« La plupart des personnes toxicomanes, du moins celles que nous recevons, rencontrent des problèmes avec la justice », constate Jean-Marie Ferrari, directeur du centre de soins spécialisé pour toxicomanes (CSST) Arc-en-ciel à Montpellier (1). Ces difficultés tiennent aux infractions commises à la législation sur les stupéfiants ainsi qu'à des délits variés (vols, violences...), mais aussi aux conflits ordinaires (d'ordre familial, social...) comme en rencontrent bien d'autres citoyens. Par ailleurs, « ces publics perçoivent la justice comme quelque chose de compliqué et peinent à franchir la porte des cabinets d'avocats pour se défendre et faire reconnaître leurs droits », analyse Cyril Malgras, président de la section de Montpellier du Syndicat des avocats de France (SAF). C'est donc pour faciliter leur accès au droit et améliorer la pertinence de son intervention qu'Arc-en-ciel a monté en son sein, en 1999, une « commission justice-toxicomanie », soutenue depuis par le SAF local. Avec elle s'est mis en place un partenariat avec un réseau d'avocats, sensibilisés aux problématiques des usagers et en capacité de répondre rapidement à leurs besoins, au civil comme au pénal. « La dimension «justice» avait longtemps été occultée et nous nous concentrions sur les volets social et sanitaire de la prise en charge. Mais nier les problèmes juridiques et judiciaires des patients toxicomanes, c'est nier la toxicomanie elle-même », résume Benoît Joly, éducateur spécialisé, à l'initiative du projet.
L'une des ambitions de la commission, composée surtout d'universitaires spécialistes du droit et d'avocats aux compétences diverses, est de construire des passerelles entre les acteurs médico-sociaux et judiciaires, chacun pouvant offrir à l'autre des éclairages utiles à l'exercice de sa profession. C'est ainsi que des juristes sont intervenus sur le secret professionnel ou la responsabilité civile et pénale des travailleurs sociaux et, à l'inverse, que le médecin-psychiatre d'Arc-en-ciel a fait un point sur les produits de substitution et les usages détournés. Un échange de bons procédés, dont l'objet premier est d'offrir aux usagers une défense adaptée. « Il est impératif pour ce faire de donner aux avocats les moyens de mieux connaître notre public, de dissiper les représentations erronées, de les former aux problématiques liées à la toxicomanie, d'expliquer notre travail », observe Jean-Marie Ferrari. Par ailleurs, souligne Stéphane Fernandez, du barreau de Montpellier, « un avocat défend d'autant mieux un client qu'il le connaît un peu. Or le grand problème des personnes précarisées est de ne pas bénéficier d'une défense personnalisée ». De fait, Arc-en-ciel ne se contente pas de « former » les avocats, il propose également de suivre les usagers qui font appel à eux et de faciliter les échanges entre eux. Cela commence d'ailleurs, là aussi, par un travail sur les représentations négatives qu'a ce public de la justice. « On réhumanise le rôle de l'avocat, on repositionne la mission des magistrats, on reprend la question des responsabilités... », explique Benoît Joly, qui se charge d'accompagner les « patients » durant tout le cheminement judiciaire.
Lorsqu'un usager a besoin d'une défense, l'un des dix avocats de la commission est contacté. « Je lui téléphone avec la personne, lui expose les faits, puis j'assiste au rendez-vous. J'explique aussi au patient que c'est moi qui vais centraliser les pièces du dossier et qu'il va devoir être rigoureux », détaille Benoît Joly. Des informations sur le projet social ou thérapeutique du patient sont transmises à l'avocat afin d'en étayer le travail et d'introduire le plus de cohérence possible entre les pratiques des acteurs en présence. Bien entendu, tout se déroule avec l'accord de l'usager et dans le respect du secret lié à la profession de chacun. « J'incite les personnes à dire certaines choses qui me semblent utiles à leur défense, mais je ne dis rien directement », assure Benoît Joly. De même, précise Cyril Malgras, « pour nous, avocats, dès lors qu'un tiers assiste au rendez-vous, le secret professionnel est rompu. Si la personne accepte cette entorse, il n'y a pas de problème. Je rappelle néanmoins toujours clairement à mon client que s'il veut me rencontrer directement, il peut le faire. » En accord avec l'avocat, l'éducateur prépare l'usager à l'audience. « Cela nécessite une grande écoute. Il faut le convaincre d'éviter les digressions, de ne pas nier systématiquement la réalité du dossier pour que le tribunal comprenne mieux et prenne une décision adaptée... Peu à peu le patient devient acteur de sa défense, il s'approprie sa parole et assume ses actes. » L'éducateur explique aussi concrètement comment se déroule un procès, l'ordre des événements, le rôle de chacun.
