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« Mesurer des inégalités multidimensionnelles »

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Le Conseil national de l'information statistique a adopté, le 18 décembre, le rapport d'un groupe de travail constitué pour réfléchir à un système cohérent d'informations sur les inégalités sociales et la pauvreté (1). Le président de cette commission, Jacques Freyssinet (2), présente ses conclusions, désormais soumises aux techniciens... et aux politiques.

Actualités sociales hebdomadaires : Pourquoi le Conseil national de l'information statistique [CNIS] a-t-il créé un groupe de travail « niveaux de vie et inégalités sociales » ?

Jacques Freyssinet : Des insatisfactions étaient exprimées d'au moins trois côtés. Les syndicats de salariés et certains chercheurs se montraient frustrés par la focalisation sur les seules statistiques de la pauvreté, qui occultent le problème plus général des inégalités et de leur ampleur. Le monde associatif se plaint également que les données officielles sur la pauvreté, qui la présentent comme à peu près stable, ne correspondent pas à ce que leurs militants ressentent sur le terrain. Enfin, les acteurs locaux ne se satisfont pas des seules enquêtes nationales et voudraient des données exploitables aux plans régional ou local. La convergence de ces critiques a conduit l'assemblée du CNIS à créer un groupe de travail, qui a fonctionné de novembre 2005 à novembre 2006.

Qui en faisait partie et comment a-t-il travaillé ?

- Le groupe, très ouvert, était composé de représentants des services de statistiques concernés par les thèmes abordés (INSEE, DREES, DARES...), des organisations syndicales, du mouvement associatif, des collectivités territoriales et des chercheurs. C'est la première fois que des acteurs associatifs, comme la FNARS et l'Uniopss (en la personne de Marie-Thérèse Join-Lambert), sont associés à une telle réflexion. En un an, toutes les questions n'ont pas pu être approfondies, malgré de nombreuses demi-journées de réunion de personnes mobilisées à titre bénévole. Nous mentionnons les pistes de réflexion qui mériteraient d'être prolongées. Le rapport a été très, très discuté, quelques points de désaccord subsistent. Nous le signalons aussi.

Les inégalités ne doivent pas être confondues avec les injustices, précisez-vous...

- En effet, c'est aux acteurs politiques et sociaux de dire à partir de quand les différences sont critiquables. Ce n'est pas aux statisticiens de le faire. Leur responsabilité est de réfléchir à un système d'information efficace.

Certaines catégories sont mal couvertes par les statistiques, en particulier les sans-domicile.

- L'approche actuelle par « ménages » rend mal compte de la situation de certaines catégories comme les étudiants ou certaines personnes âgées. Plus gravement, toutes les personnes vivant en établissements et toutes celles qui résident dans des formes particulières de logement, du type caravane, hôtel, habitation de fortune, échappent aux enquêtes standard sur les ménages. Certes, le recensement permet de les dénombrer et la DREES a mis en place un dispositif d'observation quadriennal des personnes en établissements. Mais ces données, comme beaucoup d'autres obtenues à partir du système d'information propre à chaque ministère, ne sont pas « intégrées » dans les grandes enquêtes nationales.

Il faudrait étudier la faisabilité d'une enquête annuelle adaptée pour les communautés : prisons, communautés religieuses, casernes, maisons de retraite, foyers de travailleurs, centres d'hébergement... Il faudrait en outre renouveler de manière régulière une enquête spécifique sur les personnes sans domicile, du type de celle qui a été réalisée pour la première fois en 2001 (3). Peut-être faut-il aussi envisager une opération particulière pour les personnes vivant en logement précaire. En tout cas, une collaboration étroite avec les associations est nécessaire en la matière.

Existe-t-il encore d'autres « trous » dans la couverture statistique ?

- La complexité du repérage des populations concernées par le handicap nécessite le renouvellement des enquêtes spécifiques sur ce thème tous les cinq ans. Dans un autre domaine, il faut que les enquêtes nationales couvrent l'ensemble des territoires de la République, y compris les départements d'outre-mer, souvent écartés pour leur spécificité...

