Denis Vernadat et Philippe Lecorne Respectivement président et administrateur du Cnaemo
« Ces dernières années ont été riches en textes législatifs touchant aux rapports entre les pouvoirs publics et les citoyens, et plus particulièrement ceux d'entre eux les plus socialement en difficulté.
Ainsi la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale fixait-elle notamment l'objectif de développer le droit des usagers fréquentant les établissements et services sociaux et médico-sociaux. Elle marquait là une étape supplémentaire dans la longue démarche visant à passer de la protection du sujet fragile à la reconnaissance d'un usager citoyen. Elle consacrait ainsi l'évolution des conceptions en matière de protection de l'enfance en substituant aux pratiques d'isolement des enfants - fondées sur la notion de «défaillance» des parents - une politique de promotion des actions de soutien aux parents en difficulté, justifiée par le souci de s'appuyer sur les compétences parentales, compétences souvent à révéler aux parents eux-mêmes. Dans le champ des politiques de l'enfance, ce processus, initié dès 1976 avec la parution du rapport Bianco-Lamy sur l'aide sociale à l'enfance, avait connu une succession d'étapes qui, de manière constante et cohérente jusqu'à la loi du 2 janvier 2002, redonnaient peu à peu toute leur place aux parents, dans une conception de la protection de l'enfance recherchant un juste équilibre dans la prise en compte et de l'enfant et de ses parents, l'intérêt du premier ne pouvant s'appréhender que dans ce rapport dialectique.
La loi sur la protection de l'enfance et celle sur la prévention de la délinquance, récemment adoptées par le Parlement, constituent de notre point de vue une extraordinaire remise en cause de cette orientation qui intervient de manière d'autant plus pernicieuse que ces textes n'explicitent pas clairement les présupposés idéologiques sur lesquels ils se fondent, ou, du moins en ce qui concerne la loi sur la protection de l'enfance, à partir desquels certains parlementaires ont pu en modifier la teneur initiale.
Ces textes, outre le fait qu'ils stigmatisent l'un et l'autre, selon les angles qui les distinguent, des conduites d'insuffisance, de carences et de manquement à l'ordre et à la sécurité des biens et des personnes, sont bien tous deux le reflet du type de société et d'avenir que certains de nos responsables politiques nous préparent.
Ainsi, si on a pu regretter que la loi sur la protection de l'enfance ait été pensée non pas comme une loi-cadre, dessinant une perspective, mais comme un réaménagement technique qui vise à une meilleure cohérence des dispositifs entre eux, nous étions au moins rassurés, à la lecture des premiers projets, en constatant qu'elle ne modifiait pas les valeurs fondamentales auxquelles nous nous attachons. Pour autant, nous avons rapidement perçu combien pouvait être dangereux pour l'esprit même de ce projet de loi sa rétrogradation derrière celui de la prévention de la délinquance dans le calendrier des débats parlementaires, rétrogradation effective malgré les assurances données en son temps par le Premier ministre. A l'évidence, nos craintes étaient justifiées. Ainsi, l'introduction par un regroupement d'amendements de divers parlementaires d'une disposition visant à permettre au juge des enfants de ne plus limiter à deux ans la durée d'une mesure d'assistance éducative, dès lors que «les parents présentent des difficultés relationnelles et éducatives graves [...] affectant durablement leurs compétences dans l'exercice de leur responsabilité parentale» (2) bat en brèche une conception de l'intérêt de l'enfant fondée sur l'examen régulier de sa situation, feint d'ignorer que les magistrats disposaient déjà d'outils juridiques adaptés (la déchéance de l'autorité parentale), mais traduit surtout le changement de regard porté sur les parents, changement qui nous fait faire allégrement un bond de 20 ans en arrière (3) !
La loi sur la prévention de la délinquance, elle, est un montage idéologique qui fait la part belle à la peur, aux insécurités qu'on ne peut nier mais dont on peut se demander s'il suffira à les endiguer ! Serait-ce par cette fuite en avant que la société espère échapper à ses responsabilités ? De fait, cette loi essentiellement répressive repose sur une idéologie fondée sur la responsabilité individuelle des familles dans les difficultés éducatives qu'elles rencontrent et sur sa réciproque, l'exonération de la société quant aux dysfonctionnements sociaux qui pourraient en être la source.
