Ni anges, ni bêtes, les femmes et les hommes en situation de handicap ne constituent pas un genre à part. Comme tout humain en vie, elles et ils ont des désirs, dont celle de nouer des relations amoureuses avec autrui. Cependant, les personnes qui sont physiquement dépendantes d'un tiers pour réaliser les actes ordinaires les plus quotidiens le sont également en ce qui concerne leur vie affective. « Il est donc plus que temps de poser publiquement la question de l'accompagnement érotique et sexuel des personnes en situation de dépendance vitale, pour trouver une réponse citoyenne adaptée à leurs attentes légitimes », affirme Marcel Nuss, président de la Coordination handicap et autonomie (CHA). Tel était l'objet du colloque international, organisé fin avril au Parlement européen de Strasbourg, à l'initiative de la CHA, de l'Association des paralysés de France (APF), de l'Association française contre les myopathies (AFM) et d'Handicap International (1).
« Pour une association de personnes en situation de handicap, aborder le thème de la sexualité est un terrain délicat », reconnaît Julia Tabath, administratrice de l'AFM (2). « La sexualité et, plus largement, l'intimité des personnes, relèvent par définition de la sphère privée. C'est-à-dire ne concernent pas, a priori, une association dont le domaine de prédilection appartient à la sphère publique (scolarité, médecine, vie active, recherche, etc.) », ajoute-t-elle. Cependant, on ne peut pas non plus se contenter des discours convenus se résumant à reconnaître que les personnes handicapées ont une sexualité comme tout un chacun. « Si les deux partenaires sont en situation de handicap, alors la société a le devoir de leur donner la possibilité de vivre leur sexualité, sans en faire un drame et avant tout en respectant leurs désirs », estime Julia Tabath.
L'évolution du regard social porté sur le handicap permet aujourd'hui d'aborder publiquement ce sujet sensible alors qu'« il y a à peine 20 ans, on n'osait même pas y penser », commente Pascale Ribes, administratrice de l'APF. « A ce moment-là, c'était normal d'ignorer les besoins des personnes en situation de handicap et, ce faisant, d'exclure cette population de la vie affective et des pratiques sexuelles. » Reste que si le silence n'est plus de mise, les personnes qui, en raison de leurs limitations physiques et de leur isolement, éprouvent des difficultés à entrer en relation avec l'autre, continuent très souvent à vivre dans une grande misère affective et sexuelle. « Que pouvons-nous, que devons-nous «offrir» à ces naufragés de l'amour ? », interroge Jean-Pierre Ringler, vice-président de la CHA. Doivent-ils définitivement renoncer à toute vie amoureuse et/ou à accéder au plaisir ? Rares, pourtant, sont ceux qui ont fait voeu de chasteté : elle leur est imposée par leur situation.
Conscients de la détresse des personnes qu'ils accompagnent, des professionnels tentent, ici ou là, d'y remédier. De façon discrète, voire secrète, pour protéger, autant que faire se peut, l'intimité de la personne concernée et éviter les risques personnels encourus. Sous ces deux aspects, l'affaire est plus que délicate. Et pour l'heure, les solutions trouvées, au prix d'un important engagement des aidants, restent des cas d'espèce. Ainsi, révoltée par la frustration d'un jeune adulte myopathe, l'assistante sociale de l'établissement hospitalier normand où il vit a dû faire preuve de beaucoup d'ingéniosité pour l'aider à faire aboutir son projet. Celui-ci, en effet, ne pouvait être mené à bien qu'avec l'aval du directeur de l'hôpital et celui de la tutrice de l'intéressé, sans laquelle les fonds indispensables au financement de l'opération n'auraient pas été débloqués. Au final, cet homme très lourdement handicapé a pu rallier, en ambulance, l'appartement parisien prêté par un ami pour l'occasion : une prostituée l'y attendait, qu'il avait lui-même recrutée sur Internet, car le responsable de l'établissement ne voulait pas s'exposer à une incrimination de proxénétisme.
