« L'institution gagne aux déperditions. Etrange paradoxe. Nous allons tenter de le démontrer.
Il y a de la perte entre ce qu'on dit et ce qu'on fait et, pis, entre ce qu'on dit de ce qu'on fait et ce qu'on fait ! Il y a du gain dans la somme institutionnelle de ce qui est perdu. Ce qui constitue l'inconscient institutionnel permet à l'institution de durer.
Nous nous situons assez clairement dans une perspective anthropologique. L'institution est un regroupement d'hommes et de femmes missionnés par l'Etat ou ses corollaires territoriaux, un collectif d'êtres vivants traversés par du biologique, de l'inconscient et du social.
L'institution est fabriquée a fortiori par cet inconscient, ce biologique et ce social. Toutes les institutions - dans ou hors les murs, avec ou sans établissements - oscillent en permanence entre la réclamation centripète d'autorité et de contrôle et l'envie centrifuge de laisser en liberté l'exercice de chacun. Tenir serrée la bride ou la plus ou moins relâcher. L'institution permet cette oscillation, institue cette mise en tension.
L'institution est ce qui à la fois rêve la maîtrise, la fantasme, mais jamais, dans le réel, ne s'y asservit. Le contre-pouvoir, de fait, appartient à l'usager, qui n'en fait jamais usage conformément au mode d'emploi ou au protocole. Maîtriser l'usager serait l'assujettir ; or l'institution a mission de l'affranchir, toujours.
Ce qui est complexe, c'est que ce totalitarisme impossible en interne veut être désormais réalisé de l'extérieur : par les employeurs qui aspirent d'autant plus à tout contrôler que dorénavant leur responsabilité financière, notamment, est entière. L'association employeur est responsable de la dotation financière qui lui est allouée, de l'organigramme que cette dotation permet et des moyens mis en oeuvre pour rendre le service, c'est-à-dire répondre à la commande d'Etat.
Les administrateurs sont devenus des responsables à part entière, il est normal qu'outre la jubilation que suscite la responsabilité, l'angoisse soit aussi au rendez-vous. Or l'angoisse s'apaise dans la confiance ou se colmate dans le contrôle.
Cette demande du tout contrôle (traçabilité, qualité, normes ISO) se révèle de plus en plus féroce à mesure que l'on s'abstrait et s'éloigne du terrain, des pratiques, des usages et des usagers. Les administrateurs-employeurs ne se coltinent pas en direct les résistances de l'usager, leur vision est donc «pure» et partant irréaliste. Tandis que les professionnels doivent établir un lien avec les personnes à qui ils s'adressent. Il est ici affaire de communication, voire de transfert, bref de toutes ces zones où jouent à plein l'inconscient mais aussi le biologique et le social, dont nous parlions au début.
En interne aussi, la tendance lourde à la réclamation d'une loi féroce existe, mais elle est soumise à la critique puisque règne dans cet organisme vivant qu'est l'institution de l'ambivalence, des contre-pouvoirs, donc de la santé ! L'institution vivante oscille entre ordre et désordre, entre surcontrôle et laxisme, entre abus de pouvoir et légitimation démocratique. Nous avons confiance dans les mouvements qui la traversent. Moins dans cette nécessité que les associations employeurs ressentent de tenir serrées les brides, de tout comprendre et tout contrôler pour paraître en conformité. En répondant à l'exigence du financeur.
Le vivant se caractérise aussi par ce qui lui échappe. Or il serait ici réclamé que rien n'échappe, depuis les minuscules gestes qui font la communication entre deux personnes jusqu'aux actions complexes et multiformes qui s'assemblent dans ce qu'on nomme l'«intervention sociale».
