Face à face, un agent de l'ANPE et un titulaire du RMI (revenu minimum d'insertion). Autour d'eux, un parterre de professionnels et d'usagers des dispositifs d'insertion assistent à l'échange comme au théâtre. Les deux interlocuteurs revivent une relation qu'ils connaissent parfaitement et qui, à peine quelques mots prononcés, aboutit à un dialogue de sourds. Flottement. Quelques com-mentaires de l'auditoire sur les raisons de l'impasse. Puis les deux protagonistes échangent leur rôle pour tenter d'infléchir la situation. La saynète, qui dure une minute, a requis un intense travail de préparation et de mise en confiance des professionnels et des usagers. Ses résultats - l'agent de l'ANPE et l'allocataire du RMI s'apercevront qu'il est très difficile de modifier l'issue de leur rencontre - seront analysés avec ceux provenant d'autres saynètes mettant en scène les différents aspects de la stigmatisation des publics de l'insertion.
Ce « forum-théâtre », organisé cette année sous la houlette de la DDASS (direction départementale des affaires sanitaires et sociales) de Dordogne (1), s'inscrit dans la démarche expérimentale d'évaluation de l'impact des dispositifs de lutte contre l'exclusion sur les bénéficiaires engagée par la DGAS (direction générale de l'action sociale). Objectif ? Proposer à terme une méthodologie d'évaluation associant les partenaires sociaux locaux et les usagers, et reproductible par l'ensemble des DDASS. « Il s'agit d'accompagner le mouvement général en faveur de la prise en compte de la parole des usagers, explique Micheline Gustin, adjointe à la sous-direction des politiques d'insertion et de lutte contre l'exclusion à la DGAS. En effet, les dernières lois mettent en avant la notion de parcours de la personne. Par ailleurs, la décentralisation appelle de la part de l'Etat une réflexion renouvelée sur la mesure de l'efficacité des politiques publiques. »
Une première étape a lieu en 2004 avec l'organisation, dans une dizaine de DDASS, de forums locaux regroupant des usagers et des professionnels de l'insertion et croisant leurs différentes expériences. « Cette génération de forums a permis de faire remonter des éléments concrets dans le cadre de la préparation de la première conférence nationale de lutte contre la pauvreté et l'exclusion, en juillet 2004 (2). A côté de tendances lourdes comme l'emploi ou le logement, il en est ressorti des indications extrêmement fines au plan local sur la perception que les usagers avaient des dispositifs et sur les lacunes de ceux-ci. On s'est rendu compte que nous pouvions aboutir à un outil de mesure de l'impact des dispositifs en ciblant mieux les thématiques », explique Marie-Hélène Déchaux, chargée de mission à la DGAS.
En 2005, la DDASS de Dordogne accepte de prendre le relais et de roder une méthode permettant d'associer les usagers à l'évaluation des politiques de lutte contre les exclusions. Le champ d'intervention est très resserré, puisqu'il s'agit de mesurer l'apport des dispositifs d'insertion par l'activité économique (IAE) sur les bénéficiaires (3). « Nous étions entre deux réponses possibles, explique Michel Laforcade, directeur départemental des affaires sanitaires et sociales. D'un côté, l'IAE n'est plus véritablement un domaine de compétence des DDASS, ce qui nous obligeait à persuader la DDTEFP [direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle], le conseil général et l'ANPE de bien vouloir participer à cette démarche d'évaluation. De l'autre, cette parole des usagers nous intéressait. La seule condition que nous avons posée, c'est qu'elle ne représente pas un coup d'épée dans l'eau, une concertation alibi, mais que l'exploitation de cette parole ait des répercussions concrètes dans le département. »
