En 1995, brisant le silence sur les maltraitances à l'encontre des personnes âgées, l'association Alma a fait oeuvre de pionnier. Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, il y avait tout lieu de penser que les personnes handicapées pouvaient, elles aussi, être victimes de traitements indignes dans le milieu clos de la famille ou en institution. C'est ce qui a conduit Robert Hugonot, fondateur d'Alma, à lancer Alma-Handicap (1). Le premier centre de cette ligne d'écoute fonctionne en Meurthe-et-Moselle depuis le 23 mai 2002. Aujourd'hui, neuf départements disposent d'une telle antenne (2). Avec le soutien du ministère délégué aux personnes handicapées, 11 départements supplémentaires devraient être couverts d'ici à la fin de l'année 2007. L'ouverture de 17 nouvelles permanences est également prévue pour 2008 et de 17 autres en 2009 (3).
On constate, sans grand étonnement, la similitude des abus ou négligences dont les personnes âgées et les personnes handicapées ont à souffrir - et leur fréquente intrication. Avec, cependant, une différence de taille entre les deux catégories de sujets vulnérables : ceux dont la dépendance n'est pas liée à l'âge mais au handicap courent le risque d'être plus longtemps exposés à la maltraitance, quand ce n'est pas toute leur existence.
Ces violences « en bosses ou en creux » (4) peuvent aussi bien être matérielles - physiques, sexuelles, médicales ou médicamenteuses, financières - que morales ou psychologiques, précise André Laurain, responsable de l'antenne Alma-Handicap 54 (Meurthe-et-Moselle). Il peut également s'agir d'atteintes aux droits civiques, comme la manipulation du vote ou des demandes indues de tutelle ou curatelle, ainsi que d'abus de pouvoir commis par des familiers ou des professionnels en position d'autorité. Les personnes handicapées peuvent aussi être victimes de maltraitance « sociétale », qui va de l'indifférence à l'exclusion - de l'école, du travail, des activités sociales - en passant par toute la gamme des mises à l'écart et des comportements dépréciateurs.
« Il nous est difficile de dissimuler notre manque d'attrait pour ceux dont les handicaps blessent notre regard », fait observer le gérontologue Philippe Pitaud (5). Ceux, ou plutôt celles, corrige Maudy Piot, psychanalyste, car sous l'angle de la maltraitance aussi, l'inégalité de genre est la règle. « La femme handicapée renvoie à l'homme et à la société une image narcissique abîmée - et c'est intolérable », commente la fondatrice de l'association Femmes pour le dire, femmes pour agir. Ainsi explique-t-elle que les femmes handicapées soient davantage maltraitées que les hommes. La violence à leur encontre serait le moyen, pour l'agresseur, de se dégager de l'angoisse que suscite en lui cette image dérangeante. Sans avancer d'interprétation, l'Organisation des Nations unies (ONU) est tout aussi formelle : « les femmes et les filles handicapées courent souvent, dans leur famille comme à l'extérieur, des risques plus élevés de violence, d'atteintes à l'intégrité physique, d'abus, de délaissement ou de défaut de soins, de maltraitance ou d'exploitation ». C'est pourquoi la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, adoptée par l'ONU le 13 décembre dernier, appelle les Etats à reconnaître l'existence de ces risques aggravés encourus par les femmes handicapées (6).
A partir de l'étude qu'elle a menée à une petite échelle, celle des deux premières années de fonctionnement de l'antenne nancéienne d'Alma-Handi-cap (voir encadré, page 44), le médecin Thérèse Topie confirme que le sexe est un facteur de vulnérabilité supplémentaire : six fois sur dix, la victime des maltraitances ayant motivé un appel au centre de Meurthe-et-Moselle était une femme. D'autres caractéristiques des personnes handicapées les mettent en position de fragilité particulière, ajoute la chercheuse. Il en est ainsi de l'âge - la petite enfance et la vieillesse sont les périodes les plus exposées -, de la grande dépendance pour les soins de base ou ceux qui nécessitent des contacts physiques importants, de l'association d'un handicap mental avec d'importants troubles du comportement, et du fait, pour les adultes vivant en institution, d'être délaissés par leur famille et de ne n'avoir que peu ou pas de contacts avec l'extérieur.
