« Après les coups de boutoir essuyés par la psychanalyse et ses praticiens depuis quelques années (amendement dit «Accoyer», rapport de l'Inserm sur l'inefficacité de la psychanalyse, charge de cavalerie des neurosciences, du cognitivisme, du comportementalisme...), il semble que l'invention centenaire de Freud soit toujours vivante. Elle portait sur trois points : une théorie du psychisme, une clinique et une politique, au sens où cette démarche questionne le lien social.
Depuis quelque temps, des psychanalystes sortent de leur cabinet pour s'immerger dans le social (1). Certains ont ouvert des centres psychanalytiques de consultation et de traitement (CPCT). A Paris, à Marseille, Barcelone..., ils essaiment comme narcisses au printemps. «Narcisses» parce que ces expériences sont passionnantes, mais entachées d'un défaut radical de mon point de vue. L'école psychanalytique à laquelle ils se rattachent ne cesse de délivrer à ses praticiens un discours «prêt-à-penser» qui fait faner la fraîcheur des actes : ce serait ainsi les seuls à pratiquer la «vraie» psychanalyse... Or les bureaux d'aide psychologique universitaires (BAPU) existent depuis belle lurette : leurs intervenants, parmi lesquels nombre de psychanalystes chevronnés, ont soutenu des générations d'étudiants. Je pense aussi à une expérience originale telle que la mène Martine Fourré, une psychanalyste qui accompagne à Dakar, dans un lieu d'accueil, des jeunes en grande difficulté (2). Sans parler de l'expérience d'August Aichhorn dans les années 20 à Vienne ou du pasteur Pfister à Zurich. Bref, l'introduction de la psychanalyse dans le social a déjà une belle histoire derrière elle.
Par contre, la formule qu'inaugurent les CPCT présente deux innovations qui ne sont pas sans poser problème : ils sont gratuits et proposent des accompagnements limités dans le temps. De plus, pour répondre à l'impératif social, ils visent à faire la preuve de leur efficacité selon un critère pragmatique plus que litigieux que ces mêmes psychanalystes ont dénoncé par ailleurs il y a peu : la suppression des symptômes, ce qui ravalerait la psychanalyse au rang de toutes les formes de rectification comportementaliste. La gratuité, déjà expérimentée à la Polyclinique de Berlin par Karl Abraham et Max Eitingon, soulève dans son sillage la question : qui paye ? Evidemment les psychanalystes en question. Mais rien n'est jamais gratuit. Pourquoi des psychanalystes payent-ils de leur temps et de leur argent leur pratique ? Pourquoi ce renversement ? Quelles conséquences sur la dette imaginaire qu'ils induisent chez les patients ainsi «traités» ? Quant à la durée limitée, elle s'avère tout aussi problématique : comment interrompre le travail alors que le transfert est engagé ? Sans compter que parfois, comme je l'ai vu faire, l'affaire se présente comme une simple gare de triage : une consultation gratuite pour dérouter vers un praticien en cabinet. Travail efficace : une seule séance ! Il y a sûrement là de bonnes intentions, mais chacun sait que l'enfer en est pavé. Proposer de traiter gratuitement et en un temps record les problèmes de comportement, les troubles alimentaires, les troubles obsessionnels compulsifs, le stress, l'inhibition, l'angoisse, les problèmes scolaires, les crises de l'adolescence, etc., comme l'indiquent certaines plaquettes, prête non seulement à confusion, mais relève de l'escroquerie.
Les praticiens qui exercent dans les CPCT, dont certains très jeunes, ce qui est bon signe pour la relève, témoignent d'une pratique vivante, engagée. L'objectif d'ouvrir au plus grand nombre la psychanalyse paraît louable, mais le discours martial qui accompagne souvent les expériences - il s'agirait en somme que les psychanalystes envahissent le champ social -, de même que les moyens mis en oeuvre, sont contestables. Le risque au bout du compte, à faire proliférer ainsi les psychanalystes dans le social, est de diluer et de banaliser l'impact subversif de la psychanalyse sur le social. Si la psychanalyse est vivante, c'est du fait de tous ses praticiens, mais aussi des milliers d'analysants qui s'y sont coltinés, et des professionnels qui s'en inspirent. Je ne crois pas que la psychanalyse sorte rehaussée de cette aventure qui risque de l'inscrire, comme le voulait finalement l'amendement Accoyer, sur l'étal des biens thérapeutiques de consommation courante, évaluables et quantifiables à merci.
