« Que de préventions ne devaient-elles pas vaincre ! Les chefs de service craignaient leur intrusion dans le fonctionnement des ateliers ; les ouvrières redoutaient la sévérité de nouvelles surveillantes. Aucune de ces craintes ne se réalisa », lit-on, en novembre 1917, dans la revue Le Pays de France, qui salue l'arrivée - « il y a quelques semaines à peine » - des surintendantes dans les usines en guerre. Fraîchement émoulues de l'Ecole (privée et laïque) des surintendantes d'usine, qui a ouvert ses portes le 1er mai précédent, ces nouvelles recrues sont décrites comme les « associées morales et sociales » des directeurs. Elles ont pour mission de décharger les intéressés du souci de suivre leur personnel féminin - soit aussi de les prémunir, autant que possible, d'éventuels conflits sociaux - et d'aider les « munitionnettes » à concilier leur double condition de mères et d'ouvrières.
Se trouvent ainsi décrites d'emblée les caractéristiques d'un positionnement professionnel particulier, préfigurant celui des quelque 3 500 conseillers du travail ou assistants sociaux (1) qui exercent aujourd'hui au sein d'administrations ou d'entreprises privées, en tant que salariés, membres d'un service interentreprises ou en libéral.
A l'instar de leurs aînées - mais avec de moins larges attributions dans le champ du travail où d'autres acteurs sont entrés en scène (2) -, ces intervenants, situés à l'interface entre les employeurs et les salariés, sont chargés d'aider ces derniers à résoudre les problèmes personnels ou professionnels qui se posent à eux, tout en apportant un appui technique à l'entreprise sur la gestion des dossiers sociaux.
Depuis 90 ans, le paysage économique et social du pays a changé, celui des organisations du travail et des configurations familiales aussi. Dans ce nouvel environnement qui contribue davantage à fragiliser les existences individuelles, les assistants de service social du travail occupent une place clé. En effet, si d'autres peuvent aider les salariés à surmonter certaines difficultés particulières, « seule l'assistante sociale du travail est en capacité de collecter l'ensemble des données - y compris les plus confidentielles - et d'agir simultanément sur l'ensemble des problématiques » auxquelles ils sont confrontés, explique Nadège Ouakil, assistante sociale des personnels de l'Institut national des sciences appliquées à Lyon (3).
Cependant, même s'ils exercent « un des plus vieux métiers du monde de l'intervention sociale » - selon l'expression des sociologues François Aballéa et Charlotte Simon -, les assistants sociaux du travail sont peu ou mal connus. Une réflexion collective, engagée en Midi-Pyrénées, sur « les représentations croisées des acteurs de la pluridisciplinarité en santé au travail » fait apparaître que le rôle des assistants sociaux est largement sous-estimé par les autres professionnels (4). Les professionnels sont assimilés davantage à des agents de paix sociale que de prévention et leur action apparaît généralement comme circonscrite « à une approche individuelle des problèmes et à des interventions exclusivement dans les grandes structures ». Aussi leur faut-il encore et toujours communiquer sur leur métier afin de faire reconnaître la « plus-value » de leur apport spécifique.
C'est d'autant plus indispensable que, dans les administrations et entreprises, de nombreux intervenants « se piquent de faire du social », selon l'expression d'une assistante sociale en poste au ministère de l'Intérieur. Pour éviter de se trouver marginalisés - ou considérés d'une façon qui les place en porte-à-faux par rapport à leurs missions -, les professionnels doivent donc consacrer une part notable de leur activité à aller au-devant des salariés, des responsables des différents services, des instances représentatives du personnel et des syndicats. Ce travail d'intégration, qui s'apparente à du « marketing social », selon la sociologue Charlotte Simon, ne s'arrête jamais. Même pour qui fait toute sa carrière dans la même institution, car la mobilité des salariés et les changements de poste ou de fonction nécessitent d'actualiser en permanence ses repères.
