« Peut-être serait-il temps de prendre conscience que la lutte contre la toxicomanie ne devrait pas se confondre avec la lutte contre les toxicomanes. Cet amalgame est une des conséquences de la législation actuelle sur les stupéfiants.
Il semble que le ministère de la Santé soit constamment en retard d'une génération de toxicomanes. Mais s'agit-il vraiment et seulement d'un retard ? J'en suis venu à penser qu'il s'agit d'un système - pas forcément pensé comme tel -, du fait de la dichotomie absolument frappante entre, d'une part, les besoins réels des toxicomanes et, de l'autre, ce qui leur est proposé en matière d'aide et de soins. Cette différence, on ne peut même pas dire qu'elle est constante. L'écart grandit sans cesse à mesure que le temps passe. En raison, d'abord, de l'insuffisance des budgets des institutions du secteur assistantiel, qui les fragilisent et les rendent moins efficaces. En raison, ensuite, de la précarisation croissante d'une partie de la population toxicomane, déjà issue des catégories les plus défavorisées. En raison, enfin, de la loi de décembre 1970 sur les stupéfiants, l'une des plus répressives d'Europe et appliquée de plus en plus fermement.
Du poste d'observation que sont les centres de soins spécialisés aux toxicomanes (CSST), les intervenants en toxicomanie ne peuvent que constater combien la main gauche de l'Etat, celle qui protège, est en train de se rétracter et de s'atrophier, tandis que la main droite, celle qui punit et réprime, se développe en une redoutable symétrie inversée.
L'écart constaté entre les besoins en soins et la réalité de l'offre fonctionne comme un système qui, la plupart du temps, maintient les personnes toxicomanes dans la toxicomanie. Dans cet entre-deux se situe un espace de punition sociale, à laquelle les intervenants en toxicomanie collaborent bien involontairement. Certes, ils n'en ont pas vraiment conscience. Il n'en demeure pas moins que la gestion de cet espace leur est confiée.
Pourquoi une punition ? La réponse pourrait bien être que maintenir un volant d'usagers à l'intérieur d'un système qui ne leur permettra que très difficilement de sortir de la dépendance a pour fonction de rendre visible l'illégalité de leur comportement et de montrer ce qu'il en coûte de sortir du rang.
Voici un parcours type assez représentatif de celui de nos patients qui souhaitent sortir de la drogue et sont accueillis en hébergement collectif. Après plusieurs mois de prise en charge, Monsieur X est parvenu, au prix de grandes difficultés, à rester dans un processus d'abstinence et à le consolider - avec les phases de déprime que cela suppose. Au bout d'un certain temps, allant mieux, il commence à envisager un avenir. Un travail, un revenu et une maison sont les conditions sine qua non du succès de cette sortie de toxicomanie - du succès durable, devrais-je dire. Or il faut plusieurs années pour que la probabilité d'un logement social se concrétise. D'autre part, si M. X trouve un travail, le salaire obtenu ne sera pas suffisant pour une réelle autonomie financière et l'accès à un logement du parc locatif privé. Les emplois auxquels il peut prétendre sont souvent dérégulés, soumis au temps partiel et à des horaires décalés. Et je ne parle même pas des personnes reconnues invalides ou travailleurs handicapés, encore moins des titulaires du RMI... S'ajoutent les affaires judiciaires qui refont surface, et la question des dettes, qui revient de façon récurrente : c'est généralement au cours d'un processus de soins, ou juste après, que les personnes toxicomanes se voient rattrapées par des dettes (souvent à la RATP ou à la SNCF) qu'elles avaient cru pouvoir passer à la trappe. Ce sont tous ces obstacles que M. X va trouver sur le chemin de l'abstinence, écueils sur lesquels viennent achopper les bonnes volontés.
Les personnes toxicomanes, dans leurs tentatives de sortir de la drogue, se voient ainsi fréquemment ramenées à la «case départ» - c'est-à-dire vers les consommations - par un système qui, la plupart du temps, leur permet de se soigner pour ne leur laisser ensuite d'autre alternative que de «replonger».
Il faut ne pas s'aimer pour se droguer. Et comme l'être humain est profondément social, il faut aussi, pour attenter ainsi à soi-même, ne pas aimer la représentation en soi du monde social, la part que chacun détient en son intériorité. Or ne pas aimer la représentation intérieure de quelque chose, c'est en même temps ne pas aimer ce qui suscite cette représentation, c'est-à-dire le monde lui-même. Une personne qui fait l'effort de l'abstinence fait donc plus que cela : elle fait un travail pour s'aimer et, au-delà, un effort pour tenter d'aimer à nouveau le «nous», les autres et tout le monde social. Ainsi, la plupart des personnes toxicomanes, quand elles sont dans un parcours d'abstinence, se tournent vers des projets de formation, d'emploi, de logement et se questionnent sur la manière de renouer des liens avec leurs familles.
Mon sentiment est qu'il faudrait reconnaître et encourager cette tentative de (r)écrire une histoire d'amour. Comment ? En premier lieu, en réglant la question du toit et des revenus. Mais le contexte économique et politique actuel n'est pas favorable. Reste un second levier qui peut, lui, être actionné sans attendre : apporter une solution à la question des dettes et des affaires judiciaires. La reconnaissance sociale de l'effort d'abstinence devrait conduire à l'annulation des dettes administratives et à l'effacement des affaires judiciaires.
On m'objectera peut-être qu'il faut payer ses dettes, et qu'une peine pénale vient en réponse à une transgression. Mais pour travailler au quotidien avec les toxicomanes, je dirai qu'ils paient déjà lourdement, et tous les jours, par ce qu'ils vivent. Par ailleurs, l'usage de stupéfiants est, selon la loi de 1970, un acte délictueux, mais dans lequel le fauteur et la victime sont une seule et même personne ; autrement dit, tout individu placé sous main de justice pour cet usage a été sanctionné alors qu'il n'a attenté qu'à lui-même. Peut-être pourrait-on prendre en compte cette particularité pour réfléchir à une amnistie.
Outre qu'elles faciliteraient des réinsertions, ces deux mesures auraient également des retombées financières. Car des sommes sont engagées pour qu'il existe un secteur travaillant autour des soins et de l'aide aux toxicomanes. Et dans la mesure où les affaires de justice et les dettes constituent des écueils sur lesquels viennent s'abîmer les désirs et parcours d'abstinence, on rend contre-productives ces sommes allouées au secteur. Ce qui revient à dire qu'oublier certaines dettes et passer l'éponge sur certaines affaires pénales permettraient de faire des économies. D'autant que le recouvrement financier ou symbolique de certaines créances par les administrations concernées coûte très cher à l'Etat. Il serait ainsi possible d'allier une logique économique d'optimisation des moyens avec une logique sociale d'aide aux personnes. »