« Si on demande à un travailleur social ou à un enseignant ce qu'est un éducateur technique spécialisé [ETS] et comment il se forme, on risque de provoquer un silence révélateur ou, dans le meilleur des cas, d'engendrer quelques images liées au travail des personnes handicapées », constate avec un brin d'amusement Patrice Blougorn, enseignant à l'Institut national supérieur de formation et de recherche pour l'éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés (INS-HEA) (1).
Ces hésitations sur la fonction de cet intervenant sont néanmoins très compréhensibles. La figure de ce professionnel, traditionnellement associé aux ateliers dans lesquels il officie et bien souvent confondu avec une sorte de contremaître du social, a mis du temps à se préciser. Après avoir occupé une place prépondérante au XIXe siècle puisque les premiers éducateurs qui intervenaient dans les colonies agricoles ou pénitentiaires auprès des jeunes « marginaux » étaient essentiellement techniques, la fonction n'a été clarifiée qu'en 1976 avec la création du certificat d'aptitude aux fonctions d'éducateur technique spécialisé (Cafets). Et a été centrée sur « la formation technologique, l'adaptation ou la réadaptation professionnelles des personnes handicapées ou inadaptées ». Puis, à mesure que grandissait l'intérêt pour les valeurs du travail dans la réinsertion des publics fragilisés, les éducateurs techniques spécialisés ont une nouvelle fois évolué. En l'espace d'une quinzaine d'années, ceux qui intervenaient à 80 % dans les centres d'aide par le travail (les autres se répartissant entre les instituts médico-professionnels et les instituts médico-éducatifs) ont investi des champs aussi différents que les hôpitaux de jour (principalement dans les services psychiatri-ques), les maisons d'enfants à caractère social, les entreprises de travail ordinaire et protégé, les programmes destinés aux personnes sans domicile, les ateliers des centres d'hébergement et de réinsertion sociale, etc. Jusqu'à ce que, depuis le décret du 3 novembre 2005, le diplôme d'Etat d'éducateur technique spécialisé (DEETS) (2) vienne prendre le relais du Cafets en étendant leur terrain d'action aux personnes présentant un handicap ou des difficultés d'ordre social ou économique. « Avec cette réforme, les ETS deviennent officiellement des travailleurs sociaux », relève Patrice Blougorn.
Fin d'une injustice ? La réalité est en fait plus complexe. Le profil de ce professionnel demeure résolument atypique dans le milieu du social. Trois quarts sont des hommes, comme le montre une étude réalisée par Brigitte Cheval, responsable du pôle pédagogique à l'Ecole supérieure du travail social (ETSUP) à Paris (voir encadré ci-dessous), présentant des cursus très divers. On compte une majorité d'ébénistes et de menuisiers, suivis par des paysagistes, des jardiniers, des maçons, des cuisiniers. Les femmes se retrouvent plutôt dans les catégories de mécaniciennes de confection, secrétaires, assistantes de direction. Tous sont venus au social sans attente d'évolution de carrière. « Par conviction », affirme Brigitte Cheval. D'autant qu'il y a souvent peu de rapport entre le métier de base et l'atelier dans lequel l'éducateur exerce. « Dans les instituts médico-professionnels et médico-éducatifs, les professionnels vont surtout travailler sur des apprentissages visant la socialisation ou l'intégration professionnelle. Dans les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques, leur intervention va plutôt se centrer sur la réestimation des relations humaines. En établissement et service d'aide par le travail [ESAT], c'est la recherche de l'autonomie et de la responsabilité qui prime, avec toujours l'exigence d'aller vers la valeur travail et l'insertion professionnelle. » Le référentiel métier du DEETS tente de recouvrir cette diversité des modes d'exercice en reconnaissant à l'éducateur technique spécialisé trois grands do-maines d'activités : l'accompagnement éducatif, la formation professionnelle et l'encadrement technique de la production.