Vous avez aussi réfléchi à l'utilisation délicate des questions sur l'origine des populations enquêtées.

- C'est un critère très important à prendre en compte, mais à manier avec prudence. La Commission nationale informatique et des libertés autorise des questions sur le lieu de naissance et la nationalité des parents dans les enquêtes logement et emploi. Nous préconisons d'étendre ce champ, mais en demandant que les indicateurs désagrégés selon la dimension « immigration » le soient simultanément selon au moins une autre des dimensions significatives (catégorie sociale, niveau de formation...) ou que le traitement permette des analyses « toutes choses égales par ailleurs », afin d'éviter que ne soient imputés à l'origine immigrée des résultats liés à d'autres caractéristiques.

Vous insistez sur la nécessité d'indicateurs dynamiques et pas seulement statiques...

- En effet. Très peu d'informations sont actuellement disponibles sur le nombre de personnes connaissant une hausse ou une baisse de niveau de vie d'une année à l'autre, par exemple. L'utilisation de panels permettant de suivre les trajectoires sur une certaine durée est indispensable pour mesurer l'évolution des inégalités économiques et sociales. Il faut pouvoir évaluer également la dynamique longue de leur reproduction à travers les générations.

La plus mesurable des inégalités, celle des revenus, n'est pas si bien appréhendée...

- La lacune centrale du dispositif concerne les patrimoines et les ressources qui en découlent. A partir des données fiscales, les revenus des patrimoines immobiliers ne représentent que 50 % des estimations de la comptabilité nationale, 20 % pour les revenus des valeurs mobilières... Il est donc important de réaliser des enquêtes régulières en la matière mais aussi de mobiliser toutes les informations déjà détenues par l'administration, comme les données sur les héritages et les donations, actuellement inexplorées. Bien qu'invitée, la direction générale des impôts s'est abstenue de participer à nos travaux. Elle nous a reçus poliment, mais n'agira pas sans instruction claire de son ministre de tutelle.

Nous préconisons aussi que la précieuse source d'information que constitue la déclaration annuelle des salaires du secteur privé soit étendue d'abord à la fonction publique d'Etat et aux allocations de chômage, ensuite aux non-salariés. Nous espérons également que les travaux en cours permettront de mieux appréhender l'impact des prestations sociales, y compris lorsqu'elles proviennent des aides facultatives locales.

Certaines études arrivent tardivement, par exemple en 2006 sur l'année 2003, un peu tard pour adopter éventuellement des politiques correctives. Ne peut-on accélérer le mouvement ?

- Certains délais de traitement sont incompressibles, mais le groupe estime que l'on peut raccourcir la mise à disposition des données sur les revenus (de source fiscale) et disposer en juin de l'année n + 2 des chiffres de l'année n. Un groupe spécifique commun à la caisse nationale des allocations familiales et à l'INSEE a travaillé sur la faisabilité d'un indicateur avancé [dans le temps] de la pauvreté monétaire à partir des données en possession des CAF. Mais celles-ci ne couvrent pas l'ensemble de la population, en particulier ni les plus de 65 ans ni le secteur agricole, soit environ 18 % de la population pauvre. Le groupe a conclu à la difficulté de réaliser ainsi un indicateur général avancé de pauvreté monétaire, tout en soulignant l'intérêt des indicateurs d'alerte qui pourraient être produits dès la fin de l'année n + 1. Les sources CAF permettent aussi d'approcher la pauvreté au niveau local et peuvent intéresser les collectivités en charge de l'action sociale.

Les inégalités ne sont pas que financières...

- Le système statistique développe désormais une approche par les conditions de vie, en particulier dans l'étude de la pauvreté, mesurée à partir des « privations ». Mais cela suppose un repérage des privations qui sont pénalisantes et associées à la pauvreté, et qui évoluent assez rapidement dans le temps. Nous préconisons leur révision tous les dix ans.

