17 heures. A l'heure où la plupart de leurs camarades regagnent leur foyer après l'école, une dizaine d'enfants sonnent à la porte de l'association Mission possible (1), jettent leur cartable à l'entrée et viennent jusque dans la cuisine saluer leur « maman-relais », comme ses collègues appellent la femme-relais de l'équipe, en train de couper du pain et de préparer un plateau de fruits. Avec les trois éducateurs et l'animateur qui les attendent, les retrouvailles depuis la veille sont chaleureuses. Tout le monde prend place autour des petites tables. Dans cette structure socio-éducative installée en plein coeur du quartier de Crimée, dans le nord-est parisien, la pause-goûter amorce le travail avec les enfants : c'est aussi un moment de partage des responsabilités - servir et débarrasser se font à tour de rôle - et de l'expression spontanée de ce qui a pu gâcher une journée, des petits tracas qui parfois masquent une vraie souffrance...
Mission possible constitue une action pilote de prévention précoce menée auprès d'enfants de 6 à 12 ans en « risque social ». Le projet est né de la recherche appliquée sur la délinquance des mineurs réalisée par la magistrate Claude Beau, ancienne juge des enfants, aujourd'hui vice-présidente du tribunal de grande instance de Paris et présidente de l'association. Quand, en octobre 2000, la chancellerie lui demande de représenter la Justice à l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI) (2), organisme qui dépend du ministère de l'Intérieur, en tant que conseillère du directeur, elle réunit un groupe d'experts composé d'universitaires, de chercheurs et de professionnels spécialisés pour plancher sur l'évolution de la délinquance juvénile et les réponses existantes. Conclusion de ces travaux : « Les comportements déviants sont prévisibles et peuvent être anticipés. On sait quels gosses on va voir ou revoir, un jour, passer à l'acte », explique la magistrate. Pour vérifier cette hypothèse empirique, elle décide d'étudier le parcours de mineurs délinquants. Une centaine de « situations de mineurs ayant persisté dans leur activité délinquante pendant au moins quatre ans » sont passés au crible. Les résultats confirment que, dès l'âge de 6 à 7 ans, ces enfants se sont signalés par « des symptômes récurrents de fragilité sociale qui n'ont pas alors été pris en considération ». Ces indicateurs sont de quatre ordres : l'environnement familial - ce qui ne désigne pas, précise Claude Beau, la structure de la famille, mais la qualité des relations entre ses membres (manifestation d'un climat violent, d'un désintérêt parental, d'une absence d'autorité...) -, la situation scolaire (blocage dans les apprentissages, absentéisme répété...), le comportement (agressivité, violence, réticence à l'autorité, mésestime de soi, difficultés de communication...) et, enfin, l'environnement de l'enfant, qui ne vise pas des caractéristiques socio-économiques, mais les modèles (amitiés délinquantes par exemple) que le jeune pourrait être tenté de reproduire. Selon l'étude, c'est la conjugaison de « risques », ajoutée à l'absence de réponses ou de réponses adaptées, qui doit alerter sur la nécessité d'un accompagnement préventif.
Dans un contexte politique où la question sécuritaire est un sujet très sensible, Claude Beau sait que son initiative attire la controverse. Les résultats de son étude sont restés très discrets et, a fortiori, elle n'a pas souhaité que les indicateurs soient rendus publics avant leur vérification in situ, par crainte qu'ils soient mal interprétés, voire instrumentalisés. Le repérage précoce de ces risques a en effet agité les débats sur le projet de loi relatif à la prévention de la délinquance, qui n'a pas fini d'opposer les partisans de la logique sécuritaire aux professionnels de l'accompagnement social. « Parfois dans un climat idéologique qui parasite le débat sur l'action au fond », estime Claude Beau, qui tient cependant à se démarquer de la tendance déterministe reprochée à l'étude de l'Inserm sur le repérage précoce des troubles de conduite. Cette étude, explique-t-elle, dénoncée par l'ensemble du secteur social et les médecins de la protection maternelle est infantile (PMI) (et dont les limites ont depuis été pointées par l'Inserm lui-même), « paraît s'inspirer de l'école «positiviste» du professeur Lombroso, au XIXe siècle, qui prône la thèse du délinquant-né ». Tandis que son approche est davantage celle du courant de la « «défense sociale nouvelle», né au début du XXe siècle, qui opte pour la protection de l'individu et son émancipation et dont les valeurs humanistes ont irrigué les ordonnances du 2 février 1945 et du 23 décembre 1958 ».