La hiérarchie, elle aussi, doit être convaincue de l'intérêt d'assumer les frais d'un service social du travail. A cet égard, le rapport d'activité constitue un document essentiel pour donner plus de lisibilité à un travail relationnel pour partie invisible. « A la différence de celui qu'est tenu de fournir le service médical, ce bilan du service social n'est pas obligatoire. Néan-moins il est nécessaire pour renforcer sa légitimité et clarifier le champ d'action des uns et des autres », précise Eric Le Bont, directeur des ressources humaines (DRH) chez Peugeot-Citroën.
Lors de sa prise de fonction, lui-même explique avoir eu beaucoup de mal à situer le rôle « assez sibyllin » des travailleurs sociaux de l'entreprise. Désormais, le service social est clairement intégré à la direction des ressources humaines, et il est associé à ses réflexions. Qu'il s'agisse de développer une politique de non-discrimination, d'égalité salariale hommes-femmes ou de recrutement de travailleurs handicapés, ou de répondre au besoin d'écoute de salariés en situation de stress, « je ne sais pas faire sans le service social », affirme le DRH. Et d'inviter à « repenser l'approche sociale par rapport à l'économique et à ne pas jouer les antagonismes : on n'avance bien que si l'on partage une même culture d'entreprise, que les affaires aillent bien ou mal ». Aujourd'hui, chez PSA, celles-ci vont plutôt mal : début mai, le groupe a annoncé la suppression de 4 800 postes, sur la base du volontariat. Un plan social qui ne peut se faire sans la mobilisation des travailleurs sociaux.
A France Telecom, où la logique financière de l'opérateur se paie au prix fort de 22 000 « départs volontaires », une assistante sociale de l'entreprise (5) ne dissimule pas qu'en termes d'identité professionnelle, « avoir à passer la serpillière derrière » lui pose question. Dans ce genre de situation, avance-t-elle, peut-être est-il « plus confortable » de travailler non comme salariée, mais dans le cadre d'un service social interentreprises. Pas sûr pourtant, à en croire le témoignage de Brigitte et de sa collègue, qui interviennent chacune deux jours par semaine dans la filiale importante d'une grande entreprise américaine en voie de fermeture. Elles expliquent être en butte à de « multiples tentatives de déstabilisation » de la part de la direction des ressources humaines. Exclues des groupes de travail et de réflexion et ne recevant plus aucune information interne depuis près de trois ans, les assistantes sociales ont néanmoins continué à travailler en lien avec le médecin du travail et le centre emploi pour poursuivre l'accompagnement social des salariés en congé de reclassement. « A nous de démontrer qu'on est indispensable », résume Brigitte. C'est apparemment le cas : craignant les suicides de salariés, la DRH n'a toujours pas réduit la prestation de service social assurée par les deux intervenantes, contrairement à ce qu'elle avait annoncé en juillet 2005.
Comme dans cet établissement qui, par le passé, rémunérait deux assistantes sociales à plein temps - celles-ci ont fait partie des premiers salariés à devoir « se redéployer » -, des raisons de coût sont souvent évoquées pour expliquer la tendance croissante à l'externalisation des services sociaux. Pourtant, même florissantes, bon nombre d'entreprises font le choix, depuis une vingtaine d'années, de la sous-traitance. Laquelle ne leur revient pas forcément moins cher puisque les prestations peuvent atteindre, voire dépasser, un temps complet de travail ! A entendre les managers, il s'agit de mieux se recentrer sur leur « coeur de métier ». Probablement est-ce aussi parce que les assistants sociaux du travail ne sont pas forcément les ressources humaines les plus faciles à gérer. De fait, « les entreprises voudraient des professionnels, sans le pouvoir corrélé à leur qualification », fait observer la sociologue Florence Osty.