Y aurait-il une autre voie fréquentable ? Certes. Je n'ai cessé de dire et d'écrire que la psychanalyse est ailleurs. Sur une autre scène. Et cet ailleurs nous est indiqué par Freud en personne, notamment dans la préface qu'il fit à l'ouvrage de l'éducateur August Aichhorn en 1925 (3). Il y présente son idée fondamentale : il y a chez l'être humain un «Enfant terrible» et merveilleux qui dure toute la vie et fait quelques apparitions dans les rêves, les symptômes ou la sublimation. Enfant de la jouissance, pourrait-on dire à la suite de Lacan. Cet enfant exige en permanence un traitement. L'éducation, la culture, la civilisation, présentent les figures de cette d'«hommestication» jamais achevée (4). Pour approcher chez autrui cet Enfant terrible, Freud précise qu'il vaut mieux qu'un travailleur social l'ait approché en soi-même. C'est tout le sens de la cure analytique car, précise Freud, la psychanalyse s'apprend «à même son corps». Point n'est question ensuite, à partir de cette expérience singulière, de fabriquer à tour de bras des psychanalystes à la chaîne (détournement très sensible dans pas mal d'associations de psys). Ce dont il s'agit, c'est que tout praticien social qui a vécu cette expérience et qui l'a poussée suffisamment loin puisse y prendre appui pour exercer son métier. L'en empêcher ne relèverait «que de l'étroitesse d'esprit». C'est également du lieu de ce «savoir y faire» qu'un professionnel peut soutenir une orientation vers le cabinet d'un psychanalyste. Nous avons là une indication très claire de Freud. Il ne s'agit pas d'envahir le champ social avec des psychanalystes clonés dans un discours formaté, mais de soutenir chacun dans sa pratique et ses capacités d'invention. Ainsi peut-on voir des instituteurs, des travailleurs sociaux, des psychologues, des médecins, des thérapeutes éclairés par la psychanalyse, sans rien lâcher de leur place ni de leur savoir-faire. Non pas plus de psychanalystes - il y en a déjà pléthore - mais plus de psychanalyse.
Dans un moment où le social va mal, où les travailleurs sociaux, aux avant-postes du lien social, sont malmenés (5), il ne s'agit pas d'accepter ce méprisant : «pousse-toi de là que je m'y mette», animé par une rhétorique guerrière. La psychanalyse comme signal d'alerte, sur le plan subjectif et collectif, nous permet de nous tenir éveillés sous l'aiguillon des questions qu'elle soulève. Nul n'en est propriétaire. Elle est chose trop précieuse pour être laissée uniquement aux mains des psychanalystes. »
(1) Voir sur ce sujet l'article « Des psychanalyses à l'écoute du malaise de la cité » dans les ASH n° 2507 du 11-05-07, p. 25.
(2) Martine Fourré, « Lieu d'accueil et de soin psycho-social à Dakar. Psychanalyse et lien social » - Cultures et Sociétés n° 4 - Septembre 2007.
(3) August Aichhorn, Jeunes en souffrance , préface de Sigmund Freud - Editions du Champ social, 2002.
(4) Sur ce point, voir les travaux du philosophe Dany-Robert Dufour : Dix lignes d'effondrement du sujet moderne - Denoël, 2007 ; et du psychanalyste belge Jean-Pierre Lebrun : La perversion ordinaire - Denoël, 2007.
(5) Le thème du IIe congrès « Travail social et psychanalyse », organisé par Psychasoc du 8 au 10 octobre 2007 à Montpellier, est d'ailleurs : « Malaises dans le travail social : actes cliniques, institutionnels, politiques ».