Le débat, selon elle, est clair : il ne faut pas confondre la notion de prévention précoce avec un objectif de pure prédiction : « C'est une démarche constructive qui place l'enfant au coeur de notre attention. » Et ce, dès l'âge de 6 à 12 ans, période où l'enfant « se sociabilise » et pendant laquelle « il n'existe pas de réponse éducative pour prévenir l'apparition de rapports sociaux difficiles ». « C'est parce que la prévention a été dévalorisée pendant des années que la répression a pris le dessus, poursuit Claude Beau. Or la prévention de la délinquance est intrinsèquement liée à la protection de l'enfance. Le passage à l'acte, pas seulement contre l'autre mais aussi contre soi-même, est un appel à l'adulte, l'expression d'une souffrance familiale, sociale ou psychique qui justifie une réponse avant tout éducative. » Il n'y aurait, selon Claude Beau, pas plus de danger, pour justifier une action préventive, à repérer chez l'enfant certains facteurs de fragilité affectant sa situation que de choisir d'autres critères d'éligibilité à la prise en charge, préalables à tout type d'action sociale ciblée. « Laisser des jeunes décrocher et glisser vers la délinquance ou d'autres formes de passages à l'acte, voilà ce qui est stigmatisant », tranche-t-elle.
L'action de Mission possible donne corps à la deuxième phase de la recherche appliquée sur la prévention précoce : l'observation in situ de la pertinence des « signes avant-coureurs de décrochage » et de l'accompagnement mis en oeuvre. Depuis quatre ans, les parents dont les enfants sont en difficulté sur les plans scolaire, familial ou comportemental sont orientés par les directeurs d'une quinzaine d'établissements scolaires du quartier, informés du projet dans le cadre d'un partenariat avec l'Education nationale (voir encadré ci-dessous). A partir de là, l'association propose un accompagnement éducatif global de l'enfant, accueilli chaque soir entre 16 h 30 et 19 h 30. « Notre objectif est d'aider l'enfant à développer ses potentialités individuelles et sociales et de faciliter la mission parentale », résume Denia Otmane, chef du service éducatif. La libre adhésion des parents est recherchée. « Le premier contact n'engage que l'écoute », précise-t-elle. Après une période d'évaluation de la situation de l'enfant pouvant durer jusqu'à trois semaines, la famille signe, si elle accepte la prise en charge, une convention avec l'association. Ce document définit le cadre de l'action et les engagements réciproques. Parties prenantes de la vie de l'association, les parents sont aussi aidés dans leur rôle éducatif. Comment gérer le temps des devoirs, du coucher, du repas ? « Au cours d'entretiens individuels, nous apportons des pistes, en veillant à les rassurer », souligne Denia Otmane. Les parents peuvent également participer à des groupes de parole sur un thème qu'ils ont choisi - la gestion du budget, la télévision et l'enfant - ou encore recourir à la conseillère juridique qui tient une permanence à l'association en cas de situation administrative à régler, d'endettement ou de divorce.
Implication des parents, multidisciplinarité, conjugaison d'une pédagogie individuelle et collective et proximité avec le quartier sont les bases du concept éducatif. Chaque jour, après le goûter, les enfants participent en alternance à deux groupes de travail. Un atelier de soutien scolaire met l'accent sur la réconciliation avec les apprentissages scolaires. Pendant ce tête- à-tête, les enfants peuvent également se confier plus facilement aux éducateurs. Parallèlement, tout le monde échange : les membres de l'équipe en profitent pour partager des conseils sur la façon d'épauler un enfant ou s'informer des difficultés passagères de santé ou de famille des uns et des autres. Un autre atelier, sportif ou culturel (il peut être selon les semaines dédié à l'écriture, au théâtre, à la lecture...) vise à valoriser l'expression des enfants. « Ils peuvent arriver à exprimer en sport ce qu'ils n'arrivent pas à dire autrement, précise Denia Otmane. Il faut leur permettre de dépasser leur situation de fragilité et leur offrir de montrer ce qu'ils savent faire, les aider à créer des relations de confiance, des sensations de plaisir. »
Pour aborder tous les « paramètres du développement de l'enfant », une dizaine de professionnels salariés et bénévoles ponctuels ou permanents gravitent autour du projet : la femme-relais, qui assure l'interface entre le quartier et l'association, des éducateurs spécialisés, un éducateur sportif, un enseignant, un animateur socio-culturel, une psychologue et un pédopsychiatre. Autre innovation, l'intervention d'un kinésithérapeute : « Les tensions que vivent les enfants se traduisent sur leur corps, commente la responsable du service éducatif. Ils retrouvent ainsi à la fois des sensations de maîtrise de leur corps et d'apaisement. » L'instituteur est garant du parcours éducatif, qui se construit, dans une logique de partenariat, avec les autres structures de prise en charge. « Mission possible veut s'engager avec ses partenaires sur la continuité éducative, souligne Denia Otmane. D'où le souci d'agir en complémentarité avec des mesures d'action éducative en milieu ouvert parfois déjà mises en place ou les prises en charge en centre médico-psychologique. L'objectif est que l'intervention soit cohérente et continue pour l'enfant et ses parents. »