Le jour de la comparution devant le tribunal, l'éducateur accompagne l'usager. « Grâce aux connaissances acquises sur la toxicomanie, l'avocat plaide avec précision. Au lieu de se cantonner dans un discours juridique et du type : «Cette personne est malade, il faut un sursis avec mise à l'épreuve avec obligation de soins», il peut mettre en avant qu'il connaît bien son client, que celui-ci est pris en charge par une structure, laquelle est d'ailleurs présente dans la salle, qu'un suivi est assuré par un éducateur, un psychologue, un médecin... et qu'un projet (substitution, sevrage, post-cure...) est en route. Cela permet aussi de montrer au tribunal le chemin parcouru depuis la commission du délit », s'enthousiasme Benoît Joly.
Gérer l'attente du verdict est difficile. « La tension et l'angoisse sont énormes. Il faut être très présent pour rassurer la personne, souvent convaincue qu'elle sera condamnée à de la prison ferme, et éviter qu'elle ne fasse une bêtise. » Le verdict est ensuite expliqué et la sanction, le cas échéant, travaillée avec pédagogie afin d'en tirer toutes les leçons, voire les bénéfices. « Souvent, les patients ont besoin de temps pour l'assimiler, en comprendre les motivations. Surtout si le tribunal leur a tendu une main, car ils n'en ont pas forcément l'habitude », souligne l'éducateur.
De même, comme la plupart des usagers n'ont jamais été accompagnés dans leurs démêlés avec la justice mais, à l'inverse, ont plutôt eu à subir le parcours « arrestation-garde à vue-tribunal-prison » avec pour seul soutien un avocat lointain, une forte relation de confiance se noue. « Dans cette période critique, ils me livrent parfois très vite beaucoup plus de choses qu'ils n'en ont dites jusque-là à leur éducateur référent », observe Benoît Joly, qui veille à réorienter la personne vers son éducateur dès que ses attentes sortent du cadre juridique. Le travail effectué sur le plan judiciaire est, de toute façon, toujours mené en lien avec l'éducateur référent. « Cet accompagnement se fait en parallèle puisque je dispose d'un temps spécifique pour développer cette commission, mais il s'intègre dans la prise en charge globale de la personne », assure-t-il.
Autre effet du suivi : considéré au départ comme un vulgaire « baveux » incompétent, l'avocat, dont les usagers ont vu cette fois l'intérêt, devient pour eux un allié, voire un partenaire. Et nombreux sont ceux qui y ont ensuite recours pour régler des problèmes passés, avec un employeur, un logeur... Certains découvrent par ce biais qu'il existe d'autres modes de résolution des conflits que le recours à la violence. « Cet épisode est une parenthèse qui permet à la personne de réfléchir différemment. Cela les assoit dans une situation de responsabilité et les replace, de fait, dans une position de citoyen, ce qui est essentiel », se réjouit l'éducateur. Dans cette même optique, celui-ci oeuvre en partenariat avec un trésorier principal des impôts, membre de la commission, afin de permettre aux usagers de payer leurs amendes, parfois élevées, grâce à certaines facilités.
