Le rapport 2007 de la Fondation Abbé-Pierre sur l'état du mal-logement, le premier présenté sans le fondateur de l'association, a été rendu public le 1er février (1) dans une période charnière. A la fin des mandatures présidentielle et législative et alors que se profile une loi censée garantir un toit pour tous, il met en garde contre l'illusion que peut constituer cet objectif sans un véritable renversement de tendance. D'une tonalité résolument politique, dans la droite ligne d'une impertinence « non partisane », le rapport décrypte les contradictions entre la volonté affichée par le gouvernement et les dynamiques à l'oeuvre, aux effets dévastateurs pour les plus fragiles.
Quelque 100 000 personnes sans domicile en 2005, 150 000 hébergées dans les dispositifs collectifs, 375 000 en hôtel, plus de 1,3 million de demandeurs de logements sociaux (dont seulement un tiers ont été satisfaits), plus de 10 000 expulsions avec le concours de la force publique, contre 7 600 en 2004... Au-delà de ces chiffres inquiétants issus des traditionnels baromètres, la Fondation Abbé-Pierre braque le projecteur sur les conséquences de l'accentuation de la crise du logement. Le « non-logement », dont elle avait dénoncé l'apparition il y a cinq ans (2), recours à des solutions d'habitat permanent qui n'en sont pas - tentes, caravanes, garages, locaux commerciaux délaissés ou autres appentis loués sans bail, abris de fortune construits dans les bois ou les interstices urbains -, n'est plus marginal mais un nouveau « fait social ». C'est cette « France invisible » qui échappe aux statistiques, confinée aux portes du logement et des structures d'accueil, que la fondation a souhaité saisir, « autant pour sa dimension collective et sa signification vis-à-vis des normes sociales qu'au regard de ce qu'[elle] révèle des insuffisances des mécanismes institutionnels de solidarité et de régulation sociale ».
Combien sont-ils, ces « réfugiés de l'intérieur » touchés par les formes exacerbées du mal-logement ? Difficile de le savoir vraiment. Selon la direction des Parcs et jardins de la mairie de Paris, les bois de Vincennes et de Boulogne abriteraient chacun 200 de ces exilés. Dans la Seine-Saint-Denis, le service de la protection de l'enfance du conseil général dénombre entre 20 000 et 40 000 enfants sans adresse, « dont on peut supposer qu'ils vivent avec leurs parents dans différentes formes de non-logement, allant de l'hébergement chez des tiers à l'habitat de fortune en passant par des squats ». Sur le littoral languedocien, 30 % des 5 000 cabanes édifiées sont utilisées en résidence principale... Des données à croiser avec les statistiques nationales, insuffisantes car parcellaires : si l'on considère les personnes vivant dans un habitat de fortune (41 000 selon le recensement général de la population de 1999), celles vivant dans un camping ou un mobile-home à l'année (entre 70 000 et 120 000 selon les estimations), une partie des 86 500 sans domicile fixe identifiés par l'INSEE en 2002, le nombre croissant des demandes de domiciliation (qui ont quasiment doublé en deux ans dans certaines villes) et une partie des ménages qui échappent à tout recensement, « c'est par centaines de milliers que se comptent les personnes qui seraient en situation de non-logement ».
Synonyme d'un non-recours aux droits et d'insécurité, alors qu'il représente souvent un coût important - le prix d'un loyer qui n'ouvre pas droit aux aides sociales, d'un chauffage de fortune... -, le non-logement interroge aussi les pratiques du travail social, souligne la Fondation Abbé-Pierre. Motivé ou non par le refus de ne pas dépendre des structures sociales, par rejet ou par renoncement, il constitue une forme nouvelle de précarité en marge des institutions. Le travail social, « qui ne peut intervenir que dans un cadre contractuel avec la personne à aider, les services publics qui se sont territorialisés et sectorisés selon des logiques qui ignorent les lieux cachés, excentrés, ou les thématiques trop particulières, ne peuvent en l'état apporter des réponses satisfaisantes au non-logement ». D'où l'urgence d'ouvrir un débat sur « ce scandale qui appelle une réponse politique ».
Sur les 410 000 logements financés en 2005, et plus de 430 000 en 2006, un effort certes indéniable, une minorité est compatible avec les capacités financières de la majorité des ménages. « Qui sait et prend en compte le fait que seul un dixième des salariés à temps plein touche plus de 3 000 € nets par mois et qu'un tel salaire n'est donc pas un salaire de classe moyenne ? », interroge la fondation. Près de la moitié des salariés du privé touche moins de 1 400 € nets par mois, 30 % moins de 1 200 € ... En 2004, le revenu disponible des ménages, d'en moyenne 2 411 € par mois, était en baisse pour toutes les catégories de revenus, sauf pour les 5 % des ménages les plus aisés. Pendant ce temps, l'offre poursuit un mouvement inverse en étant « tirée vers le haut » et la part des dépenses consacrées au logement a augmenté pour s'établir à 25 % en 2005. S'il est vrai qu'en 2005, la construction a atteint un rythme record depuis un quart de siècle, « jamais si peu de produits nouveaux destinés à des ménages à revenus modestes n'auront été présentés sur le marché ! » Moins d'un quart de la construction neuve a été réservée, en 2005, aux deux tiers des ménages dont les ressources correspondent au plafond des logements sociaux (PLUS). L'offre locative sociale nouvelle (80 000 logements financés en 2005, 90 000 annoncés pour 2006) se réalise pour 80 % grâce à la construction de logements en PLS (prêt locatif social), dits « intermédiaires » car leurs loyers dépassent de 35 à 45 % ceux des logements vraiment sociaux. Pour la fondation, les mesures prises sous cette législature, investissement « de Robien », « Borloo populaire » ou logements à loyers intermédiaires subventionnés par l'ANAH (Agence nationale pour l'amélioration de l'habitat), ne font que contribuer à affaiblir le rôle social du parc privé, tandis que les aides personnelles au logement sont en érosion du fait de leur faible réactualisation et de la réduction du champ de leurs bénéficiaires. La démonstration de la fondation est sans appel : les classes moyennes sont « dupées » et les classes populaires « oubliées ». Compte tenu de la réduction des aides publiques pour le logement et d'une production décalée avec la demande sociale, « force est de constater que, dans le domaine du logement au moins, la solidarité ne fonctionne pas et qu'elle est prise en défaut ».