Depuis juillet 2002, Mission possible, financée pour un budget global de 150 000 € par an par plusieurs ministère (Justice, Education nationale, ministère délégué à la famille, Cohésion sociale), la délégation interministérielle à la ville, la caisse d'allocations familiales de Paris et des entreprises privées, a vu passer une cinquantaine d'enfants. Côté résultats, Claude Beau insiste surtout sur le plan qualitatif : « l'investissement des familles », qui bouscule l'idée reçue sur les parents « démissionnaires » et « l'apaisement des comportements, qui deviennent plus respectueux de l'autorité et des règles de la vie en collectivité ». « Les enfants ont embelli et retrouvé leur joie de vivre », aime-t-elle à souligner. « Ils ont renoué avec l'école, développé une envie d'apprendre, se sont ouverts aux autres. Des placements et des signalements ont été évités. »
Une fois partis de l'association, qui les oriente alors vers une structure classique de soutien scolaire ou d'activité culturelle ou sportive, les enfants reviennent souvent raconter leurs progrès. D'ici à la fin de l'année 2006, l'association devrait avoir bouclé le rapport d'évaluation de son action, selon une méthode définie dans le cadre de la recherche appliquée. Procédure continue, l'évaluation démarre dès l'accueil selon les « symptômes d'éligibilité » de l'enfant au projet : quels sont les points qui ont évolué, régressé, selon quels constats, de quelle façon ? Le regard porté par les personnes externes, comme les enseignants, est aussi pris en compte. L'association prévoit également une évaluation a posteriori dans le cadre d'un suivi des parcours. « Ce travail veut rendre lisible sa valeur sociale ajoutée pour redonner ses lettres de noblesse à la prévention, souligne Claude Beau. Plus les personnes dont on s'occupe sont en difficulté, plus on a le devoir de la qualité. »
Avec son approche, Mission possible bouscule indéniablement les principes traditionnels de l'action éducative. Mais « en dehors de tout ostracisme idéologique, il faut juger de la pertinence de l'action et de la qualité des individus qui oeuvrent dans l'association, reconnaît un travailleur social du quartier, qui souhaite garder l'anonymat. Notre fonction première est d'aider les gamins. Avec Mission possible, ils ont un accompagnement, et ils le savent. »
Une chose est sûre en attendant, Mission possible essaime : elle compte désormais, en plus de ses locaux du XIXe arrondissement de Paris, quatre autres antennes dans le XXe, à Argenteuil (Val-d'Oise) et à Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine). D'autres sont sur le point d'ouvrir. L'association propose aussi aux collectivités locales de reprendre et d'adapter sa méthode de prévention précoce, en leur proposant une mallette pédagogique comprenant des outils méthodologiques sur la détection précoce et l'action éducative mise en oeuvre (organisation de la structure, projet pédagogique individuel et collectif, programme d'activités...), ainsi qu'un outil d'évaluation. Cette méthode s'accompagne d'une formation et d'échanges sur les pratiques. L'action a déjà ainsi été transposée à Saint-Ouen-l'Aumône (Val-d'Oise), dans le cadre d'un programme de réussite éducative (voir encadré, page 35). Et si certains élus en faisaient mauvais usage ? « Il importe de rester vigilants sur la qualité du dispositif et de ses acteurs, afin de construire un projet au service de l'enfant et non de soumettre l'enfant au projet », assure Claude Beau.
Mission possible s'est dotée d'une « charte éthique » dont les règles doivent être « comprises et admises par tous les membres de l'association ainsi que par ses partenaires ». Les règles qu'elle se fixe ont pour objectif de « porter et d'incarner les valeurs universelles de justice, d'intégrité, de solidarité et de proximité. Elles s'opposent avec détermination à toutes formes de discrimination, d'exclusion ou de domination entre les individus ou les groupes ». Le respect de l'intégrité de l'enfant, la confidentialité des informations nominatives « recueillies ou produites dans le cadre de son action » et l'« indépendance totale devant tout pouvoir » figurent également parmi les principes édictés.
Interrogés par les ASH, deux spécialistes de l'enfance expliquent en quoi une approche de prévention précoce basée sur la détection de risques leur paraît dangereuse.
Laurent Ott, éducateur, enseignant, auteur de Travailler avec les familles (Ed. érès, 2004) :
- « S'occuper d'un enfant en souffrance, le valoriser, est bien sûr positif et sans aucun doute efficace. Mais si l'objectif est de montrer le bien-fondé de l'accompagnement éducatif renforcé, que vient y faire la prédiction de la délinquance, étiquette potentiellement nuisible pour les enfants, qui obéit à une logique de responsabilisation individuelle des parents ? Cette approche a, en outre, tendance à se focaliser sur les comportements agités, alors qu'il existe d'autres manifestations de la souffrance...