Salué par tous car il permet enfin de sortir de l'ombre toute une filière allant des moniteurs d'ateliers aux conseillers en insertion professionnelle et dont les ETS occupent le centre, le nouveau diplôme d'Etat ravive en même temps certaines questions confinées jusque-là dans les ateliers. « A commencer par le positionnement délicat de l'ETS au carrefour de l'éducation, de la formation et de l'enseignement, autrement dit partagé entre l'accompagnement éducatif et social, les activités de transmission et le développement des compétences », analyse Dominique Fablet, enseignant en sciences de l'éducation à Paris X-Nanterre. Un positionnement d'autant plus difficile que 90 % des professionnels observent une augmentation des publics désocialisés et fragilisés psychiquement, à tel point qu'une des principales demandes de la profession est d'accéder à des éléments de connaissance psychiatrique.
Les ETS ont d'autant plus besoin d'être réassurés dans leur fonction qu'avec « les moniteurs d'ateliers et les conseillers en insertion, ils sont les seuls professionnels qualifiés à placer les valeurs du travail au centre d'une pratique éducative et relationnelle, explique Jacques Riffault, directeur pédagogique à l'IRTS de Montrouge/Neuilly-sur-Marne. C'est cette médiation par le travail qui leur permet de proposer des réponses nouvelles à des populations nouvelles qui se vivent sans avenir et souvent de façon destructrice. » Par ailleurs, dans sa dimension technique d'encadrement de la production des ateliers protégés, ce professionnel compose avec des institutions désormais sous pression économique. « Des personnes handicapées arrivent maintenant dans les ESAT, nanties de CAP ou de BEP, vivant en appartement, et présentant des capacités bien supérieures à celles des personnes qu'on accueillait autrefois, explique Corinne Fillion, éducatrice dans une section d'adaptation spécialisée (SAS) à l'intérieur d'un ESAT de la région parisienne. Si bien que le niveau moyen des ESAT est tiré vers le haut. Je m'interroge sur notre rôle dans la mesure où les jeunes qui nous arrivent en SAS doivent presque tout savoir dès leur entrée, faute de quoi, s'ils ne peuvent atteindre le niveau d'activités de l'ESAT, ils sont renvoyés chez eux. » D'où le cri d'alarme que lance François Géraud, directeur de l'ESAT l'Elan retrouvé, à Paris : « Si l'économique et le social paraissent des notions antinomiques, la fonction de l'ETS est aussi d'assurer le pivot entre ces deux mondes. On ne passe pas le diplôme pour être ligoté par la production et abandonner sa mission sociale d'éducateur. Le rôle de ce professionnel est d'apprendre à un sujet à devenir autonome en collaboration avec les autres membres de l'équipe. S'il accepte de n'être qu'un chef d'atelier, il cautionne à sa façon la dérive des ESAT que tout le monde dénonce aujourd'hui ! »
C'est ainsi que, pour les professionnels comme pour les écoles de travail social, le DEETS apparaît moins comme un aboutissement que comme le point de départ d'une réflexion sur le sens de ce métier à la charnière de l'économique et du social. « C'est à un travail de compréhension de ce qu'est l'ETS, de ce à quoi il sert, qu'il faut se livrer. Pour cela, il convient de définir clairement ses responsabilités, qui vont au-delà de sa technicité et de sa formation initiale et touchent à la capacité à transmettre des connaissances liées à la vie sociale et à la citoyenneté », défend Claude Maupetit, directrice de l'institut de formation Buc Ressources.
