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L'évaluation au crible de la démocratie

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L'introduction de normes libérales dans le secteur médico-social - notamment par l'impulsion donnée aux procédures d'évaluation par la loi 2002-2 - est-elle réellement compatible avec l'objectif de placer l'usager « au centre du dispositif » ? C'est en substance la question que pose Michel Perrier, directeur de l'institut médico-éducatif de Morsang-sur-Orge (Essonne) et sociologue.

« Que l'exigence démocratique soit le principe de base de toute pratique en travail social semble quelque chose d'évident, que personne ne songerait à remettre sérieusement en question. Pourtant, la mise en place et le maintien d'un véritable fonctionnement démocratique, dans les associations ou dans les établissements, ne va pas de soi, et notamment au moment où se pose pour notre secteur la question de l'évaluation des pratiques. Nous ne pouvons faire l'économie d'une interrogation sur ce que suppose cette exigence. Qu'est-ce qu'un fonctionnement démocratique ? A quelles conditions est-il réalisable, et quels en sont les critères d'évaluation ? Les lois-cadres de l'action sociale le favorisent-elles ?

Les principes, les règles et les pratiques caractérisant un fonctionnement démocratique sont censés exister dans le dispositif de prise en charge du handicap (associations, établissements ou services). De même, les nouvelles lois concernant les personnes en situation de handicap semblent aller dans le sens de la reconnaissance de la place centrale des sujets dans les processus de soin et d'éducation et nous imposent un ensemble de documents et d'instances propres à faire de chaque usager un acteur à part entière : projet d'établissement, livret d'accueil, contrat de séjour, conseil de la vie sociale, etc. Les procédures d'évaluation doivent mesurer le bon fonctionnement du système, dans le respect des dispositions légales. On pourra objecter que l'absence des moyens nécessaires à la transformation radicale du secteur du handicap permet difficilement de dépasser les intentions généreuses. Mais on peut considérer que la loi ouvre des espaces de négociation propres à faire valoir nos exigences.

Ce cadre légal nous permet-il d'accroître le potentiel démocratique de nos institutions ? Situant l'usager au «centre du dispositif», le législateur témoigne de sa volonté d'égaliser les rapports entre les «acteurs» des soins et ceux qui en sont l'«objet» : l'usager «partenaire» ne serait plus cet objet de l'attention, ce «patient», celui sur qui s'exerce l'action, mais deviendrait acteur à part entière. Christian Laval et Emmanuel Renault, dans un ouvrage collectif, résument cette approche en écrivant que «l'usager ne met plus sa pathologie à disposition du soignant» (1) ; ils distinguent ainsi une première lutte pour le droit au respect et à la déstigmatisation, et une seconde pour une coresponsabilité des soins : porteur de savoirs profanes, tels que l'expérience de la maladie ou l'évaluation du mieux-être, l'usager est «invité à évaluer des compé-tences professionnelles ou institutionnelles». Le passage de la problématique de la maladie mentale à celle de la santé mentale marque cette reconnaissance d'une autre place de l'usager, à partir de laquelle lui sont attribuées des compétences particulières et un statut d'égalité formelle, deux conditions de l'existence de la démocratie. En son temps, Tony Lainé ne disait-il pas que le «fou» était le seul vrai dépositaire du savoir sur sa maladie ?

Le frein des cultures professionnelles

Il est cependant difficile pour les professionnels du soin ou du médico-social d'adopter une telle posture. D'abord, parce que cela va à l'encontre de leurs cultures professionnelles, dans lesquelles ils sont depuis toujours ceux qui possèdent les compétences pour comprendre et pour agir ; ensuite, parce que le «partage» d'une compétence signifie quelque part un risque de dépossession pour celui dont elle légitime l'action ; enfin, parce qu'une des dimensions propres à toute démarche thérapeutique, le contre-transfert, ne se partage pas avec l'usager. C'est pourtant dans cette direction que les nouvelles dispositions légales nous invitent à travailler. Revendiquer une pratique démocratique revient alors à repenser nos rapports aux usagers, à la maladie, aux savoirs, et à l'imaginaire de notre propre pouvoir.

Mais ces dispositions interviennent dans le même mouvement que l'impulsion donnée aux procédures d'évaluation dans le secteur médico-social. Liées à la définition et à la mesure des «bonnes pratiques professionnelles», ces procédures nous introduisent dans un champ sémantique particulier, où les usagers deviennent des «clients» recevant des «prestations de service», qui s'inscrivent elles-mêmes dans une recherche d'amélioration constante de la qualité du service rendu.

Il existe déjà une littérature abondante sur cette question, et il ne s'agit pas ici d'en rajouter. La critique n'est d'ailleurs pas si aisée, et je partage l'idée, défendue par le philosophe Saül Karsz, que les résistances principales à l'évaluation proviennent de la persistance des tendances religieuses dans le travail social, qui fait s'indigner nombre de ses professionnels de la prétention supposée des pouvoirs publics à vouloir évaluer «l'humain». L'objectif de ces procédures est pourtant beaucoup plus simple. L'évaluation ne tombe pas du ciel (justement !), mais s'inscrit dans une dimension politique, celle du réaménagement néolibéral des politiques sociales ; il s'agit de dégager des ratios de fonctionnement destinés à accroître les gains de productivité dont le système est capable, selon les standards industriels de l'économie.

