« Dans notre monde hypermoderne, une nouvelle figure de l'éducateur spécialisé se dessine. De préférence, il a des références, organisées en système. Le référentiel du métier d'éducateur spécialisé est ainsi né avec la déclinaison de «compétences» et d'«indicateurs de compétences» relatifs à des «domaines de compétences». Des référentiels propres à chaque domaine d'activité voient le jour, en IOE (investigation et orientation éducative) ou en AEMO (action éducative en milieu ouvert) judiciaire par exemple.
Le terme «compétences» ne saurait à lui seul caractériser cette hypermodernité ; celui d'«évaluation» est venu enrichir le vocabulaire d'aujourd'hui. Plus récente est la réapparition d'un vocable un temps occulté mais dont les anciens ont gardé souvenir : celui de «diagnostic». L'éducateur spécialisé est, selon son référentiel professionnel, chargé d'établir un diagnostic éducatif. En qualifiant ce diagnostic, les auteurs du référentiel ont d'ailleurs probablement voulu éviter une possible connotation médicale.
Le terme «diagnostic» apparaît aujourd'hui accolé à celui d'«évaluation» dans une perspective qui pourrait signifier une réorganisation de l'éducation spécialisée. Autrefois artisan, quelquefois artiste, l'éducateur spécialisé a pu revendiquer différents statuts, dont celui de technicien de la relation ; il a cru s'affranchir de ces figures tutélaires que sont le juge des enfants, le pédopsychiatre ou le psychanalyste, mais il doit désormais composer avec d'autres personnages à vocation méthodologique ou gestionnaire.
Dans son second rapport annuel (1), l'Obser-vatoire national de l'enfance en danger (ONED) s'intéresse à une question largement évoquée par la loi réformant la protection de l'enfance, celle de l'évaluation des situations. A plusieurs reprises, les auteurs du rapport associent la question de l'évaluation à l'élaboration, voire la formalisation, de référentiels, selon deux approches : l'une qualifiée de «procédurale», l'autre, en complément de la première, relevant d'une synthèse en équipe pluridisciplinaire. Selon les rédacteurs, la mise en place de référentiels serait d'autant plus urgente que des rapports ou études récentes ont constaté des déficits d'évaluation : le rapport Naves en 2003 (2) et une étude réalisée en 2005 par Michel Boutanquoi, Jean-Pierre Minary et Tamar Demiche (3), qui s'interrogent : «Les décisions envers les 'usagers' sont-elles référées à des stratégies cohérentes des travailleurs sociaux ou s'expliquent-elles plutôt par des représentations sociales hétérogènes et des pratiques réactives ?»
Cette citation mérite d'être enrichie de cette définition de l'évaluation que propose Michel Boutanquoi et ses co-auteurs : «Evaluer implique toujours de choisir une perspective et se pose alors la double question de la pertinence et de la validité de celle-ci à rendre compte de ce que l'on cherche à mesurer au-delà de la simple opinion, au-delà d'une référence à des représentations ou de l'idéologie, au-delà de l'intuition clinique.» La référence à une démarche scientifique est clairement revendiquée, au détriment d'une approche plus intuitive dont la pertinence et la validité sont questionnées. Une telle posture va de soi quand il s'agit d'évaluer la dangerosité d'une situation, mais elle peut prêter à interrogations quand elle s'applique à des conduites professionnelles comme celles des éducateurs spécialisés, sans cesse obligés de composer avec l'imprévu, l'insolite et l'indicible.
Dans ces rapports, la question de l'évaluation concerne à la fois les usagers et les professionnels de la protection de l'enfance : à lire nos auteurs, l'absence de référentiel pourrait pénaliser l'usager, victime possible de l'idéologie ambiante, de représentations, d'a priori, de croyances... Elle serait aussi pour le professionnel un moyen d'échapper à toute évaluation, à tout contrôle : le meilleur pourrait ainsi côtoyer le pire. Cette volonté de tout réglementer, de tout formaliser au nom du respect des usagers et au nom de la science n'est pas nouvelle ; c'est sur ces mêmes bases que l'amendement dit « Accoyer » au projet de loi sur la politique de santé publique en 2003 voulait médicaliser et standardiser les pratiques des psychologues et psychanalystes. La défiance vis-à-vis de ces derniers demeure. Nous en voulons pour preuve l'absence du terme «clinique» dans le rapport de l'ONED ou son association fréquente à celui d'intuition dans l'étude de Michel Boutanquoi : à croire que l'intuition clinique est forcément à bannir. Associer évaluation et diagnostic est de notre point de vue significatif d'un retour en force de l'autorité médicale.
Diagnostiquer oblige à rechercher la cause ou l'origine du problème à partir de symptômes relevés par des observations, des contrôles ou des tests. Une telle démarche n'a rien de très original. Elle est à l'origine de l'éducation spécialisée et préside à la création en 1942 d'un dispositif, le centre d'observation et de triage «de type médico-pédagogique, c'est-à-dire surdéterminé par l'objectif 'scientifique' d'observation et organisé sous contrôle médical» (4). L'éducateur observe, le médecin psychiatre diagnostique. C'est le temps de la rééducation. Vint le temps de l'éducation avec, à la fin des années 50, la création des services d'AEMO et le développement de l'observation en milieu ouvert. C'est ce modèle d'intervention qui est aujourd'hui soupçonné d'amateurisme après avoir été suspecté de «psychologisme» (5) ou accusé d'«entre-soi» (6). Assistons-nous au retour en force des sciences exactes ? A trop vouloir formaliser, va disparaître la part du risque inhérente à toute action éducative originale, voire innovante.