La violence, bien sûr, n'est pas une fatalité. Oui mais, pour faire connaître sa situation, encore faut-il que la personne dispose de la faculté de communiquer. Et qu'elle ose le faire. Or, comme les autres victimes de violences, les personnes handicapées peuvent éprouver un sentiment de honte et/ou de culpabilité qui les conduit à garder le silence. A cela s'ajoutent la crainte de ne pas être crues et la peur des représailles. Celles-ci sont également redoutées par les familles dont le proche est maltraité en institution : en raison de la pénurie de places, elles préfèrent parfois se taire pour ne pas risquer l'exclusion. Et quand c'est un professionnel de la structure en question qui révèle les mauvais traitements, bien que logiquement protégé contre les mesures de rétorsion qui lui seraient alors infligées depuis la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale, il peut néanmoins être fondé à les craindre (7).
André Dumoulin, éducateur spécialisé, met ainsi en cause « certains organismes gestionnaires plus enclins à détruire le dénonciateur qu'à régler le problème de la maltraitance, ainsi que des directions départementales des affaires sanitaires et sociales qui ne bougent pas trop, ou du moins pas assez - et jamais de façon inopinée » (8). Dans son rapport sur le dispositif de lutte contre la maltraitance des personnes âgées et des personnes handicapées (9), l'inspection générale des affaires sociales n'est pas tellement plus amène que ce professionnel. « La maltraitance institutionnelle reste taboue », affirment les inspecteurs, qui fustigent « le silence complice » d'institutions médico-sociales ayant « encore des difficultés à accepter l'idée de leurs propres défaillances. »
Il est vrai qu'en se polarisant sur les questions de tarification et d'autorisations, le contrôle des institutions a pu perdre de vue la qualité des prestations que lesdites institutions ont pour mission de mettre en oeuvre, reconnaît Bruno Fabre, inspecteur hors classe de l'action sanitaire et sociale. Pour prévenir la maltraitance par « une vigilance partagée », explique-t-il, chacun doit assumer ses responsabilités. Aux autorités de garantir la bonne application des droits des usagers. Aux dirigeants d'établissements de développer et d'évaluer leurs activités d'accueil et d'accompagnement et de gérer les risques de maltraitance. A cet égard, Bruno Fabre désigne un point critique des institutions qui assurent des prises en charge au long cours de personnes handicapées : la perte de leur capacité de surprise. Quand un incident qui se produit avec un résident est imputé aux circonstances - personnalité ou état de santé de l'intéressé, vie de l'équipe à ce moment-là, etc. -, cet incident auquel on n'attache aucun sens particulier ne fait pas office de clignotant. Considéré comme ponctuel, individuel et aléatoire (« cela peut arriver »), il n'est pas lu comme un événement qui traduit un dysfonctionnement de la régulation de l'action collective.
Dans une institution, évidemment, il n'y a pas que des directeurs. Pour le sénateur Paul Blanc, qui a contribué à lever le voile sur la maltraitance des personnes handicapées en établissement (10), les causes principales de celle-ci sont le manque de formation des personnels et l'insuffisance des effectifs due à l'application des 35 heures, dont ni l'Etat, ni les départements n'ont pris les conséquences en compte. « Que fait-on dans un établissement et service d'aide par le travail, quand le veilleur de nuit part à 7 heures et que les moniteurs-éducateurs arrivent à 8 heures ? », interroge-t-il.
