Pour Alain Mercuel, psychiatre et chef de service de l'équipe d'appui « Santé mentale et exclusion sociale » (SMES) du centre hospitalier Sainte-Anne, à Paris (1), définir l'activité d'une équipe mobile de psychiatrie travaillant auprès des publics de la rue représente une gageure, tant ses facettes ou ses lieux d'exercice sont multiples. « Nous sommes situés dans un espace qui n'est rempli ni par le social ni par le médical, explique-t-il. A partir de là, nous essayons de rapprocher les deux mondes et de les faire se connecter autour de la personne afin de l'amener au soin. »
Partie intégrante du réseau Psychiatrie-Précarité créé en 1999 par la direction des affaires sanitaires et sociales de Paris (DASS) afin de coordonner les réponses médicales et sociales apportées aux personnes sans domicile fixe, le SMES intervient dans tous les lieux sociaux repérés et fréquentés par ces publics. L'exclusion révélant des troubles psychiatriques autant qu'elle en génère, un nombre grandissant de personnes échappe à toute prise en charge spécialisée et se retrouve dans les dispositifs sociaux. « Nous sommes de plus en plus sollicités pas des travailleurs sociaux désemparés devant ces problèmes. Certains accueils de jour ne font appel à nous que lorsqu'ils rencontrent des situations délicates. Mais pour d'autres, nous sommes amenés à tenir des permanences au sein même des associations », souligne Christine Vegas, infirmière psychiatrique au SMES. Accueils de jour, accueils de nuit, CHRS, hébergement d'urgence, services hospitaliers..., l'équipe mobile du SMES intervient auprès de plus de 80 partenaires. Quai d'Aus-terlitz, en plein centre de Paris, Falakiko Tuhimutu, directeur de la Péniche du Coeur (2), amarrée en bord de Seine et transformée par la fondation des Restau-rants du Coeur en centre d'hébergement d'urgence de 70 lits, va jusqu'à parler de « sentiment d'impuissance » devant l'expression de certaines pathologies. « La majorité des personnes que nous accueillons souffre de troubles psychiques plus ou moins sévères, témoigne-t-il. Certains sont fous au sens clinique du terme, d'autres simulent la folie. Comment, en tant que travailleur social ou bénévole, repérer le vrai du faux et s'engager dans des démarches d'accompagnement ? » La permanence ouverte par le SMES à la Péniche du Coeur s'adresse autant aux usagers qu'à l'équipe sociale qui y intervient. « Notre présence est affichée comme un détachement de Saint-Anne avec le logo de l'hôpital posé sur la porte d'une cabine. La permanence fonctionne à heures fixes et est très officiellement identifiée par les personnes comme un service assuré par des professionnels de la psychiatrie », explique Christine Vegas, qui l'assure une fois par semaine. Un affichage clair qui a toute son importance vis-à-vis de personnes qui, pour un grand nombre d'entre elles, ont déjà bénéficié d'un suivi médical par le passé. Certains usagers de la Péniche sollicitent spontanément une consultation, d'autres sont présentés par les travailleurs sociaux après un entretien individuel. Après évaluation psychiatrique, un projet de réinsertion médico-socio-professionnel est élaboré conjointement par l'infirmière du SMES et l'équipe sociale de la Péniche. « S'il n'y a aucune contre-indication, l'hébergement peut être prolongé au-delà de quatre semaines, durée maximale des accueils à la Péniche. Mais le SMES possède aussi son réseau d'institutions capables de prendre le relais, ce qui multiplie les possibilités d'installer un suivi de la personne », complète Falakiko Tuhimutu.
