Actualités sociales hebdomadaires : En quoi la mobilité est-elle devenue une question sociale ?
Jean-Pierre Orfeuil : Elle est devenue une question sociale en raison des évolutions qui sont propres aux transports et au contexte historique. Une partie de mon travail de recherche a été de comprendre comment s'étaient produits ces changements. Ainsi entre 1960 et 2000, le nombre de kilomètres parcourus en moyenne quotidiennement par les personnes a été multiplié par sept, ce qui est allé de pair avec le phénomène massif de diffusion et d'utilisation de l'automobile. Alors qu'il y a 40 ans, voire 30, il était courant de n'avoir jamais quitté sa ville ou son village, dès la fin des années 90, la voiture se retrouve dans toutes les catégories statistiques de la population, qu'il s'agisse des jeunes, des plus vieux, des femmes, des cadres, des ouvriers, des agriculteurs... Aujourd'hui, la mobilité est devenue la norme, voire une injonction sociale. Cette évolution s'est opérée dans le cadre d'un changement radical du contexte économique et social : l'ensemble des acteurs - publics, économiques - ainsi que les ménages ont intégré les possibilités de mobilité offertes par la détention de l'automobile et les réseaux de transports.
Tandis qu'auparavant, le souci des employeurs était de fixer la main-d'oeuvre près du lieu de travail - la distance moyenne du travail n'excède pas trois kilomètres au début des années 60 -, à présent, en matière d'emploi, le maître mot est « flexibilité », ce qui se traduit aussi bien dans le rapport direct au salarié (flexibilité demandée du point de vue de l'emploi du temps) que dans la localisation géographique de l'emploi lui-même. Etre mobile est devenu un impératif, ce qui s'exprime aussi, par exemple, dans les plans sociaux où, lorsqu'il y a une proposition de reclassement à moins de 50 km, on estime que c'est acceptable. Et pourtant c'est une distance supérieure à la capacité de déplacement de beaucoup de gens.
On a pourtant développé les transports en commun...
- En effet, mais de façon inégale : on a assisté depuis 40 ans à une migration des activités des grands acteurs de l'urbain (grands commerces, centres hospitaliers...) et de l'industrie du centre vers la périphérie, ainsi qu'à l'apparition de nouvelles zones d'entrepôts situées dans des lieux bénéficiant d'une bonne accessibilité routière et qui sont pourvoyeuses de main-d'oeuvre peu qualifiée. Or ces zones ne sont pas desservies par les transports publics et quand bien même elles le sont, c'est d'une manière inappropriée aux réalités que vivent ces employés souvent peu qualifiés, dont les horaires fréquemment décalés ne correspondent pas à ceux des dessertes.
Quels sont les publics touchés par le manque de mobilité ?
- Différentes catégories de publics connaissent des difficultés d'accès à la mobilité. Il y a une partie de la population qui est intégrée, vit en pavillon, mais utilise son véhicule en « tirant la langue », cette dépense étant excessivement coûteuse au regard de son budget. Pour certains, qui connaissent des difficultés financières plus grandes, cela peut entraîner des conséquences sur l'accès à la mobilité : ne pas pouvoir passer le permis, ne pas avoir de voiture ou encore qu'elle soit inutilisable (pour des questions d'assurance, de mauvais état). Un autre obstacle à l'utilisation de l'automobile pour ces personnes est lié au prix de l'essence : faire cent kilomètres par jour équivaut à la différence entre un SMIC et le chômage. Si l'on y ajoute éventuellement les frais de garde d'enfant, le calcul peut vite s'avérer, pour ces publics, défavorable à la reprise de l'emploi. Enfin, il y a une frange de la population, soit 20 % de ménages, qui n'a pas d'automobile (incluant les 6 à 7 % qui ne la déclarent pas, pour des raisons financières). Pour cette population, être non motorisée ne revêt pas du tout le même sens aujourd'hui qu'il y a 30 ans. C'est un réel facteur d'exclusion, puisque la capacité de mobilité, et le plus souvent de mobilité autonome, est devenue un pré-requis au même titre que lire, écrire et compter, marginalisant d'autant ceux qui n'en sont pas dotés.
La mobilité est-elle uniquement une question de déplacement spatial ?
- Il existe en effet des publics « non mobiles dans leur tête ». Cela concerne en particulier les habitants des banlieues et surtout les jeunes qui n'ont ni appétence, ni compétence pour « s'aventurer hors du quartier ». Cela signifie aussi que face à une annonce d'emploi qui exige des déplacements, ils penseront immédiatement qu'ils n'en sont pas capables. Je prends souvent cet exemple qui m'a marqué : une journée gratuite à Lille avait été offerte aux jeunes du bassin minier de Lens. En définitive, ils ne sont pas sortis de la gare de Lille. Les jeunes des quartiers de la banlieue parisienne ne connaissent souvent de Paris que les alentours du forum des Halles et n'ont pas de représentation spatiale de la ville.
Il ne m'appartient pas de chercher les raisons sociologiques ou psychologiques de ce type de comportement, je ne peux que constater ces inaptitudes à la mobilité. Mais il existe tout de même une ambiguïté de la politique de la ville qui a cherché à mettre en place des équipements pour les quartiers - ce qui est louable - mais dans le même temps, contribue aussi à les couper du reste du monde.
N'est-ce pas aussi en raison d'une offre insuffisante en transports en commun dans ces quartiers ?
