d'escalier, il y a une personne qui travaille et a du mal à joindre les deux bouts, une autre qui est au RMI, une troisième qui est découragée. Tout cela, c'est le même peuple de la pauvreté et de la misère, qui se soutient, qui s'héberge devant les carences de l'Etat. L'écrémage ne fait qu'en sauver quelques-uns qui auraient pu entraîner les autres, en enfonçant encore plus la majorité. L'écrémage est très classique aussi dans les oeuvres d'assistanat ; il permet de dire aux donateurs combien «on en a tiré de là», mais est totalement aveugle aux conséquences systémiques sur tout un milieu. L'écrémage enfin confirme pour la société entière qu'il est normal que certains réussissent et que les plus faibles soient laissés derrière, au mieux protégés, assistés, mais plus vraiment concitoyens avec des devoirs et des droits.

Oui, donnons-nous des objectifs chiffrés. Mais n'en restons pas à la seule mesure monétaire qui, de fait, ne marche qu'avec les moins pauvres des pauvres. La misère, ce n'est pas seulement être sans argent, c'est beaucoup plus global, grave et durable. C'est, par exemple, aussi être sans habitat digne, donc sans appartenance ; sans formation de base, donc sans outils pour l'emploi. Qu'en dix ans on fasse en sorte que tous soient logés, que tous les jeunes sortent avec une formation de l'école et puissent travailler, voilà des objectifs qu'il faudrait atteindre en plus d'augmenter les revenus.

Surtout, n'envoyons pas le signal aux populations déjà malmenées par la vie qu'on va parmi elles choisir un tiers qui sera soutenu par les pouvoirs publics. Quand, dans un quartier délabré, on affirme que tout le monde sera relogé dignement sans exception, quand, dans une classe, un enseignant affirme que tous les enfants apprendront, quand, dans une entreprise, on affirme que tous pourront se former aux nouvelles technologies, c'est coûteux, cela demande des efforts supplémentaires. Mais de telles ambitions ont une efficacité durable, car elles libèrent les forces de coopération et de fierté des plus fragiles comme des plus forts, ce qui est considérable. La précarité et la grande pauvreté sont des fléaux si profonds et anciens que s'y attaquer nécessite non seulement des mesures mais des avancées de civilisation, disait le Père Joseph Wresinski. L'urgence c'est de commencer. »

TRIBUNE LIBRE

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