A l'accueil de jour de l'Arche d'Avenir (3), un des plus importants accueils de jour parisiens (350 à 400 passages quotidiens d'hommes et de femmes sans domicile), l'afflux des personnes en souffrance psychique a pesé progressivement sur le travail de réinsertion de l'équipe sociale. « Avec les temps de rue qui se rallongent sans cesse, les gens nous arrivent en rupture de traitement depuis des mois, voire depuis des années. On en vient à appeler la police dans des cas de crises sévères en espérant qu'elle emmènera de force la personne à l'infirmerie psychiatrique de la préfecture de police, et qu'elle soit enfin prise en charge », confie Annyvonne Rogue, chef de service de l'accueil de jour. Nadine Bontemps-Planeix, infirmière psychiatrique, anime la délégation du SMES dans cette structure. Un travail tous azimuts de repérage et d'aide à la gestion des situations de crise, d'entretiens individuels, d'évaluations, de propositions d'orientation vers des structures plus adéquates. « L'objectif est d'entrer en contact avec les personnes présentant des troubles psychiatriques pour tenter de les réinscrire dans un parcours de soins. Et tous les moyens sont bons pour cela », assure-t-elle. La supervision des travailleurs sociaux par une infirmière psychiatrique permet un transfert de connaissances. « C'est un soutien », affirme Annyvonne Rogue. Ensuite, « se pose la question de l'immensité des besoins. Il y a beaucoup d'accueils de jour à Paris où les équipes sont persuadées qu'il faudrait aller plus loin. Nous réclamons à cor et à cri un renforcement des permanences de psychiatres dans nos établissements, ainsi que le développement du travail en réseau entre les acteurs de la psychiatrie et ceux de la précarité, car c'est la réalité de nos pratiques aujourd'hui. »
Un avis partagé par la très réduite équipe mobile du SMES - composée d'un psychiatre chef de service, d'une cadre de santé, de quatre infirmières psychiatriques et d'une assistante sociale, auxquels se rajoutent une secrétaire médicale et 0,2 équivalent temps plein de psychologue. Si la finalité des actions conduites auprès du public de l'errance est de favoriser l'accès aux soins dans les structures de droit commun, ces interventions sont dévoreuses de temps : d'un simple accompagnement à l'issue d'une première rencontre jusqu'à une mobilisation s'étendant sur des mois pour des cas lourds. Au fil de ses recueils de données, le SMES constate une progression rapide du nombre moyen d'actes réalisés par personne, « ce qui s'explique par des situations de plus en plus complexes sur le plan social et présentant des complications somatiques », prévient Alain Mercuel. Ainsi, en 2005, les 212 personnes suivies directement par l'équipe au titre de l'accès aux soins nécessitaient chacune en moyenne six actes (consultations, suivis, bilan psychiatrique, etc.) avant le passage de relais. Contre trois actes en 2003. Dans la même période, les réponses apportées aux associations connaissaient une véritable explosion (4).
Au point qu'une assistante sociale est venue épauler l'équipe de soignants dans des missions d'orientation sociale intra ou extra-hospitalières, ainsi que d'appui aux travailleurs sociaux. « Par exemple, des collègues s'adressent à moi pour avoir des conseils sur la manière d'aborder une personne sans domicile, qui est très différente de celle utilisée pour les usagers ordinaires des dispositifs, ou pour étudier les possibilités d'orientation offertes à travers le réseau social et sanitaire parisien », explique Sophie Grimault, auparavant au SAMU social, et très consciente de la spécificité de sa position. Alors qu'une circulaire est en effet venue fixer en 2005 le cahier des charges et la composition des équipes mobiles de psychiatrie (voir encadré ci-dessous), aucune mention de la présence d'un travailleur social ne figure dans ce texte. « Certaines équipes mobiles sont même farouchement opposées à cette présence, en raison du coin social enfoncé dans la perception uniquement sanitaire de leur travail. Mais pour nous, le médiateur social est aussi une manière d'accrocher des personnes pour les conduire vers le soin », explique Alain Mercuel.