Ne s'agit-il pas là d'un avatar de la reconnaissance des compétences parentales, dont le corollaire serait la responsabilité parentale ? Sans doute, mais il convient ici de bien baliser les concepts sous peine de dérapage idéologique. Nous ne serons pas les premiers à affirmer que l'on peut être responsable sans être coupable. Reconnaître quelqu'un dans sa responsabilité, c'est le traiter en sujet de droit et nous saluons l'évolution qui a permis d'en arriver là. Il n'en reste pas moins vrai que nous refusons de voir transférer la responsabilité collective des dysfonctionnements sociaux sur la seule responsabilité individuelle des familles, dans une logique de culpabilisation et de stigmatisation des publics les plus en difficulté. Nous avons parfaitement conscience que le travail social se trouve au coeur des tensions entre carences de la société et responsabilités individuelles des familles. Et c'est bien dans cet «entre deux» que nous entendons demeurer.
Cela implique, d'une part, la mise en oeuvre d'une véritable action préventive portant sur les causes sociales de la délinquance, cette dernière se nourrissant du terreau des carences collectives. La prévention passe par une politique continue d'amélioration de l'emploi, du logement, de la santé et de l'insertion sociale en faveur de l'ensemble de la population et donc des publics les plus vulnérables.
Cela implique aussi le développement d'une action éducative et sociale visant à accroître et soutenir les compétences des familles qui s'inscrive clairement et résolument dans un souci de reconnaissance et de restauration des fonctions parentales, et donc qui s'oppose à toute notion de sanction des comportements parentaux, par exemple en cas de refus d'un accompagnement social par les familles. De ce point de vue, l'aide contrainte doit impérativement demeurer sous le contrôle des autorités judiciaires, ce qui, à nos yeux, disqualifie les dispositions relatives au contrat de responsabilité parentale telles que prévues par la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances (4), de même que le conseil pour les droits et devoirs des familles prévu par l'article 6 de la loi relative à la prévention de la délinquance.
Dès lors qu'est adopté ce tournant idéologique modifiant singulièrement les relations entre la société et les individus qui la composent au travers de la stigmatisation des comportements parentaux, plus rien ne s'oppose à l'organisation d'une véritable police des familles. Déjà des prémices apparaissent :
le non-respect du principe de la séparation des pouvoirs, par l'atteinte à la place et au rôle des magistrats pour enfants, tant en matière de protection de l'enfance qu'en matière pénale, et par la confusion entretenue dans les compétences et les rôles respectifs des diverses autorités territoriales. A cet égard, nous pensons que le président du conseil général doit rester le seul chef de file des actions concourant à la protection de l'enfance. Nous ne contestons pas l'éminente contribution des maires en matière d'action sociale en tant qu'ils sont sollicités comme créateurs de liens sociaux dans la cité et comme garants de la démocratie représentative de proximité, mais nous déplorons que cette loi dite de «prévention» ne les convoque que sur les aspects répressifs ;
la remise en cause du secret professionnel des travailleurs sociaux alors même que celui-ci constitue pour les usagers des services sociaux la garantie fondamentale du respect de leur intimité et de leurs libertés individuelles, le caractère confidentiel des informations reçues étant la condition indispensable à la création d'un rapport de confiance entre les uns et les autres. Le partage d'informations à caractère confidentiel interroge directement l'éthique professionnelle et associative, dans sa dimension individuelle et collective. Il faut garantir que rien ne sera dévoilé qui puisse porter préjudice aux familles. A ce titre, nous n'acceptons le partage d'informations qu'entre des personnes soumises au secret professionnel en tant qu'elles participent à une mission de protection de l'enfance et à la condition qu'il soit strictement limité à ce qui est nécessaire à l'accomplissement de cette mission.