Sur cette base, un forum local est organisé par un comité de pilotage réunissant les partenaires locaux de l'insertion (conseil général, ANPE, caisse d'allocations familiales [CAF], DDTEFP, associations) auxquels se joignent des bénéficiaires des dispositifs. La méthode est simple : pendant une journée, dix professionnels et dix usagers doivent travailler en groupes séparés sur différentes facettes de l'insertion par l'activité économique, avant de se concerter collectivement pour aboutir à un diagnostic partagé. « On nous a posé beaucoup de questions à cette occasion, explique Didier Giroud, consultant chez IDRH, un cabinet de conseil en management et stratégie chargé du montage de l'opération. Est-ce qu'on n'allait pas manipuler les usagers ? Leur échantillonnage était-il représentatif ? On a répondu qu'il s'agissait d'une consultation approfondie, et qu'on ne préparait pas les gens. Leur droit au coup de gueule, à l'émotion, à la vérité allait aussi être pris en compte et analysé afin de ne pas aboutir à un consensus mou. »
De fait, les observations des usagers débordent les thèmes envisagés dans la phase de préparation. A côté de l'évocation attendue de problèmes de garde d'enfants ou de cumul d'activité et d'allo-cations, d'autres notions plus abruptes, comme celles de « lutte quotidienne » ou de « manque d'information », font irruption. « On a vu à cette occasion qu'il y avait beaucoup de choses à faire passer au niveau de notre image de personnes en difficulté d'insertion, témoigne Isabelle Razat, résidente d'un centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et membre du comité de pilotage. Les professionnels méconnaissent ce que nous pouvons vivre et ignorent à quel point un parcours d'insertion est une galère ». « C'est parti dans tous les sens, reconnaît Marie-Claire Rochette, assistante sociale à la DDASS, qui assistait à la rencontre. Cette souffrance exprimée par les gens n'est pas nouvelle. On la connaît au quotidien, mais qu'elle puisse être exprimée et entendue par des représentants institutionnels et des associations au même moment était très important. C'est aussi ce passage de la parole individuelle à la parole collective qui peut nourrir les politiques publiques. »
La démarche d'évaluation des dispositifs d'IAE est poursuivie en s'appuyant sur le diagnostic réalisé par les bénéficiaires et les professionnels. De tous les points abordés lors de ce premier forum, la stigmatisation éprouvée par de nombreux allocataires du RMI dans leur parcours d'insertion est revenue de façon récurrente. L'idée est donc d'étudier les modalités de l'accueil dans les institutions à partir des témoignages et des propositions des usagers. « Il convenait d'identifier clairement les freins et les leviers permettant de lutter contre cette stigmatisation pour permettre aux institutions concernées, à partir d'un diagnostic partagé avec leurs publics, de mettre en oeuvre des démarches qualité », explique Karine Trouvain, inspectrice à la DDASS de Dordogne.
Avec l'appui méthodologique de deux bureaux d'études (les cabinets Bers et Arsis de Bordeaux), le concept de « forum participatif » est affiné. Il fait place au nord du territoire de la Dor-dogne à des « forums-ateliers » réunissant des usagers et des professionnels autour d'expériences vécues. Au sud, des « forums-théâtre » jouent, eux, sur la distanciation des relations entre les acteurs qu'induit leur mise en situation. Deux stratégies complémentaires autour d'une même question : « Comment étudier la stigmatisation des allocataires du RMI, alors que la construction de la catégorie est en soi stigmatisante ?, explique Daniel Surprenant, sociologue au cabinet Arsis et organisateur des forums-théâtre. Aucune des méthodes classiques de la sociologie ne prend en compte le ressenti d'une personne en insertion. Plutôt que d'imposer notre savoir extérieur, nous tentons d'objectiver la situation à partir de la parole des personnes, qui elles-mêmes parviennent à objectiver les processus dans lesquels elles sont. »
Les propositions remontant de cette seconde génération de forums ont été remises en septembre. Elles feront l'objet d'une restitution publique en décembre prochain devant les professionnels, les représentants institutionnels et les usagers. Ces propositions viennent « consacrer l'expertise de l'usager, commente Karine Trouvain. L'enjeu est de faire la part entre la stigmatisation qui tient au comportement d'une personne et celle qui relève de l'institution. Dans ce dernier cas, nous sommes bien dans des politiques d'accueil dont l'adaptation dépend de la direction et de l'attitude globale des agents. » Après ? Tout dépendra de la persuasion dont feront preuve les différentes administrations impliquées, selon l'inspectrice : « Nous verrons avec le comité de pilotage ce qui pourra être directement applicable par les institutions sous notre tutelle ou ce qui nécessitera de notre part un «magistère d'influence» auprès des autres administrations : conseil général, Assedic, CAF... »