Les institutions ont été sécrétées par la société pour permettre au vivant de le rester et aux déperditions qui vont avec de n'être ni mortifères ni improductives : ne dit-on pas, parfois, que lorsqu'on a réussi avec quelqu'un (c'est-à-dire quand quelqu'un s'en est sorti), c'est qu'il s'est emparé de quelque chose qui lui a été proposé ? Mais de quoi au juste ? De quoi s'est-il saisi pour que revienne en lui le désir d'être, le goût d'apprendre, le lien aux autres ? La bonne pratique ne se perçoit bonne que lorsqu'elle n'est plus : parce qu'elle a abouti. Quel sentiment du service rendu lorsque l'usager quitte le professionnel parce qu'il n'a tout simplement plus besoin de lui ! Entre l'éducateur et le jeune, entre le psy, l'orthophoniste et le sujet, entre le soignant et le soigné, que se passe-t-il qui toujours échappe ? L'institution ne peut et ne doit pas être transparente. Or c'est de cette nécessaire opacité qu'il faut malgré tout faire l'effort de rendre compte. Parlons de ce dont il est impossible de parler. Regardons ce qui est invisible.
A chaque étage, une zone d'opacité, un espace de déperdition sont somme toute constituants. Nous disons : instituants. C'est parce qu'il y a cet espace particulier suffisamment mystérieux que le sujet résiste, cède ou s'ouvre. Les ponts tiennent le coup grâce aux joints de dilatation à chaque extrémité de leur manteau.
Le professionnel dans son colloque singulier ne se rend pas compte de tout.
La synthèse, la réunion d'équipe ne rendent pas compte de tout.
Les réunions d'encadrement ne rendent pas compte de tout.
Les réunions de direction ne rendent pas compte de tout.
Les réunions statutaires ne rendent pas comptent de tout.
Les procès-verbaux ignorent l'infraverbal et les comptes-rendus ne sont pas des verbatims.
Nous voyons bien qu'à chaque étage subsiste une zone de flottement communicationnel, une zone de déperdition : l'humain est ainsi fabriqué que contre sa pente paranoïaque une part d'amnésie est nécessaire. La déperdition est abrasive, qui permet le surgissement du sujet. La bonne surprise.
Cette surprise, l'institution doit favoriser son surgissement. C'est le contraire du verrouillage. Ce qui définit l'institution, ce sont ces déperditions naturelles, qui non seulement ne retranchent pas mais sont a contrario le gain de l'institution. Ses petits miracles...
Accepter l'institution, c'est ne pas être dans la férocité de la transparence mais se soumettre à l'humanisation, c'est-à-dire au flottement, à l'incertitude. Dit ainsi, cela paraît insécurisant au possible, c'est ne pas prendre en compte que l'institution est, en soi, une sécurité : elle a été missionnée, agréée, même si c'est sur un bail désormais précaire. L'institution est garante que cette illisibilité parfois, cette énigme souvent, demeurent contenantes. Pour que les risques à chaque instant encourus et qui n'entrent pas dans les répertoires ou les items permettent aux acteurs de ne pas être écrasés, aux praticiens de conserver du bon sens, aux dirigeants d'avoir les bons (et libres) réflexes.
Et nous posons l'hypothèse que plus les procédures découperont les tâches, plus les référentiels diviseront les actions, segmenteront l'espace observable, plus nous risquerons que l'institution se refuse au risque suprême, à savoir la surprise de voir débouler des usagers qui se révèlent en faisant, à leur manière (de sujet), un usage inédit de l'institution.
Regardons vivre un espace public : les passages se font malgré les cheminements institués. Regardons vivre une cour de récréation : les interactions ont parfois lieu en dehors des visibilités. Derrière les massifs et les arbustes.
Nous ne prônons pas l'opacité, bien entendu, mais nous la soutenons car nous devons composer avec les angles morts : question de conduite ! Avec les surprises : question d'art !
L'institution doit demeurer ouverte et compréhensible, c'est ce que nous nommons la «démocratie radicale». Nous encourons le risque de tout bloquer à trop vouloir démonter les gestes, déconstruire les actes : car le temps principal de l'institution sera occupé par la méta-observation (ce que d'aucuns nomment la «grève du zèle») et non plus par l'action auprès des personnes.
Acceptons de perdre, nous serons sûrs de gagner !
Nouons avec les déperditions un pacte de confiance et gageons qu'elles libèrent et le professionnel et l'usager. »