Face à cette tendance que n'ont pas inversée quatre lois portant sur le logement depuis 2002, « il est temps de reconsidérer les objectifs de la politique du logement et les moyens qui lui sont consacrés », exhorte-t-elle. La mise en place d'un droit opposable au logement ? Oui, « mais sous réserve de la mise en place d'une politique du logement offensive » (3). « Les premières auditions nous ont laissés sur notre faim », ne cache pas Patrick Doutreligne, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre, qui s'inquiète en outre de la tournure que pourrait prendre le projet pendant le débat parlementaire (4). « Faire reposer l'opposabilité uniquement sur l'Etat serait une erreur, ajoute-t-il. La place des collectivités locales manque dans le texte. » Au-delà de ces remarques, la fondation présente une série de propositions, pour certaines déjà connues, qui s'articulent autour de « quatre piliers fondamentaux ». Le premier : assortir la loi sur le logement opposable d'un dispositif législatif et administratif coercitif. Pour renforcer l'application de l'article 55 de la loi SRU, la fondation propose notamment de tripler les sanctions des communes réfractaires et d'étendre son champ d'application à toutes les intercommunalités de 50 000 habitants (ce qui ferait passer le nombre de communes concernées de 750 à 2 000). Deuxième axe : développer massivement l'offre de logements à loyer accessible sur l'ensemble du territoire. Sur 800 000 logements manquants, elle évalue à 500 000 le besoin en logements à vocation sociale. Elle demande donc que 100 000 à 120 000 logements réellement sociaux (PLUS et PLAI) soient créés par an, qu'une « réelle dimension sociale » soit donnée aux dispositifs d'investissement locatif, que soit renforcée la vocation sociale de l'ANAH et que les opérations de renouvellement urbain ne réduisent pas l'offre de logements accessibles.
L'association préconise, en troisième lieu, de favoriser l'accès et le maintien dans leur logement des ménages modestes et précaires. Ce qui implique de redonner aux aides personnelles au logement leur pouvoir solvabilisateur (en les indexant sur le nouvel indice de référence des loyers, en réévaluant le forfait charges qui sert de base au calcul des aides, en supprimant le mois de carence...) et de mieux prévenir les expulsions locatives, notamment en assurant un accompagnement social pour toute famille bénéficiant d'un plan d'apurement. Le dispositif de garantie des risques locatifs, ajoute-t-elle, doit être élargi à tous les publics, y compris les plus démunis. Enfin, elle souhaite que toutes les communes de plus de 5 000 habitants se dotent d'un dispositif d'accueil de jour et d'hébergement et reprend ses revendications sur l'éradication de l'habitat indigne, qui fera l'objet d'un nouveau plan d'action qu'elle annoncera d'ici au mois de mars.
Si elle pointe encore du doigt la mauvaise application de l'article 55 de la loi SRU et les risques de la départementalisation du fonds de solidarité pour le logement, la fondation ne se limite pas cette année à mettre l'accent sur les risques de la décentralisation des compétences du logement. « Il y a des éléments positifs qu'il faut souligner, certaines collectivités locales usant de leurs libertés pour produire des logements à loyer accessible bien répartis sur les territoires », explique Christophe Robert, directeur des études de la fondation. Et le rapport de citer, à partir d'investigations réalisées dans une quinzaine d'agglomérations, des démarches contribuant à réguler le marché immobilier local, à favoriser par les aides publiques la création de logements très sociaux (et à ne pas comptabiliser les PLS dans les logements sociaux), à territorialiser leurs objectifs, à alimenter en foncier les organismes HLM par leur droit de préemption, à obliger l'introduction de logements sociaux dans les opérations privées, ou encore à inscrire la protection des plus vulnérables dans la politique locale de l'habitat. Mais il met surtout en avant les initiatives qui agissent sur tous les registres de l'habitat : « Autant de bonnes pratiques qui peuvent alimenter la réflexion sur une politique coordonnée du logement », nécessaire à la mise en place du droit au logement opposable, ajoute Christophe Robert.
(1) « L'état du mal-logement en France » - Rapport annuel 2007 - Fondation Abbé-Pierre : 3/5, rue de Romainville - 75019 Paris - Tél. 01 55 56 37 00 - Disponible sur
(3) Le rapporteur spécial de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU sur le droit à un logement convenable, Miloon Khotari, a, le 29 janvier, appelé le gouvernement à lutter contre la spéculation immobilière et à renforcer le droit des mal-logés. Il a indiqué vouloir demander une visite officielle en France sur la question.
(4) Patrick Doutreligne, de même que Martin Hirsch, le président d'Emmaüs France, ont exprimé leur désaccord sur l'octroi de nom de l'abbé Pierre à cette loi, laquelle ne devrait logiquement pas s'appeler ainsi.