« Je souhaite que la question de la condi tion pénitentiaire soit posée aussi clairement que celle de la peine de mort en 1981. » Le sénateur, et ancien garde des Sceaux, Robert Badinter voit les états généraux de la condition pénitentiaire - lancés avec son soutien et celui du médiateur de la République en mars dernier (1)par la section française de l'Observatoire international des prisons (OIP) et une dizaine d'organisations des secteurs judiciaire et social (2) - comme une « chance réelle de faire bouger les choses ».
Que pouvait donc bien ajouter cette initiative aux rapports parlementaires et européens, qui ont maintes fois décrypté les atteintes aux droits humains, sociaux et sanitaires dans les prisons françaises ? En lançant une vaste consultation nationale auprès de toutes les personnes concernées personnellement ou professionnellement par la vie carcérale, l'OIP a réussi une opération inédite : recueillir la parole des « sans voix », ceux qui vivent derrière les murs. L'institut BVA, prestataire de l'opération, a adressé début juin 61 725 questionnaires à l'ensemble des établissements pénitentiaires de la métropole et des départements d'outre-mer. Sur les quelque 56 000 détenus que compte le territoire, 45 300 ont reçu ce document en mains propres, grâce à l'intervention des délégués du médiateur de la Répu-blique. A la fin du mois de septembre, 15 530 questionnaires avaient été reçus en retour par le médiateur, dont 5 000 ont été exploités. Soit un taux « exceptionnel » de participation d'un détenu sur quatre, souligne Jérôme Sainte-Marie, directeur des études politiques à l'institut BVA, se félicitant de ce « matériau unique et durable ». Démontrer que les personnes incarcérées ont des choses à dire sur leur condition, là est sans doute l'une des premières victoires des états généraux, qui n'ont « ni nié la parole des détenus, ni préjugé de leurs réponses », commente Martin Hirsch, président d'Emmaüs France. La participation des magistrats, des avocats, des personnels pénitentiaires et des intervenants extérieurs, qui avaient accès au questionnaire sur Internet, a en revanche été décevante : très faible (1 %) parmi les surveillants de prison, dont certains syndicats se sont montrés hostiles à cette opération pilotée par l'OIP, elle a atteint 5 à 10 % parmi les autres professions. Au total, 5 397 personnes ont participé. « Les travailleurs sociaux semblent avoir considéré comme une redite les demandes exprimées de longue date par leurs syndicats, explique Michel Flauder, secrétaire général du Snepap (Syndicat national de l'ensemble des personnels de l'administration pénitentiaire)-FSU. La nouveauté, en tous cas, est de voir que la parole des détenus conforte celle des organisations syndicales. »
Ces points de convergence constituent en effet un deuxième enseignement. 78 % des détenus et 75 % des autres acteurs du monde pénitentiaire se disent insatisfaits de la protection des droits fondamentaux en prison. Ils demandent la mise en place d'un système d'information permettant aux détenus de connaître leurs droits et, prioritairement, la mise en place d'un organe de contrôle extérieur et indépendant pour « limiter l'arbitraire ». L'annonce par le garde des Sceaux, peu avant la publication de ces résultats, de la mise en place d'un contrôle extérieur qui devrait être assuré par le médiateur de la République (voir ce numéro, page 5), suscite la réserve de l'OIP : « Le ministère est obligé de se plier à la demande d'un contrôle extérieur, mais il ne faudrait pas le dénaturer », avertit Patrick Marest, délégué national de l'OIP-France, tandis que Robert Badinter réitère sa demande d'une « vaste réforme, pas d'un bricolage cinq mois avant la fin de la législature ».
Les conditions générales de détention sont considérées comme insatisfaisantes par 85 % des acteurs du monde pénitentiaire et 82 % des détenus, qui jugent prioritaire de mette en place des installations sanitaires préservant l'intimité des personnes. Le travail, l'emploi et la formation professionnelle sont un autre volet de revendications pour 86 % des professionnels et 77 % des détenus, qui réclament majoritairement « une rémunération du travail en prison » dans les mêmes conditions qu'à l'extérieur, l'application derrière les murs du code du travail et la possibilité pour toute personne qui en fait la demande de pouvoir suivre un parcours de qualification professionnelle (3). Sur la situation financière des prisonniers, Pascal Clément a également voulu désamorcer la critique : le surcoût de 5 à 10 % des produits vendus aux détenus, autorisé par le code de procédure pénale et exercé dans le cadre du « cantinage », devrait être supprimé en 2008, a-t-il annoncé le 20 octobre.
La majorité des détenus (trois sur quatre) dénoncent en outre un maintien insuffisant de leurs liens familiaux et proposent, pour y remédier, que les affectations soient faites dans des lieux proches du domicile des familles, une augmentation de la durée et de la fréquence des parloirs, ainsi que des solutions pour rencontrer leurs proches « dans des conditions qui respectent le droit à l'intimité ». Autre point de consensus : le défaut du suivi sanitaire. Ainsi, 60 % des personnes incarcérées jugent nécessaire de « transférer systématiquement en milieu hospitalier les détenus souffrant de graves troubles psychiatriques ». 59 % trouvent la prise en charge de la toxicomanie, de l'alcoolisme et des autres dépendances insuffisante. La prévention des suicides est défaillante, selon 79 % d'entre eux.
Les personnes incarcérées, qui sont 46 % à souhaiter l'augmentation du nombre de travailleurs sociaux en prison, s'accordent à dire que la préparation à la sortie est insuffisante (73 %). Une préoccupation directement liée chez elles à la crainte de la pauvreté. Une fois libérées, elles s'imaginent surtout avoir recours aux dispositifs d'urgence auxquels elles demandent un accès élargi (attente prioritaire pour 45 % d'entre elles), plutôt que poursuivre une formation commencée en prison, comme le souhaiteraient leurs familles et leurs avocats.
Dans la consultation, deux questions enfin appelaient à un commentaire libre des détenus. Il en ressort, analyse l'institut BVA, d'une part la demande d'une réforme en profondeur, passant par la réforme du droit pénal (22 %) et l'augmentation des aménagements de peine (10 %), d'autre part l'attente d'un changement de regard de la société. Ils sont 16 % à espérer une évolution globale des mentalités « afin qu'on leur offre de réelles possibilités de réinsertion ».
Reste encore, pour les états généraux, à comparer toutes ces attentes avec les recommandations nationales et internationales déjà formulées, afin de dégager des « directions politiques » dans des cahiers de doléances. Ces derniers seront présentés le 14 novembre, lors d'une journée de débat, puis remis aux pouvoirs publics et aux candidats à l'élection présidentielle et les réponses rendues publiques.
(1) Voir ASH n° 2446 du 10-03-06, p. 35. Contact :
(2) Le Conseil national des barreaux, la CGT-Pénitentiaire, Emmaüs France, la FNARS, la Fédération nationale des unions de jeunes avocats, La Ligue des droits de l'Homme, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la magistrature, le Snepap-FSU, l'Union syndicale des magistrats, avec le soutien de la Croix-Rouge française.
(3) L'UGSP-CGT a, le 26 octobre, adressé un courrier au directeur de l'administration pénitentiaire pour lui demander de maintenir et de développer les effectifs d'agents recrutés sous contrat pour assurer les activités culturelles et formatives des détenus. Les services pénitentiaires d'insertion et de probation, qui manquent de personnels, n'ont plus les moyens d'assurer cette mission, estime le syndicat.