Régler le problème « d'environ 100 000 personnes sans domicile ne devrait pas être hors de mesure pour un pays développé de plus de 63 millions d'habitants », s'agace Philippe Séguin, premier président de la Cour des comptes. Et pourtant, l'abcès perdure. « Chaque hiver, on annonce dans la hâte l'ouverture de crédits et la création de nouvelles places d'hébergement d'urgence... » Cette année, le thème est même monté suffisamment à la « une » pour que le gouvernement fasse adopter en urgence une loi établissant le droit au logement opposable (1), dont il importe maintenant « de trouver les voies et moyens ». Cependant, si le rapport de la Cour des comptes sur les sans-domicile rendu public le 8 mars (2) tombe en pleine actualité, c'est de façon fortuite, reconnaissent ses auteurs, car il synthétise 13 enquêtes, six contrôles thématiques (3) et des investigations menées dans dix départements en 2005 et au premier semestre 2006. Sans doute ne contient-il pas de révélations pour les professionnels du secteur (4), mais il a le mérite de conforter les diagnostics antérieurs avec l'autorité de la rue Cambon et d'établir une synthèse, assortie de nombreuses recommandations.
Premier rappel : « le déficit persistant dans la connaissance des données ». Malgré l'enquête novatrice de l'INSEE en 2001 (5), le public des sans-domicile reste mal connu (et carrément inexploré dans les départements d'outre-mer). La cour souhaite qu'au renouvellement de l'enquête tous les dix ans s'ajoute une étude intermédiaire plus légère, d'autant plus justifiée que cette population est « en évolution rapide », avec une place croissante des jeunes hommes dépendants ou atteints de troubles psychiatriques, des personnes avec enfants et des étrangers. Plus surprenant : le manque d'informations est tout aussi criant sur les établissements sociaux qui accueillent les sans-domicile, pourtant tous financés par les pouvoirs publics. A plusieurs reprises, le rapport cite des chiffres de 1998, dernières données connues..., quand il n'est pas obligé d'avouer l'ignorance de l'administration sur certains aspects du dispositif, comme les disparités très importantes de coûts entre les CHRS (centres d'hébergement et de réinsertion sociale).
Plus brièvement, le rapport reprend aussi les analyses déjà publiées sur la diversité des situations personnelles, la spirale des ruptures et des précarités, ou encore sur les difficultés d'accès aux droits, en appelant à une politique volontariste d'accueil dans les administrations publiques.
« L'Etat, garant de la solidarité nationale, conserve la responsabilité de la prise en charge des personnes sans domicile », rappelle la cour. Il lui consacre 850 millions d'euros par an. Néanmoins l'imbrication des compétences est « inévitable », les mêmes publics très fragiles relevant successivement ou simultanément de services et de prestations gérés par l'Etat, le département et les caisses de sécurité sociale. Mais « tout cela fonctionne en tuyaux d'orgue », regrette Philippe Séguin, qui suggère d'expérimenter deux pistes : soit l'association de l'Etat à l'établissement du schéma départemental d'accueil, d'hébergement et d'insertion, soit un copilotage Etat-département, formule pourtant souvent dénigrée par ailleurs.
Même entre les services relevant de l'Etat, « une politique transversale reste à construire », juge le rapport, qui souligne que le document interministériel sur l'inclusion sociale créé dans le cadre de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) (6) juxtapose plus les 27 programmes des différents ministères qu'il ne rend compte d'une véritable stratégie concertée, les indicateurs retenus étant en outre « peu significatifs ». La cour suggère donc la mise sur pied d'une instance de coordination interministérielle chargée de piloter les actions en faveur des sans-domicile et le recours à des délégations interservices au plan préfectoral. Elle propose aussi de réunir en un seul conseil les multiples instances d'expertise existantes, en particulier le CNLE (Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale), le Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées, le CNIAE (Conseil national de l'insertion par l'activité économique)...
Tout en soulignant « l'augmentation continue des crédits » consentis en faveur de l'inclusion sociale, la cour épingle la « gestion chaotique des moyens financiers ». « La sous-dotation systématique en loi de finances initiale », suivie d'acrobaties entre décrets d'avance, transferts, délégations de crédits par saccades, entraîne une absence de visibilité des services déconcentrés et l'augmentation des coûts de gestion.
Sans compter les désordres qui s'ensuivent dans les associations. Ce sont elles qui ont créé, animent et gèrent la quasi-totalité du secteur de l'urgence et de l'insertion, reconnaît sans barguigner Marie-Christine Dokhélar, rapporteure générale. Mais elles sont d'autant plus fragiles qu'elles sont souvent petites, isolées, certaines manquant encore de « préoccupation gestionnaire » et de professionnalisme. La cour encourage donc la création de groupements de coopération (7), quitte à user « de mécanismes incitatifs, éventuellement financiers ». Elle pousse elle aussi à la généralisation des conventions pluriannuelles (aujourd'hui signées en proportion très inégale selon les départements), assorties d'objectifs, de modalités d'évaluation et de contrôles plus actifs.
Reste qu'en « focalisant les moyens sur l'hébergement d'urgence, on prend le problème à l'envers », rappelle Philippe Séguin, en décortiquant les « bouchons » en aval et en amont d'un dispositif saturé en permanence, malgré l'augmentation des capacités. Un tiers seulement des sorties de CHRS s'effectue vers le logement de droit commun, tandis qu'une « partie non négligeable des personnes passent d'un hébergement d'urgence à un autre »... ou retournent à la rue. L'absence de débouché entraîne un allongement des séjours dans les structures, qui empêche ceux qui en auraient besoin d'y accéder, en particulier les personnes sortant de prison sans ressources.
Parmi les facteurs de blocages, la cour insiste, après d'autres, sur la faiblesse des moyens consacrés à la construction des logements « très sociaux ». Avec 450 000 unités, ils ne représentent que 2 % du parc social. L'analyse des besoins n'a jamais été réellement menée, constate-t-elle, mais il est certain que ce pourcentage doit être augmenté, en accroissant la part des PLA-I (prêts locatifs aidés d'intégration) parmi les aides à la pierre. L'Etat doit aussi se fixer des objectifs chiffrés de construction de maisons-relais.
Autre levier sous ou non utilisé : le droit de réservation des préfets. Là où il est actionné, il est efficace pour reloger les personnes expulsées et celles sortant des hébergements d'insertion, juge la cour, qui recommande d'en définir concrètement les modalités d'exercice.
Troisième outil mal exploité aux yeux des magistrats de la rue Cambon : les aides au logement, beaucoup trop diluées à leurs yeux. « Il faut donner plus à moins de personnes », réaffirme Philippe Séguin, malgré les critiques suscitées par les recommandations formulées dans son récent rapport annuel (8).
Enfin, la cour préconise la création d'un fonds de garantie pour la prise en charge des cautions afin de faciliter l'accès au parc locatif privé.
Nombre de mesures décidées récemment, comme la diversification des hébergements d'urgence (9), la création des hébergements de stabilisation (10) et l'augmentation de la construction de logements sociaux « semblent aller dans le bon sens », commente Philippe Séguin. Reste à vérifier comment elles se traduiront sur le terrain, en sachant qu'il ne suffit pas de créer des places, mais qu'il faut aussi accompagner les personnes les plus marginalisées et « bâtir des réponses adaptées à chacun ».
(2) « Les personnes sans domicile » - Disponible sur
(3) Dont ceux sur la FNARS, le Secours catholique, ATD quart monde...
(4) Voir notamment ASH n° 2477-2478 du 10-11-06, p. 46 et n° 2466 du 25-08-06, p. 42.