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Quand les représentations influent aussi sur la santé

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Inégalités sociales et conditions de vie influent sur l'état de santé et le recours aux soins des populations. Mais d'autres facteurs plus subjectifs viennent se greffer, telle l'estime de soi, qui peut être fragilisée par le regard des autres, les ruptures à répétition ou l'exclusion. Une dimension que doivent prendre en compte les professionnels.

« A Paris, il y a des clodos, on les connaît depuis des années. Un jour, on apprend que l'un d'eux est mort, mais on ne s'étonne pas, il était très vieux. Puis on découvre qu'il n'avait que 40 ans, alors on dit c'est normal, dans la rue, on a l'air vieux plus tôt, on meurt plus jeune... » Une inégalité parmi d'autres face à la santé et à la mort qui ne nous choque pas, pointe Antoine Lazarus, responsable du département de santé publique et de médecine sociale de l'université Paris-XIII (1), preuve que les « inégalités sont installées ». Elles posent d'emblée la question du regard porté sur l'autre. Et, par ricochet, du regard porté sur soi. Or, s'entremêlant, inégalités sociales et représentations influent sur la santé des individus et leur recours aux soins.

« La fréquence des maladies comme le recours aux soins sont stratifiés. Plus on descend dans l'échelle sociale, plus les indicateurs sanitaires - espérance de vie, mortalité, incidence des maladies, consommation de soins - sont péjoratifs », rappelle Pierre Chauvin, épidémiologiste à l'Inserm (2). Aujourd'hui, malgré la couverture maladie universelle, des personnes restent à la marge du système de santé. Certaines ne connaissent pas leurs droits, d'autres peinent à les faire valoir. Mais le recours aux soins des personnes vulnérables dépend aussi, estime Isabelle Parizot, sociologue à l'Inserm, de « ce qui se passe dans le contact avec les structures de soins ». Autre-ment dit de la manière dont elles le vivent, comme des attitudes des professionnels en face. Lors d'une enquête menée dans des centres de soins d'associations et des permanences d'accès aux soins de santé (PASS), la chercheuse a ainsi relevé que ceux qui y recouraient ponctuellement vivaient cela comme « une humiliation ». Ils « ont honte de demander à être soignés gratuitement », considérant cette assistance comme « un discrédit social ». Du coup, « pour conserver leur dignité, ils retardent, voire limitent, leurs consultations, même si c'est défavorable à leur santé ». Néanmoins, lorsque les premiers contacts n'ont pas permis d'accéder aux dispositifs de droit commun, les personnes s'installent en général dans un mode de fréquentation régulier. Elles transforment alors le sens de cette assistance pour chasser la honte, notamment en positivant la prise en charge, et procèdent à « une adaptation identitaire pour s'accepter en tant que patient régulier ». La relation s'élargit alors tant sur le plan médical que social.

Selon la structure, le sens donné au suivi tend à différer. « On distingue deux univers symboliques : l'un médical, l'autre humaniste, et cette vision influence les expériences vécues et les actions des patients et du personnel », analyse Isabelle Parizot. Dans le premier, qui se repère surtout dans les PASS, le sens donné est celui d'une relation médicale comme une autre, le soutien social servant de support au soin. De fait, constate-t-elle, « si, au début, la personne se vivait comme un pauvre malade, au fil des recours, elle devient un citoyen ayant droit aux services de l'hôpital public ». Dans « l'univers humaniste », plutôt le fait des associations, les intervenants agissent en tant que médecins, infirmiers ou travailleurs sociaux, mais avec, au-delà de la logique professionnelle, « une logique du don de soi ». La relation d'aide n'est pas niée. Au contraire, c'est parce qu'ils reconnaissent la souffrance de leur patient que les intervenants estiment être utiles, et les rapports sont chaleureux. « Si le patient arrive avec une dimension de pauvre malade, peu à peu, il trouve une identité d'être humain digne d'être aidé », assure-t-elle. Deux univers donc, deux regards, deux perceptions. D'un côté, l'atout du droit commun ; de l'autre, la réhabilitation de la confiance en soi. Et d'estimer : « Au-delà du suivi médical, la fréquentation d'un centre de soins peut donc, quand ça se passe bien, contribuer à une restauration identitaire, à la reconstruction d'un lien social et au renforcement de processus essentiels tant pour l'amélioration de la santé que pour l'insertion sociale. » Au coeur de ces processus, l'estime de soi. Et donc le regard sur soi.