Le contexte dans lequel évolue le SMES n'est pas étranger à cette orientation. Intervenant dans cinq arrondissements du sud-ouest de la capitale (5), l'équipe mobile reçoit dans ses attributions l'organisation de maraudes dans le bois de Boulogne voisin, un territoire où ne pénètrent pas les nombreuses associations et organisations non gouvernementale sillonnant les rues de Paris. Encadré par des agents de la direction de la prévention et de la protection de la Ville de Paris, un binôme assistante sociale-infirmière se rend au-devant de grands désocialisés. « Des isolés, contrairement aux gens de la rue qui vivent très souvent en groupe. Certains n'ont strictement plus aucune demande », témoigne Sophie Grimault, qui raconte la découverte d'un de ces ermites qui vivait ignoré depuis sept ans, à l'abri des regards derrière les trois palissades qu'il avait dressées autour de sa cabane, dans ce bois pourtant très fréquenté. « Impos-sible de parler à ces personnes de problèmes sociaux ou médicaux. Trop intrusif. Alors on revient sans cesse, en se disant qu'un jour on réussira à avoir une accroche », commente-t-elle. Auquel cas, « nous rassurons la personne sur l'accueil qui lui sera réservé à Saint-Anne, et un parcours social et de soins peut commencer en attendant le passage de relais à des associations. Nous ne sommes qu'une parenthèse », ajoute Sylvie Marie-Louise, l'infirmière du binôme.
Pour Alain Mercuel, « la possibilité de déployer d'autres actions est maintenant liée au renforcement de l'équipe ». L'urgence, là encore. Un des axes de développement du SMES passe par la fonction de centre ressources pour les acteurs sociaux, « ce qui intègre la formation aux problématiques psychiatriques, l'information, la recherche menée auprès des publics de la rue, la supervision d'équipes. En bref, tout ce qu'on peut imaginer de partenariats entre des travailleurs sociaux et des équipes mobiles comme la nôtre. »
S'agit-il toujours de psychiatrie ? S'agit-il de social ? Au SMES on préfère s'en sortir par une boutade en parlant de « social-psychiatrie ». De fait, le 12 juin, les différentes équipes mobiles de psychiatrie de l'Hexagone, nées pour la plupart de la circulaire de 2005, croiseront leurs approches dans un amphithéâtre de l'hôpital Saint-Anne. Thème de la journée : « Médicaliser le social ou socialiser le médical ? Telle n'est pas la question ».
La circulaire du 23 novembre 2005 sur « la prise en charge des besoins en santé mentale des personnes en situation de précarité et d'exclusion » (6) a permis le développement des équipes mobiles de psychiatrie spécialisées. Un cahier des charges y est annexé. Ce texte assigne aux équipes des missions d'identification des besoins « non repérés ou non pris en charge » et d'interface entre l'intra et l'extra-hospitalier. Pour cela, le soutien aux travailleurs sociaux est posé comme un préalable essentiel. Une palette d'actions est préconisée, notamment des formations croisées entre professionnels de la santé et travailleurs sociaux, des échanges de pratiques, le développement du travail en réseau à partir de l'examen de situations cliniques. Le texte, qui invite la psychiatrie à se déplacer vers les « lieux sociaux repérés et fréquentés par les personnes en difficulté », introduit également la notion « de prises en charge coordonnées autour d'un projet sanitaire et social ».
Techniquement, les équipes mobiles de psychiatrie peuvent fonctionner comme des services autonomes au sein de l'hôpital (c'est le cas du SMES), prendre encore la forme d'unités fonctionnelles rattachées à un service de psychiatrie (la majorité), ou parfois simplement se réduire à du temps détaché d'un secteur de psychiatrie. Un financement de 10,75 millions d'euros sur la période 2005-2008 est prévu pour leur développement. On estime aujourd'hui à plus d'une cinquantaine le nombre des équipes mobiles de psychiatrie.
(1) Service d'appui SMES : Centre hospitalier Sainte-Anne - 1, rue Cabanis - 75014 Paris - Tél. 01 45 65 87 95.
(2) Péniche du Coeur : 24, quai d'Austerlitz - 75013 Paris - Tél. 01 44 24 27 37.
(3) L'Arche d'Avenir : 107/109, rue Régnault - 75013 Paris - Tél. 01 44 06 96 88.
(4) Ainsi, entre 2004 et 2005, date du dernier bilan d'activité du SMES, les actions institutionnelles (partenariat, conseils, formation, supervision, etc.) sont passées de 714 à 1 171, soit une augmentation de 64 %.
(5) Les Ve, VIe, XIVe, XVe et XVIe arrondissements, soit environ le quart de la superficie parisienne.