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Les travailleurs sociaux en première ligne pour briser l'engrenage

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Une recherche-action réalisée à Nantes par le CREAI Pays-de-la-Loire auprès de femmes bénéficiant de l'aide d'associations spécialisées revient sur les phénomènes de transmission transgénérationnelle de la violence. Elle met pour la première fois en évidence l'importance du rôle des travailleurs sociaux - considérés comme « témoins actifs » - pour stopper cette spirale par l'écoute de la souffrance et le rappel de la loi.

« Violences conjugales. Parlez-en avant de ne plus pouvoir le faire » : tel est le slogan choisi, mi-mars, pour faire connaître le 3919, numéro de téléphone national unique destiné aux victimes comme aux témoins de violences conjugales (1). De fait, le rôle de ces derniers est capital. A condition, néanmoins, qu'ils ajoutent foi à la parole des victimes et surmontent leurs réticences à intervenir. C'est loin d'être toujours le cas. Ainsi, la passivité des professionnels de santé qui, pourtant, sont souvent les premières personnes auxquelles se confient les femmes victimes de violences conjugales, a clairement été pointée par un groupe d'experts réunis autour du professeur Roger Henrion (2). Des recherches réalisées dans différents pays sur les femmes battues par leur partenaire font également apparaître que les intéressées ont très majoritairement parlé des sévices subis à quelqu'un de leur entourage ou à des professionnels, en particulier des médecins ou des gendarmes. Mais elles ont rarement été écoutées, crues et secourues (3).

Intervenant depuis plus de 20 ans, à Nantes, auprès de femmes victimes de violences sexuelles, d'abord au sein du Mouvement français du planning familial, puis, depuis 1996, dans le cadre de l'association D'une rive à l'autre qu'elles ont fondée, Monique Chon, psychothérapeute, et Dominique Rialland, psychologue, font le même constat. Les femmes qu'elles ont aidées avaient été nombreuses à tenter de faire connaître leur situation, sans trouver le soutien escompté. Or, « à partir du moment où elles voyaient reconnaître leur qualité de victime, c'est-à-dire qualifiés les actes commis à leur encontre - dont certaines s'attribuaient tout ou partie de la responsabilité -, on observait, dès le premier entretien, la métamorphose stupéfiante de ces femmes abattues, qui se redressaient physiquement et psychologiquement », soulignent les thérapeutes. Un terme était mis à des mauvais traitements subis parfois depuis des années et de la part de différents agresseurs, comme à ceux que certaines des mères exerçaient sur leurs enfants.

Convaincues qu'une souffrance entendue ne sera pas le ferment d'une nouvelle violence, les deux professionnelles ont confié au CREAI Pays-de-la-Loire la réalisation d'une recherche-action sur les phénomènes de transmission transgénérationnelle de la violence (4). L'étude a été menée en 2006 auprès de femmes reçues au sein D'une rive à l'autre et de trois autres associations d'aide aux victimes de violences (5), avec le soutien de la communauté urbaine de Nantes, de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de Loire-Atlantique, de la délégation régionale aux droits des femmes et de plusieurs municipalités de la région nantaise. Les commanditaires de la recherche - qui met en avant le rôle décisif des professionnels - sont désormais sollicités par diverses institutions pour faire connaître les conclusions aux intervenants sociaux et médico-sociaux.

L'étude a porté sur 27 femmes volontaires, âgées de 20 à 65 ans. Célibataires ou vivant en couple, elles appartiennent à différents milieux socio-culturels. Toutes ces femmes, dont environ la moitié a des enfants, avaient été victimes de violences physiques et/ou sexuelles, conjugales ou non, qui avaient cessé depuis qu'elles avaient engagé un processus de reconstruction avec l'aide d'une association. Si chaque histoire de vie est singulière, les témoignages des participantes mettent en évidence que, dans la majorité des cas, leurs propres parents ont subi des mauvais traitements physiques et/ou sexuels lorsqu'ils étaient enfants, ou bien connu d'importants traumatismes au cours de leur existence (abandon, guerre, déracinement, humiliations...). Ce qui caractérise ces situations, c'est qu'elles étaient restées dans le non-dit. Les émotions, la souffrance, la révolte n'avaient pas été exprimées et, en conséquence, n'avaient pas été entendues comme légitimes. « C'est d'ailleurs parfois lorsque les femmes ont parlé des agressions subies que leurs parents, les mères principalement, ont révélé avoir été victimes de semblables sévices », précise Marie-Hélène Bouvry, conseillère technique au CREAI, qui a coordonné cette recherche.