Ce qui renvoie à la question de la place de l'ETS, tant par rapport aux autres catégories d'éducateurs des institutions dans lesquelles il officie qu'auprès des partenaires extérieurs que sont les clients des ESAT et des IMPro et les entreprises qui vont contribuer à l'insertion sociale des personnes. « L'ETS peine à travail-ler en partenariat avec ces deux niveaux d'interlocuteurs, constate Eric Gomet, directeur d'un centre éducatif et de formation professionnelle dépendant de la ville de Paris, et lui-même ancien ETS. Il doit maintenant développer des compétences nouvelles lui permettant de sortir de son atelier. C'est à ce prix qu'il sera reconnu comme un interlocuteur incontournable au service de l'usager. »
La confrontation à l'environnement économique ne doit pas non plus être éludée, ajoute Joël Coste, directeur d'un ESAT spécialisé accueillant une centaine de travailleurs souffrant d'un handicap psychique, qui regrette que le référentiel du DEETS reste discret sur le sujet. « Nous perdons chaque année près de 2 % de notre budget dans nos établissements, explique-t-il. Mais ce n'est pas parce que les contraintes économiques deviennent importantes qu'on doit mettre sous pression nos travailleurs handicapés. C'est à nous, directions et ETS, de nous remettre en cause et de nous doter d'une véritable dimension commerciale. Le travail produit dans nos institutions est souvent mal vendu en entreprise car nous ne sommes pas formés à cela. A nous d'aller au-devant de l'entreprise et non l'inverse ! » Idem pour l'insertion en entreprise, cette autre insuffisance du nouveau référentiel métier que pointe encore Joël Coste. « L'insertion doit être le but de toute institution spécialisée. Sauf qu'on n'envoie pas tout seul un travailleur handicapé psychique dans un stage en entreprise : on l'accompagne sur place, on lui explique ce qu'on attend de lui. Là aussi, il nous faut nous structurer de manière professionnelle ! »
Un langage parfaitement entendu du côté des entreprises. « Ce monde que l'on dit «de l'insertion» n'a que très peu de porosité avec celui de l'entreprise, explique Philippe Daubricourt, responsable des ressources humaines chez Jean-Claude Decaux. Quand bien même nous voudrions embaucher des personnes handicapées, nous ne les trouvons pas. Si nous prétendons parler d'insertion, il faut en effet nous interroger sur les processus qui permettraient de passer d'un monde à l'autre. »
Les enjeux de la réflexion qui s'engage sont donc capitaux. Pour Geneviève Crespo, directrice de l'ETSUP, il est temps maintenant d'inventer une filière de la réinsertion. « Au travers d'une offre de formation qui permet de placer les ETS dans cette position particulière où, à la fois, ils appartiennent au secteur éducatif de par la construction de leur identité professionnelle, et en même temps rejoignent le monde de l'économique et de l'insertion, on peut espérer ouvrir plus de passerelles entre les mondes de l'entreprise et du social ».
En l'absence de données actualisées, une étude du ministère chargé des affaires sociales réalisée en 1998 permet de chiffrer à 18 000 le total des éducateurs techniques spécialisés (ETS), éducateurs techniques (c'est-à-dire salariés occupant un emploi d'ETS sans être diplômés) et moniteurs d'atelier, chiffre qui, selon des sources internes à la profession, serait en progression depuis.
Une étude plus ciblée, menée par Brigitte Cheval, responsable du pôle pédagogique à l'ETSUP, sur la base d'un dépouillement de questionnaires, permet de mieux définir la population des ETS. Une population aux trois quarts masculine, plutôt âgée (entre 40 et 49 ans), et restant en général très longtemps dans la même institution (parfois plus de 20 ans). Le quart des femmes est plus jeune (entre 30 et 39 ans). Plus de la moitié des ETS sont titulaires du certificat d'aptitude aux fonctions d'éducateur technique spécialisé, mais un tiers environ continue de ne pas être diplômé après plus de dix ans d'activité.
Enfin, leurs conditions de travail sont très variables. Les ratios peuvent ainsi aller de un ETS pour une personne accompagnée dans les chantiers d'insertion, à un ETS pour dix personnes accompagnées dans les établissements et services d'aide par le travail.
(1) Lors d'une journée d'étude sur l'éducation technique spécialisée, organisée le 23 novembre 2006 par l'IRTS Ile-de-France Montrouge/Neuilly-sur-Marne, avec l'ETSUP, l'INS-HEA de Suresnes et Buc Ressources - IRTS Ile-de-France : 1, rue du 11-Novembre - 92120 Montrouge - Tél. 01 0 92 01 02 -