« Le fossé paraît aujourd'hui se creuser entre des directeurs soucieux de défendre une culture professionnelle fondée sur des convictions éducatives fortes et une administration dont les exigences sécuritaires et gestionnaires se font plus pressantes. » C'est ce tiraillement que vivraient au quotidien les directeurs de service de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), pris dans des injonctions contradictoires, et que met en évidence une enquête menée par le laboratoire Lise (CNAM-CNRS) (1). Mais ce n'est pas la seule tension apte à créer le malaise dans l'institution que révèle ce travail commandé par le Centre national de formation et d'études (CNFE) de la PJJ. Le dur parcours en solitaire des directeurs en est une autre. Ainsi, affirment les chercheurs, « la PJJ semble assez peu soucieuse de protéger les jeunes directeurs et prend peut-être à la légère les difficultés de la prise de fonction et de l'installation dans le premier poste. » Des constats peu appréciés par la direction de la PJJ qui, quelques jours après sa diffusion en décembre 2006, a empêché la circulation de cette étude. Contactée par les ASH, celle-ci explique que le travail réalisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) « dévoile des aspects totalement justes mais en même temps totalement parcellaires ». La DPJJ, qui se dit prête à diffuser l'enquête si la problématique des directeurs était traitée dans son ensemble, serait actuellement en discussion avec le CNAM à ce sujet. Le blocage est néanmoins dénoncé par le SNPES (Syndicat national des personnels de l'éducation surveillée)-PJJ-FSU, qui a mis en ligne l'étude sur son site (2).
La PJJ connaît aujourd'hui des évolutions qui génèrent « un mécontentement, voire une crise d'identité chez les professionnels », rappellent en introduction les enquêteurs. A l'interface entre les équipes de terrain et l'administration départementale, les directeurs de service - encore sous le statut de 1992 (3) - sont concernés au plus haut point. Selon les chercheurs, « ce sont la rationalisation de l'action publique et la montée des politiques de répression de la délinquance qui font de la fonction de direction le point de cristallisation des tensions professionnelles internes à la PJJ ». Les directeurs verraient en effet leur positionnement fragilisé en premier lieu par « la croissance des pressions gestionnaires ». Dans un mouvement qui touche plus largement l'administration française (en particulier via la LOLF), la PJJ est confrontée à l'émergence de la rationalisation des choix budgétaires. De fait, les directeurs sont appelés à « inscrire leur action dans une politique de l'efficacité dont les corollaires sont l'obligation de résultats et l'évaluation constante ». Pour les chercheurs, « le basculement de référentiel est total ». Et si les jeunes suivis restent « les premiers usagers du travail réalisé dans les services », « ce dernier est jugé désormais par rapport à des critères essentiellement gestionnaires et financiers, dans le souci de satisfaire le citoyen contribuable ». Certes, tous les directeurs ne s'opposent pas à une rationalisation des moyens et des fins, néanmoins beaucoup sont inquiets. Ils redoutent un dévoiement de la mission éducative de la PJJ, l'accroissement des contraintes financières et le risque que, en raison de « la perversité des indicateurs retenus pour évaluer les services », ils soient obligés de sélectionner les jeunes présentant « le plus grand potentiel de réadaptation, ceux qui pourront donc alimenter positivement les statistiques destinées à l'évaluation annuelle ».