Convaincu que « la légalité d'aujourd'hui est, en grande partie, l'illégalité d'hier », Jean-Charles Spigarelli, directeur d'un foyer APF de Bordeaux, est lui aussi un professionnel audacieux. Bien sûr, quand en 1993, il introduit dans son institution des lits médicalisés doubles, cette « véritable révolution » lui vaut de se faire traiter d'obsédé sexuel par une généreuse donatrice venue visiter le foyer... Cela ne l'empêchera pas, dix ans plus tard, de retravailler le projet d'établissement pour rendre effectif le droit des personnes accueillies au respect de leur vie privée et à la libre expression de leur sexualité, stipulé par la charte des usagers de l'APF. Nul professionnel, désormais, ne peut entrer dans les chambres ou studios des résidents sans y être convié. Symétriquement, ces derniers n'ont pas à exposer leur intimité au personnel, ni aux autres usagers. Et chacun d'entre eux peut recevoir les personnes de son choix - petit(e) ami(e) ou prostitué(e) - sans en informer qui que ce soit. D'autre part, quand un couple de résidents se forme, il peut être fait appel à un intervenant extérieur à l'établissement pour aider les partenaires à avoir des relations sexuelles. « L'important est de répondre à la demande des usagers - qui n'est d'ailleurs pas toujours une demande de sexualité, mais souvent de tendresse -, sans mettre les professionnels en situation difficile », insiste Jean-Charles Spigarelli.
« A nous d'oser prendre quelques risques dans nos établissements », renchérit Pascale Ribes, de l'APF. Mais il faut aussi dépasser ce stade d'initiatives isolées, génératrices d'inégalités de traitement entre les personnes car dépendant du bon vouloir des professionnels, ajoute-t-elle. Aussi l'APF invite à engager une large réflexion inter-associative sur les « bonnes pratiques » à même de favoriser l'accès des personnes handicapées à la sexualité. Cependant, « il ne suffit pas de débattre ensemble des «problèmes» pour que le pouvoir du dialogue garantisse l'avancée des idées de tolérance », fait observer Jacques Waynberg, président de l'Institut de sexologie. Le changement des mentalités passe nécessairement par la formation de tous les acteurs concernés, seule capable de neutraliser les effets pervers de la subjectivité, insiste le médecin. C'est dans cet esprit que travaille Handicap International depuis huit ans. Son service d'accompagnement à la vie affective et sexuelle des personnes handicapées organise à la fois des actions d'éducation à la vie à l'intention des intéressés - enfants, adolescents et adultes en situation de handicap -, des groupes de parole destinés aux parents, et des sessions de formation ainsi que des supervisions pour les personnels et responsables d'établissements. Il s'agit de permettre à chacun d'exprimer ses questionnements et ses difficultés afin de pouvoir plus clairement se positionner, résume la sexologue Sheila Warembourg, responsable de ce programme (3).
De fait, savoir décoder une demande sans être intrusif ni réagir en fonction de sa propre vision de la sexualité est « un travail colossal auquel nous ne sommes pas préparées, et qu'on n'évoque pas facilement en équipe », soulignent des techniciennes d'insertion de l'AFM. Se situer entre bonne distance et juste proximité est le défi que doivent relever les intervenants impliqués professionnellement dans une intimité qui n'est pas la leur, explique Catherine Aghte-Diserens, sexopédagogue suisse (4). « Ces tiers vont projeter leurs propres valeurs, convictions et jugements sur les besoins affectifs et sexuels de la personne concernée. » D'où un lot d'incompréhensions et bon nombre de résistances parce que « la sexualité de l'autre réveille toujours, d'une certaine manière, un souvenir, une comparaison, une réaction, une envie, un rejet », précise la formatrice. Faute de comprendre, par exemple, qu'une demande de toilette n'est pas une demande de masturbation, l'aidant ne fera pas les gestes d'hygiène intime requis, témoigne Mireille Stikel, de la Coor-dination handicap et autonomie. Mais si, comme elle l'a maintes fois constaté, « les aides humaines peuvent déraper », celles-ci sont aussi exposées au risque d'être instrumentalisées. Sans avoir toujours le soutien d'une équipe pour s'ouvrir de leurs difficultés lorsqu'elles travaillent en relation directe avec les personnes handicapées. Ainsi, quand on intervient au domicile auprès d'hommes dans la force de l'âge, il n'est pas rare de se voir demander un massage après la toilette, et souvent beaucoup plus, explique Christelle Merat Rizot, auxiliaire de vie.