« Bonne » ou « mauvaise » image de soi

Vivre des difficultés à répétition, des ruptures, des exclusions, porte atteinte à l'estime de soi. Or, pour se préoccuper de sa santé, elle doit être bonne. Ce que confirme l'enquête menée à la demande de la direction générale de la santé par l'Observatoire du SAMU social de Paris auprès de femmes sans domicile fixe dans des centres d'hébergement ou d'accueil avec consultations (3). Tout en soulignant la diversité des modes de recours aux soins, l'épidémiologiste Anne Laporte, l'une des co-auteurs, distingue deux catégories parmi les publics les plus vulnérables. Dans l'une se trouvent « les femmes dont l'univers de sens est la rue et qui n'en voient pas la sortie. Celles-ci ont des difficultés à recourir aux soins. Dans l'autre, les femmes dont la rue n'est pas l'univers de sens ou dont le parcours, bien que fait de ruptures, est présenté dans une continuité. Celles-ci ont conservé des liens, une bonne image d'elles et sont encore dans le souci de soi. » Image de soi et état de santé sont liés encore au-delà. Notamment, décrit Antoine Lazarus, « il existe une épidémiologie du ressenti, de l'idée que les gens se font de leur santé. C'est comme s'ils avaient une compétence propre. Lorsqu'ils s'estiment en bonne santé, même s'ils s'exposent à des facteurs de risque, il apparaît que c'est un excellent indicateur prédictif. » En tenir compte est donc essentiel. En résonance, chez les personnes âgées, Monique Membrado, sociologue au CNRS, souligne combien « la capacité à faire face ou le sentiment d'inutilité peut être prédictif d'une vieillesse vécue sous le signe du bien-être ou de la souffrance ». Une enquête démontre ainsi « le lien entre le sentiment d'inutilité éprouvé à un moment par les vieilles personnes et la détérioration rapide de leur santé. Parmi celles décédées en un intervalle de quatre ans, on comptait celles qui avaient manifesté ce sentiment corrélé à une faible estime de soi. »

La diversité des expériences du vieillissement découle de multiples facteurs : inégalités sociales et de genre, habitat, réseaux sociaux... Pour la sociologue, elles « sont aussi variées que les classes sociales et les rapports de chacun au monde ». En particulier, « les avantages et handicaps acquis durant la vie active continuent à s'exprimer ». Le regard de l'autre modifie aussi la perception de sa santé. « C'est dans la combinaison des regards des autres et du regard sur soi que s'effectuent avec plus ou moins de bonheur les formes de négociation avec le vieillir. » Notamment, il apparaît que certains vivent leur avancée en âge sous le signe de la continuité - « une accumulation d'années, qui ne modifie pas fondamentalement leur histoire » et appelle juste « des réadaptations » -, alors que d'autres la vivent sous celui de la rupture - « un vrai changement de statut » -, quand ce n'est pas sous celui de la maladie et du handicap, voire de la plainte. Les différences sociales imprègnent ce ressenti, les premiers appartenant aux classes les moins populaires. « La différence entre ces expressions du vieillir est la place occupée par la famille et celle que prend l'autonomie, une valeur très forte chez les catégories en haut de la hiérarchie sociale », explique-t-elle. Et de souligner combien le regard porté sur les vieux peut être biaisé : « La place de la santé au sens médical est relative et à se polariser dessus sans s'intéresser aux autres dimensions de la vie à la vieillesse, on court le risque de construire les vieux comme un groupe vulnérable. »

A l'inverse, la vulnérabilité d'autres populations semble occultée. « La grande exclusion masque complètement la question de la vulnérabilité et des inégalités. Aujourd'hui, le vrai sujet politique, ce sont les ruptures ordinaires, affirme Antoine Lazarus. Des familles au budget serré, qui n'ont jamais eu d'impayés, font l'expérience de la menace, de l'huissier... pour des factures de soins à l'hôpital. Il n'y a pas là rupture, dans le sens où ils ne se retrouvent pas à la rue, mais il y a un avant et un après, notamment dans la confiance dans le système. De plus, des soins ne sont pas faits, ce qui entrave la recherche d'emploi. » Se développe en parallèle un sentiment de peur. La peur de passer de l'autre côté du miroir, de devenir sans domicile fixe. Une frayeur justifiée selon Sylvie Zucca, psychiatre au SAMU social de Paris : « On bascule plus vite aujourd'hui vers le monde de la désocialisation, les lieux d'urgence, la rue. » En cause : l'appauvrissement de certaines populations et le délitement des solidarités. Néanmoins, « tout le monde n'arrive pas à la rue. Car, à côté des facteurs économiques, il y a eu souvent de multiples traumatismes, des ruptures. » Ainsi, à la rue, sont surreprésentées « les personnes ayant vécu dans leur petite enfance l'abandon familial, des placements répétés... Cela crée une espèce de folie au monde. » Sans compter « qu'en dix ans, toute une population a glissé des champs sanitaire et psychiatrique vers le champ du social à bas seuil », dénonce-t-elle, affirmant que désormais, « il est plus aisé de passer de la marge à l'exclusion ». Franchir le seuil tient parfois en apparence à peu de chose. « Au-delà de la conjoncture réelle, c'est souvent un dernier petit truc qui fait basculer : le psychiatre qui manque son rendez-vous, l'assistante sociale qui part à 16 heures quand la personne arrive à 16 h 10... Ce jour-là, la dose des humiliations successives ayant atteint sa limite tolérable, l'idée de demander encore coince. »