Le contexte politique répressif, qui se caractérise par une sévérité accrue vis-à-vis des mineurs, modifie aussi l'activité des directeurs. Alors que les trois quarts des interventions portaient auparavant sur l'assistance éducative, désormais la majorité des mesures de suivi relèvent du pénal. « Ce bouleversement a déstabilisé la profession », constatent les chercheurs, qui soulignent que « l'inflation sécuritaire s'accompagne en outre de la part de l'administration centrale d'une absence de dialogue sur ses orientations ». Au final, la légitimité même des directeurs se trouve mise en cause et « leur position apparaît faite d'un incessant bricolage entre les revendications des uns et les pressions des autres ». Consi-dérés comme l'ultime maillon de la chaîne hiérarchique descendante, ils ont à jouer « le rôle de tampon en s'efforçant de faire admettre aux équipes la ligne politique de l'administration, en tentant de trouver une cohérence entre des contraintes multiples et parfois contradictoires ». Et les auteurs d'insister : « Leur légitimité fait débat précisément parce que leur activité et leurs missions sont définies d'en haut, hors de l'espace des professionnels chargés de l'enfance délinquante ou en danger. »
Sur le terrain, le positionnement attendu des directeurs, dont l'intervention consiste, selon les plus aguerris, à animer l'équipe, impulser la stratégie de service et assurer un rôle politique, varie selon la structure où ils exercent. En milieu ouvert ou en dispositif d'insertion, le directeur accomplit la tâche d'un « entraîneur » ; en hébergement, celle d'un « capitaine ». La prise en charge éducative en continu est celle qui nécessite les compétences les plus aiguës. On peut donc s'étonner que les carrières des directeurs débutent souvent en structure d'hébergement et que leur formation initiale « ne les prépare pas à se situer dans la mêlée éducative ». De fait, pour presque tous les directeurs, la prise de fonction s'est révélée « une épreuve difficile ».
L'animation des équipes semble le problème principal (refus de l'autorité, légitimité contestée...). Mais, même quand « ils ont le sentiment d'être malmenés, constatent les chercheurs, les directeurs de service sont bien conscients de faire les frais des tensions que vivent leurs équipes ». Des équipes souvent non structurées par une culture commune du fait du renouvellement massif des personnels, en prise avec des jeunes violents et épuisées par la pénibilité de leurs conditions de travail, qui « répercutent sur le hiérarchique leur rancoeur et leur agressivité ». Plusieurs directeurs ont ainsi débuté avec des équipes en crise ou entièrement recomposées, d'autres avec un turn-over d'éducateurs inexpérimentés. L'institution a même « mis certains directeurs en situation d'échec programmé, observent les chercheurs, en faisant reposer sur eux, dès leur arrivée en poste, le soin d'ouvrir dans la précipitation les nouvelles structures (centres de placement immédiat ou centres éducatifs renforcés) qui faisaient l'objet d'une remise en cause dans la profession ». Une directrice a ainsi dû, dès son arrivée, ouvrir un CER avec une équipe d'éducateurs tous débutants, recrutés cinq jours avant. Dix jours après, les jeunes avaient pris le pouvoir et le CER fermait... Les jeunes femmes issues du concours externe ont d'ailleurs particulièrement fait les frais de cette logique, puisqu'elles ont été plus affectées dans ces structures difficiles que les hommes du concours interne disposant d'une expérience éducative. « En définitive, concluent les auteurs, ce sont les directeurs débutants [...], souvent appuyés sur des équipes elles aussi largement inexpérimentées, qui ont porté la transformation de l'institution. »
Ces violences symboliques seraient « bien connues de l'institution qui les tolère ». En fait, assurent les chercheurs, plus que d'une volonté de « bizutage », l'épreuve subie découle « des dysfonctionnements » de la PJJ. Les tensions et conflits peuvent en effet être analysés « comme le reflet du désarroi éducatif et de l'absence d'une régulation instituée permettant d'élaborer des réponses adaptées à l'évolution du contexte ». La question de la violence et du refus des interdits sur laquelle la PJJ n'a pas élaboré de position, en est emblématique. De fait, et plus largement, maints directeurs déplorent « l'absence d'un cadre structurant, alliant par exemple création de structures, mise en place de mesures, consignes pour les faire vivre et surtout réflexion sur le sens de la prise en charge éducative ».
Avec le temps, la situation s'améliore, même si la position des directeurs reste inconfortable puisqu'aux injonctions paradoxales inhérentes à leur fonction s'ajoutent les contradictions permanentes de l'institution et la nécessité d'« apprendre à gérer des équipes sans avoir de réel pouvoir sur les personnels et parfois aussi en ne bénéficiant pas d'un ferme soutien hiérarchique ». Peu à peu, cependant, ils s'adaptent. En tâtonnant, ils « établissent une relation adéquate aux équipes et à l'institution » et jouent leur rôle « de manière à la fois distanciée et impliquée ». Bien entendu, nuancent les auteurs, il existe des « contextes plus apaisés », des équipes où « la fonction hiérarchique est acceptée ».