Il y a une troisième voie entre le soin et la répression : l'éducation au service de tous, en milieu ouvert. Au lieu de cela, on préfère investir dans des actions ciblées, dans une logique de sous-traitance de l'action éducative. Penser qu'il vaut mieux détecter et traiter des enfants que l'on juge prédélinquants plutôt que ne rien faire ne me semble pas intellectuellement justifiable. »
Pierre Suesser, vice-président du Syndicat national des médecins de PMI :
- « Le collectif «Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans» a montré que beaucoup de professionnels se retrouvent dans la volonté d'une action éducative globale, non prédictive. Si l'on s'intéresse à une personne en étant obnubilé par un risque, elle peut être tentée par une attitude confirmant ce risque. Attention par ailleurs aux approches rééducatives qui consistent à inculquer des habitudes relationnelles, comportementales. Elles sont insuffisantes et contreproductives quand les causes de la souffrance ne sont pas résolues. L'extension d'expérimentations en matière éducative par effet de duplication, comme s'il s'agissait d'un kit, peut inquiéter pour une autre raison : il pourrait ne plus s'agir d'une approche clinique consistant à essayer de comprendre, mais d'une approche de repérage et de réponse mécanique. Le risque est grand de passer à un dépistage de masse, avec une tendance à la normalisation de la prévention et à la transmission aux parents d'un savoir-faire technique, au détriment de la restitution des valeurs qui donnent un sens aux relations interfamiliales. »
Les partenaires de l'opération apprécient les mérites d'une approche globale.
Anne Ballereau, inspectrice de l'Education nationale dans le XIXe arrondissement de Paris :
- « L'objectif de l'Education nationale est de permettre à l'enfant de restaurer un comportement civique pour pouvoir réinvestir le champ scolaire et des apprentissages. Autour de cela se greffe une prise en charge globale, dans une logique de prévention sociale, l'assistante sociale scolaire étant toujours informée et Mission possible pouvant intervenir en complément d'un suivi déjà engagé, pédopsychiatrique par exemple.
L'avantage de cette action est de faire en sorte que l'enfant entende le même discours de la part des différents intervenants. Après trois ans de partenariat avec Mission possible, il apparaît que cette approche est beaucoup plus efficace que d'avoir un empilement d'interventions, rarement cohérentes entre elles. Une telle action en amont permet d'éviter que les situations se dégradent et aux enfants qui ont manifesté soit des comportements exubérants violents, soit inhibés, affectant leurs résultats scolaires, de retrouver un équilibre dans leur mode de communication. Tout simplement de retrouver un comportement d'enfant. Autrement nous sommes contraints de solliciter des aides extérieures plus lourdes et forcément parcellaires. »
Andrée Salgues, adjointe au maire (PS) chargée de la prévention, de la sécurité et de la jeunesse à Saint-Ouen-l'Aumône (20 000 habitants) :
- « La ville, confrontée aux difficultés ordinaires d'une commune comportant de 45 à 49 % de logements sociaux, souhaitait trouver une solution pour les jeunes enfants en grande difficulté sociale, sanitaire et psychologique qui manifestent des troubles tout au long de leur scolarité. Nous avons passé une convention avec Mission possible, qui a effectué un diagnostic des besoins, nous a transmis sa méthode - à laquelle est bien sûr intégrée la charte éthique - et a formé nos intervenants pour que nous puissions mettre en oeuvre une action de prévention précoce sur quatre quartiers, dont trois relevant de la politique de la ville. Le conseil général, qui réfléchit par ailleurs à un rattachement de la prévention spécialisée à la ville, finance à 80 % le poste d'éducateur spécialisé de l'équipe. Laquelle intervient depuis le début du mois de novembre dans le cadre d'un programme de réussite éducative, instauré par la caisse des écoles et financé par le ministère de la Cohésion sociale. Sept enfants sont d'ores et déjà pris en charge.
Alors que l'on parle beaucoup des difficultés des banlieues et que peu de choses en réalité sont faites pour y remédier, cette action de prévention, avec son double aspect de prévention de la délinquance et de prévention sociale, est une manière d'aborder le problème, même si elle ne doit pas constituer l'unique réponse. L'idée est donc intéressante, mais il faudra maintenant attendre jusqu'à deux ans de suivi pour pouvoir vraiment évaluer l'évolution des enfants. »
(1) Mission possible : 6/10, rue Labois-Rouillon - 75019 Paris - Tél. 08 70 70 70 60 -
(2) Depuis le 27 juillet 2004, Institut national des hautes études de sécurité.