« Ma mère savait »

Les femmes rencontrées ont également vécu leur enfance dans un climat de violence. Violence du père contre leur mère, rupture des liens affectifs (suicide de la mère, décès des deux parents, mort de frères et soeurs, rejet par leur famille) et/ou mauvais traitements subis : coups, utilisation de leur force de travail, attouchements, inceste, viols par des demi-frères, des cousins, le fils de la nourrice... De l'ensemble de leurs témoignages, il ressort que ces femmes n'ont alors, quasiment, jamais trouvé de protection dans leur milieu familial. Pourtant, « ma mère savait », « ma soeur s'en doutait », « mon père l'avait appris », « j'en avais parlé à ma belle-soeur », expliquent certaines d'entre elles. Mais, même lorsque la réalité des sévices subis n'était pas niée par l'entourage, cette connaissance n'a pas été suivie d'effets. Rendant confus le repérage du statut d'agresseur et de victime et ajoutant à la culpabilité ressentie par celle-ci, certains proches vont d'ailleurs présenter l'auteur des violences comme une personne vulnérable, que sa victime devrait inciter à se faire aider.

En dehors de la famille, quand les comportements des fillettes ou des adolescentes se sont modifiés à la suite des agressions subies - soudain décrochage scolaire, troubles somatiques divers apparemment inexplicables, tentatives de suicide -, ces signaux n'ont pas été repérés à l'école, ni par des médecins. A quelques reprises, cependant, des femmes évoquent les interventions de professionnels, mais qui sont restées trop réduites ou non pertinentes, comme la prescription de Valium ou l'orientation vers des classes d'adaptation, pour lutter contre leurs cauchemars ou leurs difficultés scolaires.

De ce fait, « ce qui a prévalu, c'est la loi du plus fort, vécue comme une fatalité » et une grande fragilisation de ces femmes qui contribuera au fait qu'elles deviendront, souvent, une victime désignée pour de futurs agresseurs, commente Dominique Rialland. Il y aurait ainsi une répétition du traumatisme, ajoute la psychologue : « une femme maltraitée dans son enfance risque plus, adulte, d'être violée, battue, harcelée au travail, jetée dans la prostitution, successivement ou dans le même temps ».

Mal armées pour se défendre, les femmes ne le sont pas mieux pour protéger leurs enfants. Toutes les mères rencontrées n'exerçaient pas de violence à leur encontre. Mais, dans leur ensemble, elles faisaient montre avec eux de comportements inadéquats, à l'instar d'une mère qui avait été sexuellement abusée par son père et envoyait ses enfants en vacances avec lui « pour qu'ils aient, quand même, un grand-père ». Dans la majorité des cas, explique Monique Chon, « ces femmes sans repère ni modèle maternel solides ont du mal à occuper une fonction parentale structurante ». En conséquence, leurs enfants développent souvent un fort sentiment d'insécurité intérieure et risquent, à leur tour, d'être à la merci du premier prédateur venu.

Pour autant, la transmission de la violence, soit aussi d'un rapport au monde où celle-ci est perçue comme la norme, n'a rien d'inéluctable. Mais encore faut-il pouvoir faire entendre sa souffrance et recourir à la loi, ce qui suppose de disposer d'un soutien approprié. Or si les femmes rencontrées ont pu bénéficier de cet appui, c'est parce qu'à un moment donné quelqu'un les a orientées vers une association d'aide aux victimes de violences. Un proche (oncle, ami, voisin) a parfois joué ce rôle décisif de « témoin actif » (6), mais, dans la plupart des cas, ce sont des professionnels - essentiellement des travailleurs sociaux, plus rarement des soignants ou des gendarmes - qui ont repéré la souffrance des intéressées. Cependant, l'incohérence fréquente de leurs récits n'incite pas les acteurs de terrain à croire d'emblée les femmes qui s'adressent à eux. Celles-ci peuvent également faire montre de comportements paradoxaux qui ne sont pas toujours compris, comme le fait de retourner chez l'agresseur. En outre, pour que la violence s'arrête, il faut que la femme accepte l'aide proposée. Or si le dépôt de plainte et le procès, quand c'est encore possible, sont des étapes essentielles pour reconquérir son statut de sujet, les victimes ont souvent besoin de temps pour se reconnaître comme telles, avec le droit d'accéder à la justice, fait observer Monique Chon.