Pour ce qui est des multiples dimensions des inégalités, nous avons choisi, dans un premier temps, de retenir trois thèmes : la formation, la santé et le logement, même si d'autres mériteraient d'être creusés comme l'accès aux transports, aux services financiers, à la justice, à la culture... Nous préconisons la mise en place d'indicateurs sur la difficulté d'accès au logement, sur les maladies ou les causes de décès rapportées aux catégories sociales. Nous demandons aussi que les intéressantes études de l'Education nationale soient systématiquement recoupées avec les catégories sociales. Enfin, nous proposons que les nombreuses enquêtes sur l'emploi intègrent mieux les notions d'instabilité et d'insécurité.

Vous retenez au total 50 indicateurs...

- ...Ce qui est peu par rapport aux centaines de données recueillies. Certains de ces indicateurs sont déjà publiés, d'autres pourraient l'être rapidement à partir de sources existantes, d'autres encore seraient à créer. Dans cette batterie, nous avons inclus les 11 indicateurs qui sont déjà ceux de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale. Nous avons aussi dégagé une liste volontairement plus restreinte de 10 indicateurs privilégiés, mais qui reflète quand même le caractère multidimensionnel des inégalités.

Ne pouvait-on envisager un unique indicateur synthétique ?

- Le groupe de travail a longuement discuté cette hypothèse d'un indicateur simple, que les acteurs sociaux pourraient s'approprier plus facilement. Mais le choix des pondérations entre les différentes dimensions des inégalités relève d'une décision politique, pas du système statistique. Celui-ci doit fournir les informations nécessaires à ceux qui voudraient construire un tel outil.

Nous préconisons plutôt - et c'est la première de nos 62 propositions - la création d'un système d'information unique dédié aux inégalités, sous la responsabilité d'une unité chargée de la conception, de l'alimentation et de la mise à disposition des données pour tous. A elle d'assurer la cohérence des études réalisées et de fournir des guides méthodologiques pour permettre un usage pertinent des informations.

Comment vos propositions ont-elles été accueillies par l'assemblée plénière du CNIS ?

- Le rapport est bien passé, les quelques remarques formulées, notamment de la part des syndicats, étaient bienveillantes. Le Medef ne s'est pas exprimé. Il y a eu quelques interrogations sur le choix des indicateurs. Par exemple, en matière de santé, vaut-il mieux retenir l'espérance de vie à 60 ans ou plus tôt ? Il est bien clair que nos propositions ne sont pas verrouillées, qu'elles sont maintenant soumises à expertise. L'INSEE a mis le rapport à son programme de travail pour 2007. Et le CNIS fera une évaluation de sa mise en oeuvre dans un an.

Il y a donc des chances pour que votre rapport ne reste pas dans un tiroir ?

- Il n'y a pas d'obstacles techniques majeurs, sauf les restrictions budgétaires. La création d'une unité centrale est évidemment un point délicat, qui suppose de dépasser les logiques de chapelles. L'INSEE est sans doute le mieux placé pour devenir ce lieu de coordination, mais ce n'est pas à nous de le dire. Quant au point sensible de l'évaluation des patrimoines et de leurs revenus, il faudra une forte volonté politique pour que les informations en possession de Bercy soient rendues disponibles. Il y a peu de chances pour que la question soit tranchée avant les prochaines élections.

Notes

(1) Niveaux de vie et inégalités sociales - Disponible sur www.cnis.fr.

(2) Professeur émérite à l'université Paris I, Jacques Freyssinet préside le conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi. Ancien président du conseil d'administration de l'ANPE, il a été membre du Conseil scientifique de l'évaluation des politiques publiques puis du Conseil d'analyse économique. Il a aussi siégé six ans à l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale.

(3) Voir notamment ASH n° 2197 du 12-01-01, p. 5, n° 2248 du 1-02-02, p. 39 et n° 2477-2478 du 10-11-06, p. 46.

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