Pour asseoir leur légitimité, les directeurs mobilisent diverses ressources. En plus de recourir à celles liées à leur propre trajectoire, ils tentent de s'appuyer sur leur environnement : en instaurant des supervisions, des coopérations... « L'équipe devient une ressource quand le directeur réussit à impulser un travail de réflexion et d'élaboration collective autour de l'action éducative, et donc des pratiques professionnelles, en articulant la réflexion à des projets concrets », constatent les chercheurs. La présence d'un chef de service éducatif ayant un rôle fonctionnel, d'un adjoint administratif, peuvent aussi constituer des appuis intéressants. En revanche, le recours à la hiérarchie semble plus aléatoire. Si certains affirment trouver auprès de leur directeur départemental l'écoute et le soutien nécessaires, d'autres souffrent de son manque d'implication. Devant l'insuffisance des ressources institutionnelles, les directeurs s'organisent en réseaux informels et solidaires. « Ils ont surtout besoin de sortir de leur isolement, de parler, d'avoir des interlocuteurs qui comprennent les situations auxquelles ils sont confrontés, et qui les aident à les interpréter et à trouver des solutions », décryptent les chercheurs. Ces échanges, qui fournissent un étayage que ne procure pas assez le directeur départemental, ni même le collège de direction, contribuent ainsi à la constitution d'une culture parallèle. « Le corps professionnel constitue actuellement une ressource particulièrement précieuse au moment de la prise de poste. »
Du côté de la formation, la tendance est aussi à la critique. Si, une fois passé le baptême du feu, les directeurs estiment qu'elle a été bénéfique, beaucoup pensent toutefois qu'ils n'en sortent pas bien armés pour affronter les difficultés de la fonction, en particulier en matière d'encadrement des équipes éducatives. Elle préparerait ainsi « à une sorte d'idéal de la fonction », en décalage avec le terrain, et serait à la source « de désillusions et d'erreurs de management ». Une situation qui « n'est pas sans lien avec les tensions qu'on peut percevoir entre administration centrale, centres de formation et équipes éducatives », analysent les auteurs. Au manque de préparation et de soutien s'ajoute enfin « le manque d'intérêt de l'institution pour l'information remontante ». « Contrairement aux pratiques antérieures qui ont structuré l'institution, l'activité éducative n'est pas réélaborée à partir des innovations ou des adaptations issues du terrain, elle est définie d'en haut selon une logique à la fois gestionnaire, techniciste et autoritaire », observent les chercheurs. Ainsi, si l'institution se révèle une faible ressource pour les directeurs, ceux-ci ne sont pas plus considérés comme une ressource par l'institution, qui se prive de leurs avis. Au final, pour les auteurs, le défi actuel que la PJJ a à relever d'urgence pourrait se résumer à une question : « Comment [...] rétablir les conditions d'un dialogue et d'une réflexion commune permettant aux acteurs de la PJJ de participer collectivement à l'élaboration d'une doctrine prenant acte du nouveau contexte, plus répressif, sans renier les exigences spécifiques de l'action éducative ? »
(1) Menée en 2004-2005 dans huit départements (Nord, Gironde, Seine-Saint-Denis, Paris, Eure, Var, Charente et Lot), l'enquête s'est fondée sur des entretiens auprès de 73 personnes : des directeurs dont la grande majorité avait moins de cinq ans d'ancienneté, des travailleurs sociaux, mais aussi des membres de l'administration centrale, du CNFE-PJJ et des représentants syndicaux - « Les directeurs de la protection judiciaire de la jeunesse : gérer ou éduquer ? » - Colette Danieau-Kleman, Elisabeth Dugué, Guillaume Malochet.
(2) Disponible sur
(3) Leur statut a été réformé par le décret du 24 mai 2005 qui améliore leur formation, leur carrière et leur traitement - Voir ASH n° 2410 du 3-06-05, p. 17. Mais la première promotion bénéficiant de la formation en deux ans prévue par cette réforme ne prendra ses fonctions qu'en septembre 2008.