En matière d'accompagnement, qu'est-ce qu'une « bonne pratique » ? La question pourrait paraître spécieuse tant les références abondent, à commencer par la loi du 2 janvier 2002 sur l'action sociale et médico-sociale ou par les recommandations du Conseil national de l'évaluation sociale et médico-sociale. Sauf que la poser revient aussi à ouvrir une boîte de Pandore. « Plus personne ne s'étonne du succès de l'épithète «bonne», explique Vincent Meyer, sociologue et membre du Comité scientifique de l'éthique, des pratiques professionnelles et de l'évaluation (CSEPPE) du Groupe national des établissements et services pu-blics sociaux et médico-sociaux (GEPSo). Tout se passe comme si ces pratiques étaient devenues une évidence partagée, si ce n'est une généralité bien pensante des prises en charge dans les établissements sociaux et médico-sociaux. » Or qui va déterminer qu'une pratique est « bonne » ? Pour qui et en fonction de quels critères ? Et à quoi va conclure l'évaluation des pratiques ? « A l'heure où les machines fournissent une économie d'interprétation, n'y a-t-il pas le risque de perdre une réelle analyse et de sombrer dans l'instrumentalisation des actes professionnels ? », se demande encore le sociologue.
Réuni lors d'un séminaire professionnel (1), le CSEPPE a tenu à délimiter le cadre d'une réponse en la replaçant au niveau de l'engagement d'un profession-nel vis-à-vis d'un usager, « c'est-à-dire une relation qui s'inscrit tout autant dans une communication interpersonnelle que dans une dimension éthique et symbolique qui ne peut se réduire à de simples données conjoncturelles injectées et reformatées dans des référentiels ou des logiciels ».
Selon le CSEPPE, « pour recouvrer un sens », toute référence à l'évaluation et à la qualité suppose que les institutions se réapproprient leur histoire et acceptent d'y repérer les pratiques « bonnes » ou « mauvaises » dans lesquelles une lecture de l'éthique professionnelle devient possible. « Ainsi, au moment où l'on exigerait du travail social qu'il confie son efficacité à l'évaluation et à la démarche qualité, relier éthique et mémoire permet de spécifier différemment ce qu'est «transmettre» un acte professionnel en le resituant dans un contexte socio-historique, dans des courants théoriques et idéologiques, dans des cadres institutionnels protéiformes », ajoute Vincent Meyer.
L'enjeu de cet appel à un retour à l'histoire se situe à plusieurs niveaux. D'une part, il se veut une réponse aux glissements incessants de définition de la qualité. « Autrefois liée à la qualité du service offert et à celle de la relation entre un professionnel et un usager, celle-ci est désormais incorporée au service rendu, à ce qui peut se vendre de l'un à l'autre. Ses propres actes échappent au professionnel, qui devient une simple ressource humaine », repère Michel Chauvière, chercheur au CNRS. Dans un tel contexte, la référence aux bonnes pratiques porte en elle le risque de faire table rase du passé et de jeter la suspicion sur des « micro-cultures institutionnelles » qui ont pu se développer à l'occasion de démarches qualité engagées avant la loi du 2 janvier 2002. A tel point que le Conseil supérieur du travail social, dans son avis émis le 10 février sur la réforme de la protection de l'enfance (2), est venu tirer la sonnette d'alarme. Il appelle à la vigilance pour éviter que les référentiels deviennent du « prêt-à-penser », entraînent un formatage, « enferment les acteurs dans leurs compétences individuelles ou donnent un sentiment de précaution poussé au maximum et qui interdit l'action ».