L'éducateur spécialisé est un professionnel de l'éducation, impliqué dans une relation d'aide caractérisée par la proximité et le «faire avec», qui intervient «dans et par l'événement quotidien». L'éducateur exerce des pratiques à risque et met en jeu son intégrité, physique et psychique, en mêlant beaucoup de soi et quelques savoirs. A l'occasion de ses périples dans et hors les murs de l'institution, il risque le malentendu, trop de proximité ou une distanciation mal comprise... Il s'affiche, se montre tel qu'il est, avec ses forces et ses faiblesses... Il évolue dans un monde incertain au gré d'incertitudes sans cesse renouvelées : entraîné par ses intuitions, il agit au nom de convictions dans un univers plein d'émotions. Il tente de mieux appréhender ses propres sensations pour donner sens à ces manifestations de fragilité, de vulnérabilité qu'il perçoit chez l'autre.
Un sentiment de solitude l'étreint quand il se confronte à ses propres limites. L'institution, l'équipe paraît bien lointaine lors de face-à-face périlleux. Prendre des risques exige de se sentir en sécurité mais paradoxalement la prise de risque favorise le danger. L'éducateur s'expose, abandonne provisoirement le confort et la sécurité pour aller le plus loin possible dans la relation éducative. Aucune assurance ne garantit ce danger qu'il accepte de courir pour échapper aux routines. Au nom de valeurs éducatives, il s'implique et fait fi des injonctions paralysantes ; il refuse le prêt-à-penser sécurisé et affirme son goût du risque pour mieux surprendre et inventer...
Dans l'instant présent, c'est au prix d'une forte estime de soi, au nom d'une confiance renouvelée, qu'il peut échapper au doute ; il s'affranchit parfois des règles habituellement admises pour entrer en relation avec ces enfants ou adolescents en manque de repères, en quête d'affection. Il s'agit de les surprendre, d'être là où ils n'attendent pas l'adulte, de les déstabiliser... Pour ainsi exercer son métier, l'éducateur spécialisé doit bénéficier d'une liberté de manoeuvre et, surtout, ignorer la peur. Agir sans crainte exige de jouer avec les contraintes, de ne pas céder à l'inquiétude quand s'évanouissent les certitudes. Pour fabriquer du lien et signifier du sens, l'éducateur doit retrouver ce savoir-faire d'artisan, cette dimension artistique, être ce maître d'oeuvre, capable d'initiatives, libre de créer et d'innover.
Etre autorisé à prendre des risques ne veut pas dire faire n'importe quoi. Pour éduquer en toute sécurité, des connaissances viennent au secours de celui qui réagit sans excès, qui agit avec spontanéité et maîtrise. Il y a la force de l'équipe pluridisciplinaire, l'atout que représente le travail en réunion de synthèse. Supervision ou analyse de pratiques viennent soutenir le praticien.
Alors que le risque est valorisé par une société fortement individualiste, la marge de décision des éducateurs apparaît de plus en plus limitée et la latitude de courir des risques ne cesse de diminuer. A en croire les partisans d'un libéralisme économique aux accents hypermodernes, le risque serait le moteur d'une nouvelle histoire qui avance à un rythme endiablé, qui confond aujourd'hui et demain au nom d'une instantanéité souveraine. Or ce risque, paré de toutes les vertus quand il s'agit d'entreprises économiques, est forcément associé à un danger majeur quand il est question d'éducation. Les réglementations, de plus en plus strictes, ont provoqué la fermeture de nombreux lieux de vie dont les conditions d'accueil n'étaient pas suffisamment sécurisées ou sécurisantes. S'est-on intéressé au travail éducatif qui y était fait ?
Cet excès de sécurité a pour conséquence de freiner les initiatives, de standardiser les réponses. Nul ne conteste l'intérêt d'évaluer mais soyons vigilants : les bonnes pratiques ne sont pas toutes référencées, en particulier celles qui naîtront demain de l'imagination, à condition toutefois que l'on soit autorisé à les inventer. L'éducateur doit conserver une part de liberté et ne pas céder aux sirènes d'un formalisme mortifère. Les grilles savantes permettent de mieux évaluer les situations de danger mais elles présentent aussi le danger d'enfermer l'action éducative dans des cases. Risquons-nous au risque pour plus d'ambi-tion éducative ! »
(3) La qualité des pratiques en protection de l'enfance -Michel Boutanquoi, Jean-Pierre Minary, Tahar Demiche - DGAS, 2005.
(4) Enfance inadaptée, l'héritage de Vichy - Michel Chauvière - Editions ouvrières, 1980.
(5) Le travail social au singulier - Jacques Ion - Ed. Dunod, 1998.
(6) Le travail social à l'épreuve du territoire - Jacques Ion - Ed. Privat, 1990.