L'exercice reste néanmoins difficile. « Si on ne veut pas qu'elle ne soit qu'un coup médiatique, cette démarche requiert un engagement important de l'ensemble des partenaires. Ce qui se traduit par un apprentissage collectif, une modification des pratiques institutionnelles et un retour d'information systématique auprès des publics », explique Michel Laforcade. Au point qu'une formation à l'évaluation participative, réalisée en collaboration avec la DGAS et l'ENSP (Ecole nationale de la santé publique) (4), a été expérimentée fin 2006 auprès des agents de l'Etat, des collectivités territoriales et des représentants associatifs du département. « Il fallait donner un même niveau de connaissance à l'ensemble des partenaires souhaitant s'impliquer dans l'évaluation participative, souligne Marie-Hélène Déchaux, qui a piloté l'opération pour la DGAS. Non seulement pour que se développe un langage commun, mais aussi pour alimenter une réflexion sur la spécificité des outils d'évaluation auprès des publics en grande difficulté. »
Aujourd'hui, une commission composée du conseil général de Dor-dogne, de la DDASS et d'associations spécialisées réfléchit aux réponses à apporter au problème de la mobilité, lui aussi largement abordé par les usagers. Le conseil général a déjà inscrit la question dans les orientations de son plan départemental d'insertion 2006-2008, et chaque allocataire du RMI peut bénéficier, depuis septembre 2006, d'une « régie d'avance » destinée à répondre en urgence aux frais de déplacement engagés pour ses démarches d'emploi ou de formation. D'autres pistes sont encore à l'étude, comme un projet de plate-forme départementale de mobilité, qui viendrait centraliser les demandes et les offres de déplacement. A charge pour les services de l'Etat de compléter l'action engagée par le département auprès des allocataires du RMI pour « trouver des solutions, notamment financières, pour les publics de l'insertion sous sa responsabilité ».
La même logique participative a conduit à la mise en place d'un dispositif pérenne permettant d'associer les résidents des CHRS à la préparation du schéma départemental d'accueil, d'hébergement et d'insertion, qui doit être bouclé à la fin de l'année. « Nous souhaitons qu'un comité des usagers fasse entendre sa voix, deux ou trois fois par an, au niveau départemental, et vienne nous dire ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas », explique Karine Trouvain. Un appui méthodologique a, en ce sens, été apporté aux équipes des CHRS pour qu'elles puissent repérer et accompagner des résidents « référents ».
La DDASS de Dordogne envisage désormais de généraliser la participation des usagers à l'évaluation de l'ensemble des politiques publiques relevant de l'Etat. Hôpitaux, établissements et services sociaux et médico-sociaux sous sa tutelle, tous pourraient se voir imposer comme critère de qualité la présence de représentants des usagers dans leurs conseils d'administration, avec le mandat de faire remonter l'avis de ces derniers sur les dispositifs.
« On peut se demander pourquoi une DDASS pousse à ce type de dynamique, répond par avance Michel Laforcade. Mais si d'aventure il ne nous restait qu'une compétence dans les prochaines années, ce serait précisément celle de l'évaluation des politiques publiques. Et le moins que l'on puisse faire, c'est d'être en capacité de s'assurer que ces politiques publiques ont une valeur ajoutée pour les usagers. »
Pour la DGAS, la phase expérimentale est désormais considérée comme « bouclée ». D'autres DDASS seront formées en 2008 à l'évaluation participative selon une procédure désormais bien éprouvée. A cette fin, la DGAS réfléchit à une refonte des crédits alloués à la participation des usagers. Piste évoquée par Marie-Hélène Déchaux : « un financement pluriannuel spécifique, permettant aux structures de mettre en oeuvre des actions d'évaluation participative à long terme. »
Comment allez-vous étendre la démarche d'évaluation participative à l'ensemble des services déconcentrés de l'Etat ?