Notre conclusion tiendra en quelques questions, telles qu'elles ont été adressées aux participants de nos assises tenues récemment à Lille. Qu'est-ce qui fait que ce débat n'ait été que peu porté au niveau de l'opinion publique ? Les modèles de société qu'on nous dessine nous ont-ils atomisés au point que nous ne repérons plus les chemins où l'on nous amène ? Qu'est-ce qui a changé chez les travailleurs sociaux pour qu'il y ait tant de difficultés à organiser un sursaut des consciences ? Qu'est-ce qui fait que les valeurs qui sont les nôtres s'étiolent ? Pourquoi et comment se sont-elles affadies ? Nos valeurs, nos idéaux, nos principes seraient-ils devenus marginaux ? »
Contact : Cnaemo - 23, rue Malus - 59000 Lille - Tél. 03 20 29 36 22 - E-mail :
Inès Angelino Infirmière et assistante sociale, une des responsables pédagogiques de la Fédération des relais enfants-parents (FREP) (5).
« La loi réformant la protection de l'enfance doit être appréciée comme un élément dans un ensemble qui modifie considérablement les rapports entre les collectivités territoriales et les professionnels de l'action sociale.
L'entrée dans le dispositif de la protection administrative repose désormais sur la notion d'«informations préoccupantes» que les professionnels sont dans l'obligation de communiquer «sans délai» à une cellule administrative pluri-institutionnelle d'évaluation. Ce terme est flou et subjectif. Cette imprécision et la nécessité de transmettre sans attendre, donc sans un minimum de réflexion, de recul, d'échanges soutenus, des éléments touchant à la vie privée des familles risquent de conduire à ficher prématurément des parents désemparés. L'espace administratif va-t-il se substituer à l'espace clinique encore vivant dans certains services et le faire disparaître ?
Dans un tout autre domaine, cet afflux d'informations risque de créer des embouteillages d'autant plus importants qu'il revient désormais à l'autorité administrative de prendre en charge les enfants évalués en risque de danger et «les enfants en danger au sens de l'article 375 du code civil», ceux qui étaient auparavant orientés directement par l'aide sociale à l'enfance (ASE) vers l'autorité judiciaire. Désormais, le juge des enfants sera seulement saisi si l'ASE n'a pas pu remédier à la situation. Son intervention devient subsidiaire. Les départements seront-ils assez solides pour faire face à cet afflux de dossiers et à des situations d'une grande complexité ?
Sans compter qu'il a toujours existé de grandes disparités dans les politiques départementales de l'enfance, aussi bien dans les moyens déployés que dans les pratiques et l'organisation des circuits de décision. On reste toujours très étonné au cours des formations accueillant des professionnels de divers départements de l'expression du sentiment d'incrédulité («Ce n'est pas possible que vous n'ayez pas de schéma départemental !»), de désorientation («Mais chez nous les parents ne peuvent jamais se faire accompagner lors de la rédaction des contrats»), de peur («Nous risquons un blâme si...»).
Une nouvelle forme d'inégalité découle de l'application du texte sur le contrat de responsabilité parentale, issu de la loi sur l'égalité des chances, dont l'exécution revient aux présidents des conseils généraux. Ce contrat concerne les parents réputés connaître des difficultés liées à une carence d'autorité parentale ou dont les enfants manifestent un absentéisme scolaire ou troublent l'ordre dans leurs établissements. La loi prévoit soit de mettre en oeuvre ce contrat - une aide sous contrainte avec obligation de résultats sous peine de sanctions cumulatives dont la suspension partielle ou totale du versement des allocations familiales afférentes à l'enfant -, soit de prendre toute mesure d'aide sociale à l'enfance adaptée à la situation. On mesure la différence. Ce contrat de responsabilité parentale est aussi l'outil primordial préconisé dans la loi sur la prévention de la délinquance en cas d'échec des accompagnements proposés ou imposés par le maire. Selon les choix des édiles, dont certains ne semblaient pas disposés à appliquer la loi sur la prévention de la délinquance ou envisageaient de le faire a minima, ce contrat sera certainement mis en place de façons très diverses. Il risque de réduire les parents et les enfants à certains de leurs actes ; son but est de contraindre des familles à modifier leurs habitudes, peut-être leurs «réflexes» éducatifs, qu'ils jugent rarement fautifs. En revanche, les mesures d'accompagnement de l'aide sociale à l'enfance peuvent apporter aux familles un soutien dans l'ensemble de leurs difficultés et associer les parents à l'avenir de leur(s) enfant(s).