Amorcée dans le secteur privé depuis une vingtaine d'années, et à l'ordre du jour aussi dans le public, cette « marchandisation du social » illustre la manière dont la solidarité est repensée à l'échelle de la société, analyse Alain Marchand, professeur de sciences économiques à l'université de Montpellier-III. Dans un modèle social libéral où « on traite plus l'individu par ses symptômes que par leurs conditions d'apparition », l'universitaire prédit d'ailleurs la fin du service social interne à l'entreprise. Affrontant la concurrence d'autres professionnels du conseil, les assistants sociaux du travail externes apporteront « pour un temps limité le regard de leur expertise, mais d'une expertise construite de l'extérieur et non pas partagée », avertit-il.
Au-delà des débats récurrents qui agitent la profession sur les risques ou non de l'externalisation du service social des entreprises (6), la valeur d'une prestation n'est pas une question de statut, mais de volume, défend Pascale Fournand, responsable d'Actis, un service associatif interentreprises. « Il est possible d'assurer une intervention de qualité avec une journée de présence par semaine pour 500 salariés, pas pour 3 000 à 4 000. L'essentiel, ce sont les moyens que l'on nous donne », explique-t-elle. Et de faire part de son inquiétude : la pression des gestionnaires est de plus en plus forte pour réduire le service social à la portion congrue. Celui-ci se trouve confiné au traitement - palliatif - de situations individuelles singulières, au détriment d'une approche multidimensionnelle du contexte qui permet de les comprendre, commente Miguel Benasayag. C'est pourquoi le psychanalyste et philosophe invite les assistants sociaux à « changer de focale » pour « résister à l'instrumentalisation ». Faute de quoi le service social risque, selon lui, de se résumer à la rencontre de « deux individus isolés en train de traiter, dans une impuissance totale, un problème qui les dépasse »...
En vertu d'une législation désuète (loi du 28 juillet 1942) et faute de parution de l'ensemble des décrets d'application, l'institution d'un service social en entreprise n'est obligatoire que dans les entreprises et établissements occupant habituellement 500 salariés et plus qui relèvent de l'une des trois branches d'activité : le cuir, la céramique ou la transformation des métaux.
Dans les autres entreprises, cette création est possible à l'initiative du chef d'entreprise ou du comité d'entreprise.
Une tentative d'actualisation de cette législation en 1994-1995 a été abandonnée.
Pour devenir assistant social du travail, aucune spécialisation n'est nécessaire. Il suffit de posséder le diplôme d'Etat d'assistant de service social (niveau III).
En revanche, les professionnels peuvent poursuivre une formation complémentaire en trois ans (en cours de réforme) et accessible par la VAE, à l'ETSUP (Ecole supérieure de travail social), pour devenir conseiller du travail et des ressources humaines (niveau II).
(1) Les conseillers du travail sont minoritaires et les hommes ne sont que 5 %. Cf Le service social du travail. Avatars d'une fonction, vicissitudes d'un métier - François Aballéa et Charlotte Simon - Ed. L'Harmattan, 2004 - Voir ASH n° 2370 du 27-08-04, p. 47.
(2) Cf. « Les surintendantes d'usine : pionnières de la gestion du risque professionnel ? » - Catherine Omnès - Connaissance de l'emploi n° 42 - Mai 2007 - Document du Centre d'études de l'emploi -
(3) Intervenue lors des journées de formation en service social du travail organisées les 7 et 8 juin, à la Plaine-Saint-Denis, par l'ANAS sur le thème « Identité professionnelle et partenariat » - Rens. Commission travail de l'ANAS (Catherine Banlin) : 5, rue de la Michodière - 75002 Paris - Tél. 06 07 67 56 82.
(4) Présentée le 24 avril dernier à Toulouse, cette démarche, initiée par la direction régionale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle et la direction de la société de médecine du travail de Midi-Pyrénées, a associé des directeurs de services interentreprises de santé au travail, des médecins du travail, des infirmières d'entreprises, des assistantes sociales d'entreprises et de services interentreprises, ainsi que des intervenants en prévention des risques professionnels.
(5) Qui, comme d'autres assistantes sociales du travail, a préféré garder l'anonymat.
(6) Voir notamment les « tribunes libres » publiées dans les ASH n° 2350 du 12-03-04, p. 31 et n° 2353 du 2-04-04, p. 25.