Contrairement à la Cour de cassation, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), saisie par plusieurs dizaines de salariés d'établissements sociaux et médico-sociaux à but non lucratif, a considéré, dans un arrêt du 9 janvier, que l'article 29 de la loi Aubry II du 19 janvier 2000 n'est pas applicable aux litiges sur les rémunérations en chambre de veille effectuées dans ces structures et faisant l'objet d'une procédure judiciaire au 1er février 2000 (date d'entrée en vigueur de la loi).
Pour mémoire, cet article a validé, pour le passé, les rémunérations versées au titre des heures de permanence nocturne effectuées en chambre de veille par les travailleurs sociaux, sous réserve des décisions de justice devenues définitives. Son objectif était de contrecarrer la jurisprudence de la Cour de cassation du 29 juin 1999 (1), qui avait remis en cause les régimes d'équivalence instaurés par les conventions collectives de 1951 et 1966 (2) et estimé que les heures ainsi accomplies devaient être payées comme du travail effectif. Après avoir, dans un premier temps, écarté l'application de cette disposition aux instances en cours au 1er février 2000 (3), la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, avait finalement décidé en 2003 qu'elle leur était applicable (4). Elle avait alors estimé que, en aménageant les effets d'une jurisprudence qui risquait, par son incidence financière, de « compromettre la pérennité du service public de la santé et de la protection sociale auquel participent les établissements pour personnes inadaptées et handicapées », le législateur avait obéit à d'impérieux motifs d'intérêt général. Ce qui l'avait autorisé à influer sur le dénouement judiciaire de litiges malgré le droit à un procès équitable consacré par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.
La CEDH, au contraire, considère que « l'intervention législative judiciaire, qui réglait définitivement, de manière rétroactive, le fond des litiges pendants devant les juridictions internes, n'était pas justifiée par d'impérieux motifs d'intérêt général ». Et que, de ce fait, l'article 29 de la loi Aubry II viole l'article 6 § 1 de la convention européenne. Selon elle, l'impérieux motif d'intérêt général évoqué par le gouvernement français n'est, en fait, qu'un motif financier. Or, rappelle-t-elle, « un motif financier ne permet pas à lui seul de justifier une telle intervention législative. En tout état de cause, poursuit-elle, dans les faits de l'espèce, aucun élément ne vient étayer l'argument selon lequel l'impact aurait été d'une telle importance que l'équilibre du secteur de la santé et de la protection sociale aurait été mis en péril » (5). La cour estime que « si les budgets des établissements concernés auraient pu souffrir de l'absence de la loi, il n'est pas établi que leur survie et, a fortiori, l'équilibre général du service public de la santé et de la protection sociale, auraient été menacés ».
Dans un second arrêt rendu le même jour, la CEDH a en outre jugé que l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000 a privé les requérants (les salariés) « d'une valeur patrimoniale préexistante et faisant partie de leurs biens, dont ils pouvaient légitimement espérer obtenir le paiement ». Au moment où la loi est entrée en vigueur, ils bénéficiaient en effet d'un « intérêt patrimonial qui constituait, sinon une créance à l'égard de leurs adversaires, du moins une « espérance légitime » de pouvoir obtenir le paiement des rappels de salaire pour les heures litigieuses ».
Au final, la cour condamne l'Etat français à verser, dans les trois mois, 2,46 millions d'euros aux 188 salariés concernés, au titre notamment de leurs préjudices matériel et moral.
(2) Assimilation des neuf premières heures de permanence à trois heures de travail effectif et de chacune des trois suivantes à une demi-heure de travail éducatif.
(5) La CEDH explique que, au moment de l'examen de la loi Aubry II par le Parlement, ce dernier n'avait pas reçu d'informations précises concernant le montant financier du préjudice puisqu'il ne disposait que d'une estimation, au demeurant fournie par le syndicat des associations employeurs, fixée à quatre milliards de francs. Devant la Cour, le gouvernement français a quant à lui avancé un montant de 180 millions d'euros, sans fournir les critères lui ayant permis de procéder à cette évaluation.