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L'évaluation, une démarche éthique

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L'évaluation, dans le champ social et médico-social, ne saurait être une simple procédure. A raisonner uniquement en termes d'objectifs, on court le risque de nier la complexité et l'inconscient du « sujet », irréductible au statut de client d'une prestation, rappelle Jean-Michel Courtois, formateur, consultant, fondateur de l'Afore, organisme de formation stéphanois spécialisé dans le secteur. D'où la nécessité d'une démarche collective, permettant de « repenser l'institution ».

« La loi du 2 janvier 2002 a introduit la notion d'évaluation de la qualité des activités et des prestations du secteur social et médico-social. Dans la plus pure tradition post-tayloriste, les institutions se sont lancées dans cette démarche, souvent accompagnées par des cabinets et des officines qui, pour certains d'entre eux, n'ont aucune connaissance de notre secteur et encore moins de sa culture. La planification de la qualité, les incontournables, les bonnes pratiques, la place de l'usager (au coeur de nos préoccupations) sont mis en exergue comme si les professionnels ne s'étaient jamais préoccupés des actes qu'ils conduisaient. Il convient de s'arrêter un instant sur cette déferlante sémantique et de s'interroger sur les raisons de ce qui aujourd'hui tend à s'imposer.

Il faut d'abord dire que l'évaluation n'est pas qu'une question technique. Elle est aussi idéologique et institutionnelle. Elle existe depuis que les institutions sociales et médico-sociales existent.

Les lois de décentralisation des années 80 et les transferts de compétences qu'elles ont initiés, la territorialisation et les politiques de la ville, ont favorisé le passage du travail social d'une logique de mission à une logique de prestation. Le travailleur social n'est plus perçu comme un généraliste, un accompagnateur, un passeur. Il devient expert d'une prestation où les notions de performance et de rentabilité sont dominantes. Adopter une telle attitude comporte le risque de reléguer les personnes auprès desquelles on intervient dans une position d'objet. Leur histoire, leur consentement, leurs initiatives, leur autonomie, leur collaboration et leurs responsabilités ne sont pas nécessairement prises en compte dans le processus même de la relation professionnelle et de la prise de décision. L'expert considère les situations sous un angle spécifique. Bien qu'il soit doté de connaissances utiles dans un domaine précis, il ne dispose que d'un savoir parcellaire, ce qui peut constituer un obstacle à une vision plus globale de la problématique. D'où le risque de ne pas pouvoir prendre en compte la complexité : les dimensions psychique, familiale, sociale et économique. En se préoccupant surtout d'optimiser les actions entreprises, l'expert risque de laisser peu de place à l'expérience et aux savoirs que les personnes ont construits.

Rendre compte et rendre des comptes

Nous sommes dans la segmentation des réponses, dans la contractualisation des objectifs et des moyens. On ne parle plus de «référentiels pédagogiques» mais de «guides de bonnes pratiques», de «documents de référence» contenant des «critères validés» (1). Il ne s'agit plus de rendre le sujet acteur de ses potentialités, il s'agit de travailler sur le symptôme, surtout celui qui dérange d'ailleurs. Il y aurait une connaissance objective possible. Il n'y aurait pas d'indicible. Cette approche traduit une méconnaissance de la notion de sujet, qu'elle réduit à une variable du système. L'uniformisation des pratiques (dites «bonnes») ne tient pas compte de la dimension du lien et de la nécessaire pluralité des réponses.

Pour autant, doit-on rejeter toute forme d'évaluation ? Bien sûr que non. Il s'agit de rendre compte et de rendre des comptes. Le culte du vécu ne peut tenir lieu d'explication. Ce que nous faisons ne va pas de soi. Toutes les pratiques ne sont pas défendables, estimables. Elles restent perfectibles justement au nom des dégâts que l'on peut être amenés à faire. L'expérience acquise n'a d'intérêt que si elle accepte de se frotter à un travail théorique constant et que si elle est confrontée à la pluralité des savoirs.

Poser la question d'une évaluation possible dans un établissement ou un service de notre secteur, c'est d'abord poser la question de l'éthique. L'éthique est avant tout une visée, c'est-à-dire qu'elle s'exprime dans une démarche de recherche et de sens. Elle renvoie à la question de l'autre en tant que sujet. Elle ouvre la voie à la promotion d'une conscience sociale et d'une responsabilité partagée entre citoyens. A mon sens, il n'y a pas d'évaluation possible sans d'abord définir une éthique de l'évaluation.

Cette démarche éthique, nécessairement collective dans la recherche du sens, suppose que les différents acteurs aient pu définir leur propre conception de l'institution. Il faut penser l'institution et c'est là un travail de chaque instant qui ne peut se satisfaire de la seule évaluation managériale. Trop d'institutions se contentent d'une charte associative sans pour autant donner sens aux valeurs qui sont censées les animer, ni les traduire en actions.

L'évaluation ne peut être réduite à une simple procédure. C'est un processus complexe, pluriel et polymorphe que nous devons savoir interroger.