D'autre part, mal préparés au déploiement de processus d'analyse continue des actions ou des erreurs, comme cela existe dans l'industrie, les établissements et services sociaux et médico-sociaux doivent faire face à une sous-utilisation des outils par lesquels une mémoire des pratiques pourrait se forger. C'est le constat que dresse Anne Carbonnel, enseignante-chercheuse en sciences de gestion, après avoir conduit une enquête auprès de plusieurs institutions. En analysant par exemple les cahiers de liaison, qui servent aux équipes d'un même service à consigner au jour le jour les décisions prises à l'égard des personnes, la chercheuse observe que très peu des décisions notifiées s'accompagnent du cheminement qui les a préparées, « ce qui illustre le rapport difficile des professionnels à l'histoire de leur institution et à la compréhension de ses processus internes », commente-t-elle. Quant aux archives, elles ne font l'objet d'aucune utilisation spécifique par les équipes éducatives. « On oublie ainsi, au fur et à mesure, ce pourquoi on s'est orienté vers telle ou telle voie et qui a pris telle décision », s'étonne Anne Carbonnel, qui appelle à la « vigilance ».
Enfin, c'est à une relecture de leurs actes que sont conviées les institutions. « La vraie question n'est pas d'inventer de nouveaux concepts, c'est de se demander pourquoi, ici ou là, une institution ou un professionnel peuvent avoir des défaillances. Précisément, les bonnes pratiques doivent servir en permanence à réinterroger notre mémoire et retrouver ces valeurs qui font que nous travaillons dans l'action sanitaire et sociale », affirme Michel Laforcade, directeur des affaires sanitaires et sociales de Dordogne. Loin par conséquent de rechercher d'illusoires correspondances avec le passé, ce retour aux fondamentaux implique davantage une réflexion pluridisciplinaire intégrant à la fois la recherche et la valorisation de la parole et des écrits des acteurs, l'échange autour des représentations qu'ils se font de l'utilité d'une pratique, le poids du fonctionnement de l'organisation, la réflexion déontologique, l'accès aux informations, la constitution de bases de données d'expériences, voire la remise à plat de la position de l'expert et de l'évaluateur.
Pour l'heure, force est de constater que les pratiques institutionnelles ont encore peu intégré, dans les méthodes de renseignement de l'évaluation, la saisie de l'information à partir d'une réalité englobant toutes les facettes de la vie de l'établissement. Les porteurs de projet actuellement engagés dans une « démarche éthique » composent à des degrés divers entre la mise au jour d'un passé de l'établissement parfois délicat, les difficultés d'interpeller le fondement philosophique de leurs pratiques et la recherche d'une cohésion avec les outils de la loi du 2 janvier 2002. Un mouvement dont la démarche menée par le centre pour polyhandicapés Arthur-Lavy est emblématique (voir encadré ci-dessous).
Il reste que mettre fin au flou persistant qui entoure les bonnes pratiques et l'évaluation suppose qu'une transcription des grands principes universels de l'éthique soit enfin portée dans le travail social, à l'instar des domaines des sciences ou de la recherche, remarque Michel Manciaux, professeur émérite de pédiatrie sociale et de santé publique. « On ne peut qu'être frappé par le décalage existant entre une éthique médicale parfaitement encadrée par des codes et des lois, et cette éthique sociale du quotidien qui s'édifie peu à peu. Or ce sont les mêmes valeurs qui les fondent : respect de la personne et de sa dignité inaliénable, réalisme, prudence, responsabilité, interdépendance, solidarité. » Selon Michel Manciaux, les référentiels collectifs dont se sont dotées certaines professions du social ne sont qu'une demi-réponse. C'est, pour lui, « une éthique qui va plus loin » que doivent viser les professionnels en acceptant de se retourner sur eux-mêmes. « Une éthique qui oblige chacun à des choix personnels entre diverses modalités d'intervention, entre plusieurs façons de traiter le même problème, entre plusieurs manières de considérer cet autrui dont nous avons à prendre soin. Client ? Usager ? Ayant droit ? Partenaire ? Ou, tout simplement, personne humaine ? »