Une dignité restaurée

Pour certaines des femmes ayant témoigné, le processus de reconstruction qu'elles ont entamé est trop récent pour en mesurer les effets. Les intéressées, cependant, ont insisté sur le fait qu'elles avaient déjà retrouvé le sentiment de leur valeur personnelle. Celles qui ont entamé ce travail depuis plusieurs années soulignent aussi que leur dignité a été restaurée et qu'elles sont (re)devenues actrices de leur vie. Très concrètement, certaines d'entre elles ont repris des études, trouvé un travail plus valorisant. Leur santé s'est améliorée, elles ne connaissent plus - ou moins - d'épisodes dépressifs. Leur façon d'être avec leurs enfants a aussi été modifiée, et plusieurs mères font d'ailleurs état de changements qu'elles ont notés chez eux : des problèmes de santé chez certains se sont arrêtés, d'autres connaissent de meilleurs résultats scolaires. « Cela a rendu mes enfants plus forts de voir que je n'acceptais plus », commente l'une de ces mères.

« C'est l'intervention d'un «témoin actif» qui a permis aux femmes rencontrées de se reconstruire et de transmettre à leurs enfants un autre rapport au monde et aux autres qui pourra leur éviter d'être à leur tour victimes et/ou agresseurs », concluent les chercheurs du CREAI. Aussi préconisent-ils de renforcer l'information du grand public sur les violences faites aux femmes et de développer la formation des professionnels à l'écoute et à l'accompagnement des victimes. Des formations, si possible interinstitutionnelles, pour améliorer le repérage des situations et l'articulation des interventions sociales, judiciaires et thérapeutiques. Car l'enjeu est bien de multiplier les possibilités de rencontre avec un acteur vigilant et éclairé qui, quelles que soient sa place et ses missions, peut contribuer à briser l'engrenage de la violence.

Un lourd héritage

Les phénomènes de reproduction de la violence, d'une génération à l'autre, ont surtout été étudiés sur le versant masculin des agresseurs. Différentes recherches mettent en évidence le lien entre les abus de toutes sortes subis par des petits garçons et la probabilité que, devenus adultes, ils usent de violence contre les femmes. Qu'en est-il pour les filles ? L'enquête nationale sur les violences envers les femmes (7) établit que les mauvais traitements physiques et/ou sexuels subis au cours de leur enfance multiplient par cinq le risque que courent les femmes d'être victimes de très graves violences conjugales (8). De leur côté, les mères maltraitées par leur partenaire frappent davantage leurs enfants que celles qui ne le sont pas (9).

Notes

(1) Voir ASH n° 2498 du 16-03-07, p. 12.

(2) Dans le cadre du rapport Les femmes victimes de violences conjugales, le rôle des professionnels de santé , voir ASH n° 2204 du 2-03-01, p. 8.

(3) Cf. Un silence de mortes. La violence masculine occultée - Patrizia Romito - Editions Syllepse, 2006 - 25 € .

(4) De la souffrance à la violence..., de la transmission transgénérationnelle à son interruption par témoin actif - 20 € - Disponible auprès de l'association D'une rive à l'autre : 4, rue Vauban - 44000 Nantes - Tél. 02 51 82 36 85 - dral.nantes@club-internet.fr.

(5) Il s'agit de SOS Femmes, structure de soutien aux femmes victimes de violences conjugales, du Mouvement du Nid, qui vient en aide aux personnes prostituées, et du CHRS l'Arc-en-Ciel qui accueille principalement des femmes victimes de violences.

(6) Cette notion de « témoin actif » est celle choisie par l'association D'une rive à l'autre pour définir la personne qui repère la violence subie chez une autre et se donne les moyens d'y mettre un terme.

(7) Cette enquête a été réalisée en 2000 auprès d'un échantillon représentatif de 6 970 femmes âgées de 20 à 59 ans - Voir ASH n° 2192 du 8-12-00, p. 5 et n° 2232 du 12-10-01, p. 12.

(8) Cette probabilité d'être victime de violences conjugales est multipliée par trois pour les femmes qui, enfants, n'ont pas subi de sévices mais ont été témoins de violences entre leurs parents.

(9) Cf. Les violences contre les femmes - Maryse Jaspard - Ed. La Découverte, 2005.

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