La compréhension des besoins de la personne rencontrée est un des fondements de l'évaluation. Mais de quels besoins s'agit-il ? En relation avec quelle demande ou quelle commande ? Pour tenter de les approcher, les professionnels ne peuvent se contenter de limiter leur approche au sens commun. La commande sociale (qui sert-on ?) nous place, qu'on le veuille ou non, dans une fonction de normalisation, c'est-à-dire de mise en conformité avec les normes sociales dominantes. Cette fonction définit notre utilité sociale (à quoi sert-on ?). Il faut réinsérer dans l'ordre social ceux qui dérangent : les délinquants, les marginaux, les exclus, les fous... La fonction de normalisation de la commande sociale a toujours existé. Elle est inhérente à l'essence même du travail social. Ce qui change, ce sont les modalités, et sans doute le discours.

Une relation dominant-dominé

La parole de l'«usager» est sacralisée dans la loi du 2 janvier 2002, qui préconise la contractualisation d'objectifs avec ce dernier ou son entourage familial. Prédomine la notion d'usager-cible, productrice d'une identité illusoire parce que formatée. Quelle valeur donner à un contrat passé avec une personne fragilisée par son histoire et les aléas de la vie ? Que dire de son consentement libre et éclairé ? Quelle marge de manoeuvre a-t-on quand on est dans une situation de grande précarité ? Et que dire des personnes se caractérisant par un certain nombre de troubles (du comportement, de la conduite) dont on sait bien que l'engagement peut n'avoir de valeur que dans l'instant ?

La caractéristique du contrat, pour ce qui concerne notre secteur, est qu'il s'appuie sur une relation dominant-dominé. Le contrat dissimule un rapport de force. Il y a celui qui sait ce qui est bon et celui qui ne sait pas. D'un côté, nous avons l'«usager» qui cumule souvent souffrance psychique, sociale et économique, et de l'autre des réponses institutionnalisées et conditionnées par la logique de prestations. Il n'en reste pas moins que l'«usager» ne peut se sentir engagé de la même façon. D'ailleurs on peut lui faire confiance dans sa capacité à malmener le cadre, si cela lui convient. C'est ce que nous avons appelé la part de l'indicible.

La contractualisation des objectifs, qu'on le souhaite ou pas, est dépendante de la commande sociale et institutionnelle. Un objectif est descriptif, observable, univoque. Il a un commencement et une fin, ce qui le rend mesurable. Vouloir tout définir par l'objectif, c'est nier la complexité, le subjectif, l'inconscient, et risquer d'enfermer l'«usager» dans le statut de client d'une prestation. A ne s'en tenir qu'à l'objectif ou à le surévaluer, on court le risque de demander beaucoup à ceux qui ont peu ou d'aboutir à une forme de discrimination entre ceux qui l'atteignent et les autres, alors confortés dans leurs stratégies d'échec et de dévalorisation. Au risque de l'abandon et de la violence.

« Pas de place pour les certitudes »

La validation des outils permettant l'évaluation des actions entreprises ne peut se faire qu'à l'aune des questions que nous nous sommes posées. Il n'y a pas de place pour les certitudes. Notre culture professionnelle, à travers son histoire, a cependant mis au point des outils qui ont montré leur pertinence. D'abord, le diagnostic et le caractère nécessairement pluridisciplinaire, voire transdisciplinaire, du cadre de travail. Ensuite, celui d'un travail clinique à travers l'analyse de la pratique. On est bien obligé de constater que trop d'institutions sociales et médico-sociales font fi de ces outils et que les pouvoirs publics rechignent à donner - même aux structures qu'ils abritent en leur sein (aide sociale à l'enfance par exemple) - les moyens qui permettraient d'y recourir. L'évaluation des besoins et des situations de vie à partir du projet individuel ne peut se faire que dans ce cadre, que, pour ma part, je juge minimal. L'évaluation n'a de sens qu'au regard du diagnostic.

Elle ne doit pas, en outre, se limiter à l'existant. Nous devons être capable d'adopter une attitude critique face à nos propres références et valeurs et de prendre le risque d'un travail sans filet en renonçant à la sécurité de l'application pure et simple de la norme pour nous laisser interpeller par l'inédit, le singulier, l'insoupçonné. Il y a une tension permanente dans l'exercice du travail social entre ces notions d'utilité sociale et d'identité sociale, qui ouvre à une fonction de transgression. Laquelle est intéressante car elle constitue notre marge de manoeuvre. C'est l'espace qui nous est laissé dans notre relation avec le sujet.

Considérer l'autre comme sujet, non comme un usager de prestations mais comme un être de désir et de lien. Là réside toute la différence entre prise en charge (faire pour quelqu'un qui ne sait pas) et prise en compte (faire avec, à sa mesure et à son rythme). A condition de se situer dans une dimension transdisciplinaire, à la fois psychique, sociale et économique. »

Notes

(1) Cf. le Guide de l'évaluation interne publié en 2006 par le Conseil national de l'évaluation sociale et médico-sociale (devenu depuis l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) - Voir ASH n° 2472 du 6-10-06, p. 11.

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