Micheline Gustin : Vouloir généraliser cette approche de manière autoritaire ne fonctionnerait pas. Le recueil de l'avis des usagers ne s'improvise pas. Il requiert prudence, déontologie et savoir-faire. C'est pourquoi nous ne souhaitons pas contraindre, mais convaincre de la plus-value que représente l'écoute de la parole des usagers dans l'évaluation et la définition des politiques publiques. Pour cela, il faut du temps, de la méthode et des outils.
C'est la voie dans laquelle la direction générale de l'action sociale s'est engagée depuis plusieurs années pour appliquer les exigences de la participation des usagers inscrites dans différentes lois : celles contre les exclusions de 1998, du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale, et sur le handicap du 11 février 2005. Il s'agit aussi de répondre à la demande de citoyenneté qui s'exprime au travers des revendications légitimes des personnes pour un égal accès aux droits sociaux et leur participation aux questions qui les concernent. C'est avec pragmatisme et modestie que nous cherchons à impulser ces démarches participatives et à faire évoluer les cultures professionnelles, tant sociale qu'administrative. Mais nous sommes convaincus que les services déconcentrés de l'Etat ont un rôle à jouer aux côtés de leurs partenaires pour faire face à ces enjeux de citoyenneté et de cohésion sociale.
Comment inscrire ce mouvement dans la durée ?
- La prise en compte de l'avis des bénéficiaires des politiques publiques se situe au même niveau que celui des acteurs institutionnels ou professionnels. Elle répond à notre souhait de développer une nouvelle gouvernance dans le champ de la cohésion sociale. Dans le cadre de la décentralisation, le chef de file de l'action sociale est le département, mais l'Etat conserve un certain nombre de prérogatives sur l'emploi, le logement, l'exclusion. L'intrication des problèmes, le partage des compétences entre les acteurs et les niveaux de responsabilité appellent donc sur les territoires des modalités de travail concertées autour d'objectifs stratégiques, dont on doit pouvoir mesurer le degré de mise en oeuvre.
Mais la volonté n'est pas suffisante pour engager localement cette dynamique de travail. Il importe de s'appuyer sur des outils. Ainsi, les commissions départementales de la cohésion sociale, qui vont se mettre progressivement en place (6), ont vocation à fédérer, sous l'égide des préfets, l'ensemble des acteurs. Dans ce cadre, les forums locaux ou les rencontres territoriales de lutte contre l'exclusion peuvent être utilisés pour mobiliser davantage l'expertise des bénéficiaires. De la mise en oeuvre de cette gouvernance locale dépendra l'instauration d'une interactivité entre le niveau local et national.
Ces démarches préfigurent donc un processus d'évaluation permanent ?
- Une des prochaines étapes est en effet de développer au niveau national un travail sur l'évaluation des schémas départementaux d'accueil, d'hébergement et d'insertion, tel que l'expérimente la DDASS de Dordogne. Ces schémas sont de la responsabilité de la DDASS, mais on peut imaginer qu'ils soient repris dans les schémas départementaux d'organisation sociale et médico-sociale pilotés par le conseil général.
Propos recueillis par M. P.
(1) DDASS de Dordogne : Cité administrative - 24016 Périgueux cedex - Tél. 05 53 02 27 27.
(3) Parallèlement, la méthode a été testée au niveau régional sur l'accès aux soins avec la DRASS du Limousin et au niveau du territoire d'Aubagne-La Ciotat sur l'accueil, l'hébergement et l'insertion avec la DDASS des Bouches-du-Rhône.
(4) Devenue depuis le 1er janvier 2007 l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP).
(5) Micheline Gustin est adjointe à la sous-direction des politiques d'insertion et de lutte contre l'exclusion à la DGAS.
(6) Conformément à la circulaire du 3 avril 2007 - Voir ASH n° 2509 du 25-05-07, p. 14.