Vivre des années à la rue modifie l'image que l'on a de soi comme son rapport au monde. « Il y a une perte des repères fondamentaux qui peut entraîner des processus très dangereux pour la subjectivité », rappelle la psychiatre. Une situation réversible, à condition toutefois de tenir compte du vécu de la personne, des dissolutions opérées dans la notion de temps, devenu instantané, pulsionnel, répétitif, et de l'espace, marqué par la perte de l'intimité. Néanmoins, parfois, « les gens se trouvent dans des états de délabrement physique et psychique tels qu'ils ne répondent plus à rien. Souvent accompagné d'une forte alcoolisation et d'un rapport au langage modifié, le processus de désocialisation est tel qu'il devient difficile de savoir ce qu'il en est de ce qui reste vivant de ce que la personne a été. » Permettre à ces personnes qui ont « lâché prise quant à la culpabilité par rapport aux autres, à la famille... » de renouer le lien, de réapprendre les codes de la société, de recouvrer l'envie de s'occuper d'elles, implique que les professionnels modifient leur posture. En particulier, qu'ils croisent leurs regards. « Les exclus nous sollicitent aux interstices et rendent caduques nos façons de penser qui isolent le psychiatrique, le social, le médical. Dans la grande désocialisation, l'ensemble est d'emblée interpellé », analyse Sylvie Zucca qui se réjouit que, dans le réseau national Souffrance psychique-précarité dont elle est la vice-présidente, on commence « à penser dans le partage des impuissances ».

« On a oublié de s'occuper du corps »

L'approche pluridisciplinaire est également à développer dans un tout autre registre : le handicap. Si les mécanismes, les problématiques et le contexte sont fort différents, l'accès aux soins y est aussi aléatoire. A nouveau, la notion de regard se révèle prégnante. Ainsi, dénonce Philippe Denormandie, médecin responsable de la mission « handicaps, réseaux et coordination » du service social hospitalier de l'AP-HP, « des femmes n'ont pas de suivi gynécologique car on les imagine sans sexualité. Des polyhandicapés ne sont pas opérés d'une fracture de la jambe car on estime que ça ne vaut pas le coup ! Cela découle du regard porté sur le handicap, des jugements des professionnels. » L'une des explications réside dans la « puissance actuelle de l'éducatif et du social dans le champ du handicap. On a rejeté le médical - et il y avait de bonnes raisons - mais au final on a oublié de s'occuper du corps. » Pour avancer, il faut décloisonner. L'expérience des médecins de l'hôpital de Garches et d'une équipe sociale de l'Association des paralysés de France est à ce titre des plus concluante. « En nous interrogeant ensemble sur des personnes, nous avons constaté que 50 % d'entre elles exprimaient une demande médicale alors qu'il fallait une réponse sociale et inversement, relate-t-il. Il est très facile de médicaliser une situation sociale et tout autant de socialiser une situation médicale. »

Notes

(1) Lors du colloque « Santé, vulnérabilité et ruptures sociales », organisé les 6 et 7 décembre 2006 par le CCAS de La Rochelle : 31, rue Amelot - BP 536 - 17022 La Rochelle cedex 1 - Tél. 05 46 35 21 03.

(2) Responsable d'une équipe oeuvrant sur les déterminants sociaux de la santé et le recours aux soins, il participe au programme « Santé, inégalités et ruptures sociales ». Consultable sur www.u444.jussieu.fr/sirs.

(3) « Féminité, accès aux soins, maternité, et risques vécus par les femmes en grande précarité » - L. Brunet, S. Carpentier, A. Laporte, D. Pourette et B. Guillon - Juin 2005 - Consultable sur www.samusocial-75.fr/IMG/pdf/Rapgyn1005w.pdf.

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