Pour les personnes condamnées à une peine de prison et non immédiatement incarcérées, l'accompagnement se poursuit parfois, Arc-en-ciel tenant une permanence à la maison d'arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone. « Il m'est arrivé de préparer l'incarcération et de présenter au patient la collègue intervenant en prison afin qu'il la rencontre plusieurs fois avant d'y séjourner. Du coup, la personne vit mieux son incarcération et le lien avec Arc-en-ciel se maintient. »
Pour payer leur avocat, les usagers ont en général recours à l'aide juridictionnelle, dont le dossier est préparé avec l'éducateur. Cette formule n'est possible toutefois que s'il y a plaidoirie et son montant pour le professionnel reste faible au regard de l'investissement fourni dans le cadre de la commission. Les avocats ont d'ailleurs souhaité que les clients apportent leur obole. « Il s'agit d'une somme symbolique, 15 à 30 € selon les revenus, qui sert à couvrir les frais de courrier, téléphone... », précise Benoît Joly. Personne n'a d'ailleurs jamais refusé. Au contraire. « Les patients adhérent totalement à ce principe. Ils s'acquittent de leur dû et s'approprient encore plus leur dossier. »
La question de l'argent et de la motivation des avocats a bien sûr questionné l'équipe. « Nous nous sommes demandé dans quelle mesure ils n'allaient pas vouloir constituer une clientèle à partir du CSST. Mais nous avons vite constaté que leur démarche était d'abord humaniste, si ce n'est militante », souligne le directeur. Ce que développe le président du SAF de Montpellier : « La commission n'est pas pour nous un système parallèle de la commission d'office. Et franchement, si nous ne sommes pas dans une logique de bénévolat, nous n'en sommes pas loin. Notre objectif est de favoriser l'accès au droit des personnes les plus démunies. Nous refusons d'être des professionnels éloignés des problèmes de la cité et nous estimons que chacun a droit à une défense. Plus que du militantisme, il s'agit simplement d'une manière d'exercer. » Une approche que nuance, de son côté, Stéphane Fernandez : « Au départ, l'avocat cherche d'abord à exercer son métier. Or pour ceux qui veulent faire du pénal, les personnes toxicomanes sont une clientèle courante. L'initiative est professionnellement intéressante, mais aussi humainement et socialement. » La commission comprend surtout de jeunes avocats et le turn-over est important. « Quand ils sortent du centre de formation, les avocats s'investissent beaucoup. Durant trois ans, ils sont très disponibles pour la commission. Puis ils montent leur cabinet, ont de lourdes charges, sont très sollicités, et ne peuvent plus être aussi impliqués. Ils nous présentent alors des confrères motivés pour les remplacer. De plus, ils restent présents en cas de besoin », assure Benoît Joly.
Pour parfaire les connaissances de chacun, des sessions d'information et des temps d'échanges sont proposés très régulièrement par la commission « justice-toxicomanie ». En alternance, l'équipe du centre de soins spécialisé pour toxicomanes forme les membres de cette dernière auxquels se joignent des invités, tels des magistrats et des juristes qui viennent décrypter les textes et leurs implications. En 2006 ont notamment été abordés le soin en prison pour les uns, le droit des étrangers ou les lois Perben II et Sarkozy II pour les autres. En no-vembre 2005, Arc-en-ciel a par ailleurs mis sur pied un colloque « Justice et toxicomanie » à l'université Montpellier-I. Une initiative relancée en décembre 2006 par un colloque sur « Les marchés parallèles des drogues ».
Ces débats sont appréciés des participants. Notamment des professionnels du CSST. « La démarche est très intéressante en termes d'échanges de savoirs et de réseau de compétences. Elle permet de réunir des corps de métiers se connaissant peu. Cela favorise la sensibilisation du monde de la justice aux problématiques sociales, médicales, socio-éducatives ; à l'inverse, ce décloisonnement nous donne une ouverture sur de nouveaux champs de travail, d'investigation », résume Marie-Laure Brignone, chef de service éducatif, qui juge le partenariat « réussi et constructif ». « Des avocats nous adressent désormais certains de leurs clients », se réjouit Benoît Joly.
(1) Arc-en-ciel est géré par l'association Accueil-marginalité-toxicomanie : 10, boulevard Victor-Hugo - 34000 Montpellier - Tél. 04 67 92 19 00.