Les travailleurs sociaux départementaux ont été choisis pour appliquer ce contrat. Ils n'ont cessé de souligner les contradictions entre les fondements de leur travail, reconnus conformes à leur code de déontologie par les textes (6) : agir avec les familles pour améliorer les conditions de vie sur les plans social, sanitaire, familial, économique, professionnel et culturel et le rôle d'agent de probation qu'on leur enjoint d'exercer.
L'application de la loi sur la prévention de la délinquance pose pour les professionnels de l'action sociale de graves questions d'appartenance à un double système, celui de la protection de l'enfance comprenant la prévention spécialisée et celui de la prévention de la délinquance animée par les maires qui en sont responsables. L'obligation faite aux professionnels de l'action sociale de communiquer aux maires, lorsqu'il se produit une aggravation des difficultés sociales, éducatives ou matérielles, dans une famille suivie par plusieurs d'entre eux, «les informations confidentielles strictement nécessaires à l'exercice de leurs compétences» a été vivement critiquée par les instances professionnelles, notamment le Conseil supérieur du travail social, qui ont souligné la confusion induite entre les fonctions de président du conseil général et du maire. Notons que l'aggravation des situations suivies est malheureusement assez fréquente, assez souvent momentanée. Elle peut correspondre à une situation de crise où les professionnels doivent mobiliser toute leur énergie et faire partager leurs efforts aux familles. Au même moment, certaines données confidentielles transmises systématiquement et sans leur accord aux maires risquent d'alimenter le fichier social municipal, orienté, d'après la loi, vers la surveillance des populations dont les enfants, en raison «de défaut de surveillance et d'assiduité scolaire menacent l'ordre, la sécurité ou la tranquillité publics».
Les maires, déjà surchargés de tâches multiples, ont désormais le pouvoir d'interpeller les «familles défaillantes», de leur proposer, de leur imposer des parcours d'accompagnement, de les convoquer devant une commission des droits et devoirs, s'ils décident d'en créer une, et, en cas d'échec, de recourir à diverses mesures coercitives dont le contrat de responsabilité parentale. Ces actions risquent d'être perçues par les parents et par les enfants comme un refus d'entendre leur propre souffrance, qu'elles auront tendance à cacher, à dissimuler. La critique de leurs capacités éducatives peut être acceptable si elle est accompagnée d'un regard bienveillant. Sinon, elle est irrecevable, et d'autant plus si ces familles n'ont pas la possibilité d'accéder à des voies de recours.
A quels nouveaux conflits de loyauté ces enfants «victimes» d'une absence de surveillance, de leur «non-fréquentation scolaire» et, à partir de ce «diagnostic», jugés potentiellement délinquants vont-ils se trouver confrontés ? On peut espérer qu'un travail différent puisse leur être offert, ainsi qu'à leurs parents, sur la base du volontariat, dans des lieux ouverts. »
Contact : FREP : 4-6, rue Charles-Floquet - BP 38 - 92122 Montrouge cedex - Tél. 01 46 56 79 40.
(1) Sur la loi relative à la protection de l'enfance, voir ASH n° 2502 du 6-04-07, p. 21 et ce numéro, p. 17. Sur la loi relative à la prévention de la délinquance, voir en dernier lieu ASH n° 2496 du 2-03-07, p. 5.
(2) Art. 6, al. 3 de la loi réformant la protection de l'enfance.
(3) La révision au moins tous les deux ans des mesures d'assistance éducative a été adoptée en 1986 ; antérieurement, le juge des enfants pouvait maintenir une mesure jusqu'à la majorité de l'enfant.
(5) Et co-auteure, avec Françoise Dolto, de Quand les parents se séparent - Ed. du Seuil, 1988. Plus récemment, elle a publié aux éditions Dunod L'enfant la famille, la maltraitance (1997 et réédition en 2002) et, avec Catherine Meyer, La prévention des difficultés éducatives et sociales (2001)
(6) Voir le dossier sur la réforme du diplôme d'Etat d'assistant de service social dans les ASH n° 2370 du 27-08-04, p. 29.