« Réformes des diplômes d'éducateur spécialisé, de moniteur-éducateur, d'assistant de service social, d'auxiliaire de vie sociale et d'aide médico-psychologique (1)... Quelle est la commande sociale qui sous-tend ces évolutions ? Quelle fonction confère-t-elle au travail social aujourd'hui ? Ce type de questionnement n'est pas nouveau mais il intervient dans un contexte renouvelé.
Depuis le XIXe siècle, s'est imposée une conception de la société dans laquelle l'individu est premier, où il s'émancipe de sa lignée, de ses groupes d'appartenance. La famille, la communauté, n'interviennent plus de la même manière dans la régulation des comportements. Chacun peut, voire doit, exister par lui-même. L'expression des sentiments intimes devient l'outil universel de la réalisation de soi. Les buts de l'individu et ceux de la société coïncident : il s'agit pour le premier de se trouver lui-même, trouvant du même coup sa place. L'identité ne se construit plus par rapport à l'autre, mais par soi-même au travers de multiples expériences.
Le travail social n'échappe pas à cet individualisme. Il est même une des conséquences de ce reflux des solidarités traditionnelles. L'individualisme est également largement intégré aux méthodologies d'intervention des professionnels. Dans la recherche de l'autonomie, de la socialisation, de l'insertion et de l'intégration, les travailleurs sociaux se concentrent sur les attentes, les projets de leurs «usagers». Pour cela, la «relation duelle» est très souvent privilégiée et l'obligation de «se raconter» devant les travailleurs sociaux n'a pas seulement une visée pédagogique ou éducative, elle est implicitement la contrepartie de la dette (sociale) que contracte la personne qui bénéficie d'un accompagnement ou d'une aide. Le travail social est imprégné par l'individualisme.
La réforme des diplômes prolonge cette logique. Les critiques qui la trouvent technocratique, «déshumanisante», font erreur : elle n'est finalement que l'expression de l'individualisme ambiant. Elle ne se limite pas à réaffirmer la place «centrale» de l'individu dans les objectifs du travail social. Elle insiste sur le lien qui doit être fait entre l'individu et la société. Précisons qu'il ne s'agit pas de créer du «lien social» car, comme l'explique François de Singly (2), l'individualisme est profondément «relationnel». Il n'y a pas d'incompatibilité entre individualisme et lien social. C'est plutôt la nature du lien social qui est en question.
Appréhender la réforme ainsi permet de mieux comprendre l'apparition et l'importance du travail inter-institutionnel, du travail partenarial ou encore de l'approche territoriale. Le colloque «singulier, ineffable et indicible» avec l'usager s'ouvre. Il se partage. Les ressources extérieures à l'équipe, au service, à l'institution, à l'association, à la collectivité territoriale, devront être plus systématiquement mobilisées. Et ce, de manière formalisée, structurée et intelligible, d'où la place accordée également à la méthodologie de projet dans la réforme. En somme, avec cette réforme, c'est le centre de gravité du travail social qui est légèrement déplacé. Le rapport entre individu et société devient son objet manifeste et l'enjeu principal, ce qui modifie les compétences attendues.
La professionnalisation du travail social s'est accompagnée d'un éclatement en mille métiers, et surtout en mille tâches spécifiques, mouvement accentué à partir des années 1980. La multiplication quantitative et qualitative des intervenants a complexifié la lecture qui pouvait être faite du travail social. D'une certaine manière, cette réforme est aussi une tentative de clarification de ce champ professionnel. Elle a pour vocation d'ordonner en partie le travail social ou, en tout cas, de le rendre plus intelligible et de rendre plus intelligibles les compétences qu'il mobilise. Elle permet de renforcer la légitimité de ces métiers, notamment vis-à-vis des métiers émergents et moins formalisés de l'intervention sociale ou de l'aide à la personne. Par extension, elle rend caduque la crainte évoquée parfois de refonte ou de disparition de certains métiers. Cette clarification doit également contribuer à sortir de la logique de la «main négative», qui fait que les travailleurs sociaux ont beaucoup de mal à formuler «de manière positive leur spécificité professionnelle dont personne ne doute mais que personne ne peut définir directement...», comme le soulignent François Dubet et Joël Zafran : «le travail social se définit par ce qu'il n'est pas, il n'a pas de centre et se construit en creux comme dans la technique de la main négative où le peintre appose sa main sur la paroi de la grotte et passe la couleur autour» (3).
Comme la loi rénovant l'action sociale, ces réformes ancrent explicitement le travail social dans les mouvements «tectoniques» de notre société et le positionne sur l'échiquier des politiques publiques. Elle en redessine les contours et en reprécise les fonctions sociales et politiques. La réforme des formations propose une valorisation de la place que le travail social occupe entre l'individu et la société, valorisation de sa fonction socialisatrice. Elle bouscule sans doute un peu certains idéaux. De même qu'elle rend désuète l'illusion historique de l'autonomie de ce groupe socioprofessionnel... Elle réclamera sans doute un temps d'adaptation, en premier lieu pour les centres de formation en travail social, dont certains émettent à contre-temps d'étonnantes critiques ou parfois rechignent à intégrer le changement. Cette réforme n'est pas révolutionnaire. Elle reflète les transformations de notre société. Elle ne remet pas en cause l'esprit du travail social et son éthique. Au contraire, elle les met en relief. »
(1) Voir respectivement ASH n° 2509 du 25-05-07, p. 5, n° 2509 du 25-05-07, p. 5, n° 2370 du 27-08-04, p. 29, ce numéro, p. 25 et n° 2471 du 29-09-06, p. 17.
(2) L'individualisme est un humanisme - Editions de l'Aube, 2005.
(3) Le déclin de l'institution - François Dubet - Seuil, 2002.