Signe manifeste d'une évolution rapide du débat, Le guide de l'évaluation interne, du Conseil national de l'évaluation sociale et médico-sociale, est venu lui aussi questionner l'uniformisation des pratiques en revenant sur les repères méthodologiques de l'évaluation, et surtout en précisant ce qu'elle n'est pas (3). Gérard Michelitz, membre de cette instance, souhaite à ce titre que l'appel du GEPSo au travail de mémoire soit « entendu et largement relayé ». Pour ce directeur d'établissement public départemental, le travail social est désormais au pied du mur (4). Même si la date butoir de l'évaluation interne dans les institutions sociales et médico-sociales - fixée au 3 janvier 2007 par la loi du 2 janvier 2002 - devrait être repoussée de deux ans (5). D'ici là, « les praticiens de terrain sont appelés à prendre leur place et à adopter une posture d'expertise, voire de contre-expertise. Les évolutions attendues ne pourront se faire sans leur participation et garantir, par là même, celle des usagers. »
Joignant le geste à la parole, le GEPSo entend prendre sa part dans la construction d'une mémoire des pratiques professionnelles. En sa qualité d'instance d'expression du secteur social et médico-social public, le groupement se dit prêt à rassembler ses archives et à recueillir des récits de vie, des sources sonores et audiovisuelles. La démarche se veut volontariste et supposera « d'aller vers les adhérents pour collecter les histoires des expériences éducatives encore souvent confondues avec le redéploiement ou la restructuration des établissements et services ». En lien avec d'autres associations professionnelles, le GEPSo pourrait également promouvoir des initiatives nationales de recueil, de conservation et de mise à disposition d'archives pour les établissements publics afin de faciliter l'activité des chercheurs. L'ensemble de cette collecte pourrait venir alimenter le fonds du Centre d'études, de documentation, d'information et d'action sociale (Cedias)-Musée social (6).
En Haute-Savoie, le Centre pour polyhandicapés Arthur-Lavy, à Thorens-Glières (7), s'est lancé dans une démarche d'amélioration de la qualité articulée sur les « vertus » à déployer dans des situations sensibles au plan de l'éthique. Initiée fin 2005, et conduite en liaison avec un cabinet d'ingénierie sociale, la méthode a alterné des phases de décryptage des pratiques soumises à tension et de sensibilisation des personnels à la relation de soin.
Cinq vertus cardinales, plaçant toutes le résident en position centrale, ont été identifiées collégialement (altruisme, justice, équité, collégialité, responsabilité), puis mises en perspective dans une trentaine de situations difficiles proposées sous forme de scénarios aux professionnels. « Les données recueillies constituent en quelque sorte un état des lieux des attitudes collectives et de leur cohérence », explique Richard Sainson, directeur du centre.
Sur cette base nouvelle, une réflexion plus approfondie va désormais pouvoir s'engager sur l'éthique dans la relation avec les résidents et sur les repères dont le centre souhaite se doter. Ses résultats serviront de support à des formations concrètes, fondées sur l'étude des cas co-construits avec le personnel. « Certes, reconnaît le directeur, cela demande du temps et oblige également à de longues conversations sur des points qui peuvent apparaître évidents, mais c'est un gage d'ancrage dans la mémoire professionnelle. »
(1) « Ethique et mémoire », séminaire professionnel organisé les 21 et 22 septembre 2006 à Annecy-le-Vieux - GEPSo : 7, rue Mongenot - BP 21 - 94161 Saint-Mandé cedex - Tél. 01 53 66 16 50 - Les actes ont fait l'objet d'un ouvrage : Ethique et mémoire - Des préalables à l'évaluation et à la démarche qualité en travail social - Ed. Les études hospitalières - Septembre 2006 - 42 € .
(2) « Réflexions et propositions du CSTS pour une réforme de la protection de l'enfance ».
(4) Bon nombre de directeurs généraux d'associations sont d'ailleurs déjà engagés dans l'évaluation interne - Voir ce numéro, p. 34.
(5) Ce report est actuellement envisagé par le projet de loi de ratification de l'ordonnance de simplification du droit en matière d'action sociale. Mais l'Uniopss et le GNDA, jugeant peu probable l'adoption rapide de ce texte, ont fait une proposition d'amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2007 pour que ce report soit inscrit dans ce texte et puisse intervenir à temps.
(6)
(7) Centre Arthur-Lavy : 14, place du 11-juillet - 74750 Thorens-Glières - Tél. 04 50 65 54 00.