Dans quelques pays européens - où la prostitution est légale - des femmes et des hommes, formés aux spécificités des personnes en situation de grande dépendance physique, leur permettent d'avoir des expériences érotiques, sensuelles ou sexuelles, à domicile comme en institution. C'est le cas au Danemark, en Allemagne, en Suisse ou aux Pays-Bas. Dans ce dernier pays où existent deux services d'assistance sexuelle, dont le premier a été créé il y a 25 ans, les assurances sociales de certaines collectivités locales remboursent d'ailleurs aux client(e)s le coût d'une prestation qui leur est facturée 85 ou 100 € pour environ une heure. Faut-il aller, en France, vers la création de tels services spécialisés ? N'ayant pas encore de position commune définitive sur cette question, les associations de personnes handicapées se promettent de la mettre en débat dans le cadre d'une « conférence du consensus » visant, notamment, à étudier la façon d'adapter les exem-ples étrangers au contexte français. « Pour mettre fin à l'hypocrisie actuelle, comme aux risques qu'on fait courir aux travailleurs sociaux et aux directeurs d'établissement, pris entre le marteau et l'enclume », Karim Felissi, avocat au barreau de Paris, suggère d'instaurer un régime pénal dérogatoire, afin que l'assistance sexuelle ne soit pas assimilée à de la prostitution et la mise en contact des personnes handicapées avec des accompagnateurs/trices spécialisés à du proxénétisme. « Il suffirait, ensuite, de créer une profession dûment formée, expressément dédiée aux besoins sexuels des personnes handicapées, pour régler l'essentiel du problème », explique l'avocat. Du moins au plan juridique.
La loi « handicap » du 11 février 2005 n'affirme-t-elle pas le droit à compensation de toutes les conséquences liées au handicap ? « L'accompagnement érotique, qui est une composante de la vie affective et familiale, s'inscrit pleinement dans ce cadre », estime Pascale Ribes. Pour l'administratrice de l'APF, soit la société met en oeuvre tous les moyens nécessaires pour compenser les conséquences du handicap, soit elle feint d'ignorer les besoins des personnes et démantèle, ce faisant, les droits fondamentaux que leur reconnaît la législation française comme la convention internationale des Nations unies de décembre 2006.
Quelle que soit la formule à mettre en oeuvre, il n'est en tout cas plus temps de théoriser une énième fois sur la sexualité des personnes handicapées, déclare Marcel Nuss. Le président de la Coordination handicap et autonomie se fait d'ailleurs fort de parvenir dans les deux ans à faire de l'accompagnement sexuel, éternelle Arlésienne, une réalité.
(1) Intitulé « Dépendance physique : intimité et sexualité », ce colloque a eu lieu les 27 et 28 avril dernier - Coordination handicap et autonomie - Maison des associations - 1a, place des Orphelins - 67000 Strasbourg - Contact : Michaël Sabatié - Tél. 06 63 08 63 71 -
(2) Dans le message qu'elle a adressé aux congressistes.
(3) Handicap International, programme France : Service d'accompagnement à la vie affective et sexuelle des personnes handicapées - 18, rue Gerland - 69007 Lyon - Contact : Sheila Warembourg - Tél. 04 50 19 07 24 ou 06 98 93 13 18.
(4) Présidente de l'association suisse Sexualité et handicaps pluriels (SEHP), Catherine Aghte-Diserens est co-auteure, avec Françoise Vatré, de l'ouvrage Accompagnement érotique et handicaps. Au désir des corps, réponses sensuelles et sexuelles avec coeur - Ed. Chronique sociale, 2006 - 15 € .