Outre le renforcement quantitatif des professionnels, qui améliorerait leurs conditions de travail et aussi les conditions de vie des personnes accueillies, la qualification des salariés constitue effectivement un levier essentiel de prévention. Aussi, lorsque Philippe Bas affirme que la lutte contre la maltraitance sera inscrite en 2007 dans le plan de formation de chaque établissement, l'annonce est de bon augure. Si ce n'est qu'il ne faudra pas manquer non plus de former des formateurs car, selon Robert Moulias, le vice-président d'Alma France, très peu connaissent bien le sujet. Celui-ci pourrait se résumer d'un mot : le respect. « Les personnels doivent savoir que la dignité de la personne humaine n'est pas altérée par le handicap. Quelles que soient ses déficiences. »
Pour mieux connaître les formes de maltraitance subies par les personnes handicapées, le médecin Thérèse Topie a étudié les 106 premiers dossiers ouverts, entre mai 2002 et fin 2004, par Alma-Handicap 54 (11). Dans 61 % d'entre eux, l'objet des plaintes avait pour cadre le domicile. Le plus souvent psychologiques et financières, ces maltraitances étaient le fait du milieu familial (52 % des cas), mais aussi du voisinage (17 % des situations signalées), de professionnels de l'aide (6 %), de l'administration (6 %), d'un tuteur ou curateur extérieur à la famille (5 % des cas), ou encore de familles d'accueil, amis, propriétaire de l'appartement, visiteur commercial, compagnie d'assurance... En dehors du domicile, environ 10 % des appels concernaient des violences subies au travail ou, dans une moindre mesure, dans un lieu public (rue, magasin, autobus...). En institution - 25 % des cas soumis à Alma-Handicap 54 au cours de ses deux premières années de fonctionnement -, les structures d'accueil pour adultes handicapés et les services hospitaliers psychiatriques se trouvaient les plus fréquemment mis en cause. Les mauvais traitements dénoncés comme ayant été subis dans un établissement étaient essentiellement des violences psychologiques et/ou physiques (12). Quand il s'agissait de négligences, atteintes aux droits civiques ou maltraitances médicamenteuses, elles ont rarement été prouvées, précise Thérèse Topie : « La vigilance, toutefois, s'impose, car des faits qui paraissent invraisemblables et évoquent un état délirant peuvent s'avérer authentiques. »
Globalement, seuls 17 dossiers ont conduit à la saisine du procureur de la République. Et si la souffrance à l'origine de l'appel à l'antenne nancéienne est indubitable, plus d'une fois sur dix (14 % des dossiers examinés), les faits avancés ne correspondaient pas à de véritables situations de maltraitance. Particulièrement net pour les doléances relatives au milieu hospitalier, surtout psychiatrique, ce constat s'est moins souvent vérifié dans les établissements médico-sociaux. Dans 20 % des cas, néanmoins, les enquêtes de la DDASS n'ont pas confirmé la réalité des actes incriminés.
(2) Pour trouver le centre d'écoute le plus proche, composer le 08 92 68 01 18.
(3) Annonce faite par Philippe Bas le 15 novembre 2006, lors de la VIIe journée d'étude de la Fédération Alma France consacrée au thème : « Handicaps et maltraitances » - Alma France : BP 1526 - 38025 Grenoble cedex - Tél. 04 76 84 20 40.
(4) Formule empruntée au pédopsychiatre décédé Stanislas Tomkiewicz - Voir ASH n° 2289 du 13-12-02, p. 19.
(5) In Exclusion, maladie d'Azheimer et troubles apparentés : le vécu des aidants - Ed. érès, 2006.
(7) Voir l'affaire jugée en cour d'appel le 18 novembre 2005 - Voir ASH n° 2447 du 17-03-06, p. 15.
(8) Sans préciser si ces inspections auront un caractère fortuit, Philippe Bas a annoncé que leur nombre devrait doubler en 2007.
(9) Intitulé L'évaluation du dispositif de lutte contre la maltraitance des personnes âgées et handicapées mis en oeuvre par les services de l'Etat dans les établissement sociaux et médico-sociaux - Voir ASH n° 2455 du 12-05-06, p. 7.
(11) Alma-Handicap 54 : BP 40509 - 54008 Nancy cedex - Tél. 03 83 32 12 34.(2) Entraînant d'emblée, du fait de leur gravité, la saisine de l'autorité judiciaire et/ou administrative, les abus sexuels (deux cas, inclus dans les maltraitances physiques) sont plus rarement portés à la connaissance d'Alma.