L'introduction des normes libérales dans le médico-social vient rappeler que nos pratiques ne sont pas idéologiquement neutres ni politiquement impartiales, mais qu'il y est aussi question de conditions de travail, de conventions collectives, de budgets, que des intérêts symboliques et financiers y sont en jeu, et que le secteur n'a pas le monopole de «l'humain». C'est cette tendance qui vient heurter de front la sensibilité des travailleurs sociaux, et c'est là l'intérêt majeur de ces normes : nous forcer à redéfinir le sens de nos actions à partir de leurs conditions réelles de production.

Présupposé marchand

Les notions de qualité et d'évaluation relèvent d'un présupposé marchand ; nous souhaitons toujours que la qualité des prestations - ou des biens - que l'on acquiert, ou dont on profite, s'améliore, pour un coût équivalent si possible. Une relation de cette sorte peut se justifier pour un certain type d'éléments de nos prises en charge, tels que les locaux, l'hôtellerie, les repas ou l'accueil ; mais elle ne joue pas sur le contenu même du travail, sur les raisons pour lesquelles ces usagers se trouvent dans un service ou un établissement. Comment produire autant avec moins de travail dans le cadre d'une démarche thérapeutique ? «Des gains de qualité et d'efficacité sont possibles dans ces activités relationnelles, mais ils échappent aux mesures de productivité et de croissance parce que ces concepts 'fordistes' n'ont pas été pensés pour cela», comme l'écrit l'économiste Jean Gadrey (2).

On peut se demander si cette approche de l'usager est réellement compatible avec une démarche s'appuyant sur le désir et la parole de l'autre considéré comme un sujet chaque fois singulier et non réductible à sa maladie ou à ses symptômes. La prise en charge médico-sociale consiste à organiser un dispositif de soins apte à répondre le mieux possible, et dans les meilleures conditions, aux besoins spécifiques de la population à qui l'on s'adresse. La place y est faite pour accueillir, accompagner, soigner la personne : on reçoit ce qu'elle nous dit, nous donne à voir, nous propose. La notion d'usager «au centre du dispositif» suppose un montage institutionnel organisé autour des besoins supposés de chacun, dans une démarche où la personne est définie comme objet d'un acte technique, s'inspirant en cela du protocole médical. Or, dans le nouveau dispositif, apparemment rationnel, ce qui prévaut n'est pas tant la personne elle-même que l'acte technique dont elle doit faire l'objet, quel que soit celui-ci : dans cette logique, les prestations sont interchangeables, de même que les prestataires - et les usagers. Il y a ainsi, me semble-t-il, un parallèle à faire entre la place de la personne dans le travail clinique et sa place dans un processus démocratique : il s'agit, dans les deux cas, de mettre en relation des sujets. Cela suppose la reconnaissance des mêmes qualités : ce qui fait que chaque personne est ce qu'elle est, sujet de désir et dépositaire d'une histoire singulière.

Le système de références en question

Nous pouvons en outre percevoir une limite possible des démarches d'évaluation, qui est celle de leur rapport à l'innovation. Chercher l'amélioration constante de la qualité d'une prise en charge implique de rester dans le même système de références pensé en fonction d'une classification donnée des déficiences et des handicaps (c'est notamment en cela que l'évaluation est aussi, nécessairement, une normalisation). Or, à condition qu'on ne reste pas dans le pur champ instrumental, l'innovation suppose que l'on remette en question le système de références lui-même pour lui en substituer un autre.

Le nouveau cadre marque toutefois la volonté des politiques de franchir une étape dans la reconnaissance des droits et de l'égalité formelle des personnes porteuses de handicap. Les procédures d'évaluation doivent nous permettre de comprendre en quoi nos pratiques contribuent à ce que chaque usager progresse dans sa propre vie. C'est cette exigence qui semble se dégager des derniers travaux du Conseil national de l'évaluation sociale et médico-sociale (3), qui propose quelques principes dynamiques préalables à une interrogation des pratiques et des effets des projets d'établissements. Nous avons donc un instrument nous permettant de ne pas rester dans une logique de consommation, mais au contraire de revendiquer nos spécificités et l'engagement de valeurs démocratiques et citoyennes. Notre marge de manoeuvre se situe dans cette contradiction, entre l'humanisme des dispositions légales et la logique économique qu'une politique libérale cherche à imposer au médico-social. La possibilité nous est ainsi offerte de nous appuyer sur la loi pour affirmer des positions qui aillent à l'encontre de la marchandisation du secteur. Nous disposons de moyens de lutte, c'est à nous de savoir les utiliser. »

Notes

(1) La santé mentale en actes - Sous la direction de J. Furtos et C. Laval - Ed. érès, 2005.

(2) « Des concepts dépassés », in Politis n° 917 du 7-09-06.

(3) Notamment son Guide de l'évaluation interne à destination des établissements et services sociaux et médico-sociaux - Voir ASH n° 2472 du 5-10-06, p. 11.

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