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Education spécialisée : la VAE bouleverse un équilibre historique

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Perturbant le jeu social, bousculant les rites initiatiques, la validation des acquis de l'expérience (VAE) ouvre une crise dans le champ du travail social. « En se présentant devant le jury, les prétendants rencontrent précisément ceux que ce nouvel ordre menace », souligne Stéphane Rullac, éducateur spécialisé, anthropologue, responsable de projet au centre de formation Buc Ressources et membre de jury de VAE.

« Le diplôme d'Etat d'éducateur spécialisé (DEES) est accessible par la validation des acquis de l'expérience depuis juillet 2004 (1). La possibilité de l'obtenir sans passer par les bancs d'un centre de formation représente une révolution dans le processus de constitution de l'identité et de l'expertise des travailleurs sociaux. La reconnaissance du caractère formatif de l'expérience de «terrain» salariée ou bénévole brise le monopole de l'école en tant que vecteur de certification individuelle. D'un point de vue anthropologique, cette innovation bouleverse l'un des rites initiatiques majeurs déterminant la position sociale de chacun et modifie profondément l'équilibre de notre «jeu» social, qui fixe à chacun sa position sur l'échelle sociale. Elle brouille à moyen terme les repères de chacun et ouvre objectivement une crise dans ce champ professionnel en engendrant les peurs qui accompagnent tout changement.

Cette ouverture à la VAE suscite un large engouement dans un secteur professionnel soumis à la logique conventionnelle pour les structures privées à but non lucratif, largement majoritaires, et aux règles de la fonction publique pour les autres. Ce strict encadrement limite les négociations individuelles, contrairement à ce qui se passe dans le secteur privé lucratif, tout en garantissant aux contribuables une homogénéité nationale et raisonnable des dépenses publiques de l'aide médico-sociale. La contrepartie de ce fonctionnement parapublic ou public se concrétise notamment par une forte exigence en matière de diplôme et l'existence d'une large panoplie de certifications allant du niveau IV au niveau I. Cette surdétermination de la certification individuelle n'empêche pas le recours massif aux «faisant fonction» qui bouche les nombreux trous de cette armée sociale que les écoles peinent à fournir en soldats diplômés. Cette double caractéristique - l'existence de multiples strates de diplômes et l'utilisation de nombreux non-diplômés qui constituent une sorte de sous-prolétariat - garantit le succès annoncé de la VAE dans le travail social. De fait, le DEES est le troisième diplôme de l'Education nationale le plus demandé dans ce cadre (près de 2 000 candidats en 2005).

La dimension révolutionnaire de la VAE dans un secteur professionnel particulièrement hiérarchisé provoque de multiples réticences et angoisses et suscite un rejet latent chez la «bourgeoisie» du travail social. Et pour cause : la VAE libéralise l'accès au diplôme qui détermine la domination d'un champ professionnel ne connaissant que relativement peu le chômage. L'enjeu est de taille et menace l'équilibre historique d'un monde professionnel qui offrait jusque-là une possibilité importante de promotion sociale à ceux qui s'astreignaient à supporter les écoles du travail social. En imposant trois années minimales d'expérience de terrain, la VAE proclame une étroite équivalence entre la stricte expérimentation empirique et la formalisation scolaire qui articule théorie et pratique.

De multiples questionnements

Au-delà des enjeux sociologiques de domination, cette équivalence représente objectivement une source de questionnement. En soumettant l'obtention d'un diplôme d'Etat à l'unique implication de terrain, la VAE institutionnalise la formation professionnelle modélisée. En effet, l'apprentissage par l'unique action pratique favorise une conceptualisation qui repose sur la construction d'un modèle fonctionnant «là et maintenant avec cette population». A contrario, la formation scolaire par alternance s'appuie sur une théorie de la pratique à prétention universelle, elle-même soumise à la confrontation à la diversité des populations.

Enfin, dans le pays de l'égalité, la coexistence de deux types d'accès à la reconnaissance choque notre éthique républicaine la plus profonde.

Pour toutes ces raisons - anthropologique, sociologique, pédagogique et éthique -, la validation des acquis de l'expérience est autant utilisée par les dominés que rejetée par les dominants.

Sans être en mesure de prendre parti dans le débat théorique relatif aux conséquences à long terme de cette disposition ¯ seul le recul du temps le permettra -, je soutiens qu'une partie des candidats à la reconnaissance subissent ce rejet tacite, exact opposé de leurs attentes. En se présentant devant le jury, les prétendants rencontrent précisément ceux que ce nouvel ordre menace. D'un côté, ceux qui se présentent s'appuient sur une identité professionnelle vacillante que le manque de diplôme ou la possession d'un titre subalterne peinent à étayer. De l'autre, les jurys rechignent à donner la reconnaissance officielle à ces «vrais-faux dissidents», pourtant officiellement reconnus comme légitimes, qui ne se soumettent pas au rite de passage traditionnel. Entre les deux, se mélangent les incertitudes et les tâtonnements d'un exercice nouveau pour tous. La VAE est une seconde voie pour la reconnaissance qu'empruntent plus facilement ceux qui peinent à suivre la voie scolaire classique par manque de ressources (financières et/ou culturelles). Ce manque, relatif par rapport aux exigences de la voie royale passant par le centre de formation, est susceptible de se heurter au rejet abusif d'un jury qui peine à renier ce qui constitue sa légitimité professionnelle, rejet d'autant plus destructeur que l'assise narcissique du candidat est fragile et que la sanction potentiellement injuste le dépasse personnellement.

Au-delà d'une mise en place progressive et de l'indispensable formation des jurys qui prendra du temps, il me semble nécessaire d'expliciter davantage les enjeux en termes de rupture qu'induit la validation des acquis de l'expérience et d'objectiver méthodologiquement les conséquences sur le terrain de cette innovation qui précède, une fois n'est pas coutume, les capacités collectives à les assumer. Cette appropriation collective symbolique de notre champ professionnel n'est pas effective aujourd'hui et menace potentiellement l'intégrité de ceux qui expérimentent ce nouveau chemin vers la reconnaissance professionnelle. En 2005, près de 40 % des candidats ont obtenu le diplôme complet. Quelle incidence a l'échec total ou partiel sur les 60 % qui le subissent ? Par comparaison, le taux moyen de réussite du DEES via l'école avoisine plus souvent les 90 %.

Quelle que soit la position que l'on adopte par rapport à la VAE, nous devons assumer collectivement cette nouvelle voie et protéger ceux qui l'empruntent de toute interférence politique, sans pour autant clore le nécessaire débat qu'elle provoque. »

Notes

(1) Circulaire interministérielle n°DGAS/4/A/20047/33 - Voir ASH n° 2370 du 27-08-04, p. 23.

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