- Les pouvoirs publics ont eu une action très forte en matière de transports publics sur les quartiers de la politique de la ville. Dans ce domaine, des études montrent qu'ils sont la plupart du temps bien desservis. Mais si les liaisons sont assurées des quartiers d'habitat social vers les centres, depuis que l'industrie a périclité et que l'activité s'est déplacée, on n'a, en revanche, pas pensé à relier les quartiers aux périphéries vers lesquelles se sont déplacées de nombreuses activités. Ce qui contribue encore davantage à les isoler des lieux d'emploi.
Par ailleurs, les pouvoirs publics et plus globalement l'opinion publique n'ont pas suffisamment pris conscience du manque de transports en commun dans les petites villes et les milieux ruraux, où, il ne faut pas l'oublier, vivent 50 % des Français. Et ces populations connaissent, lorsqu'elles ne sont pas motorisées, de réelles difficultés. Par exemple à Saint-Nazaire, les emplois se créent le long du littoral tandis que les gens vivent en ville. Or tous les emplois du tourisme et de l'hôtellerie se trouvent à plus de dix kilomètres sur la côte qui n'est pas, et ne sera jamais, desservie par des transports en commun, tout comme les zones de dispersion périphérique ou encore les zones rurales, car des publics trop peu nombreux sont concernés.
La mobilité est donc devenue une condition de l'insertion sociale ?
- L'aptitude à la mobilité est devenue une condition indispensable à l'insertion, à la construction de trajectoires de vie satisfaisantes et de liens sociaux diversifiés. La mobilité n'est plus seulement un choix mais une impérieuse nécessité. Mais on ne se déplace qu'à la condition d'avoir un projet. Toute mobilité est d'abord conditionnée par la possibilité de se projeter, de se représenter aussi mentalement le lieu vers lequel aller. Cela suppose d'avoir acquis des connaissances de façon générale mais aussi, plus concrètement, de savoir lire un plan, par exemple de pouvoir se situer. L'inaptitude à la mobilité est toujours vécue comme une défaillance. Tout le monde se retrouve un jour dans cette situation où il est un peu perdu. Si vous vous baladez à Tokyo par exemple et que vous ne lisez pas le japonais, vous aurez aussi cette impression. Et en France, il y a plus de deux millions d'analphabètes.
Est-ce à dire que l'aptitude à la mobilité peut s'acquérir ?
- L'aptitude à la mobilité requiert des compétences et nécessite donc un apprentissage dans l'enfance et l'adolescence. Si les parents sont mobiles, les choses seront plus aisées. Cependant, dans les quartiers où cela se justifie, l'école devrait exercer une fonction de repérage à l'égard de certains enfants qui ne savent pas faire du vélo par exemple ou ont des difficultés à se repérer et à s'orienter. Certains enfants ne savent toujours pas où est la mer. L'école devrait inciter à découvrir d'autres lieux, mais l'Education nationale est un espace fermé. Les différences d'aptitude à la mobilité font partie des inégalités et participent à leur reproduction.
Quels types d'aides à la mobilité sont envisageables ?
- Selon moi, il y a un élément central : le cyclomoteur était jusque dans les années 60 le premier moyen de locomotion et il a complètement été abandonné. Or il pourrait résoudre 80 % des problèmes de mobilité proche. Mais il a mauvaise presse en termes de sécurité, de bruit, de pollution. Le deuxième élément clé serait bien sûr le passage du permis de conduire à la fois parce qu'il donne accès à cette mobilité mais aussi parce qu'il permet au public en difficulté de se dire « je peux le faire ». Et pour ces catégories de personnes, c'est aussi un moyen de prendre confiance. Dans ces cas, il ne s'agit pas de penser à l'achat d'une automobile, mais plutôt de savoir que l'on est capable de conduire. L'association Plate-forme mobilité pour l'insertion (1) a également testé l'accompagnement de ces personnes en difficulté pour le passage du code ainsi que la conduite accompagnée. Un autre type d'aide à la mobilité consiste à prêter aux personnes un véhicule pour une durée de trois mois. C'est par exemple le dispositif piloté par une association, Auto insertion lotoise ((2)), financé par les Assedic, pour aider les personnes à sortir de l'exclusion et retrouver un emploi. Aux Etats-Unis, plusieurs Etats ont mis en place une variété de systèmes analogues au prêt à taux zéro pour l'achat d'une voiture. L'Etat bonifie les prêts et accorde des garanties. Ces dispositifs prennent place dans les politiques de réinsertion vers l'emploi ou de lutte contre l'assistance.
Enfin, dans une société où beaucoup de gens rencontrent des difficultés, un des ciments demeure l'aide et le soutien des parents aux enfants. Or, dans les contextes de pauvreté, les parents ne sont pas en situation d'aide à l'égard de leurs enfants, pour la conduite accompagnée notamment.
La France est-elle en retard dans la mise en place d'un système d'aide à la mobilité ?
- Absolument, y compris en ce qui concerne les politiques des transports publics. La politique tarifaire, par exemple en Ile-de-France pour laquelle il a été décidé de ne pas augmenter le prix plus que l'inflation, se traduit par un manque d'investissement dans la mobilité sociale. A Paris, la population constituée de nombreux cadres dispose d'un excellent réseau de transports publics contrairement à ceux qui travaillent et vivent en périphérie. Ce n'est pas en modulant les tarifs que l'on répond aux attentes de ceux qui en ont le plus besoin.
N'y a-t-il pas un effet pervers à envisager toujours davantage de mobilité sans interroger l'urbanisme ?
- Certains programmes urbains ont déjà intégré cette question de l'habitat et de l'accessibilité des transports. Mais les seuls facteurs susceptibles d'influer sur la mobilité se situent à l'échelle globale. S'il est probable que l'on sera amené à diviser par deux notre consommation de carburant en raison des tensions sur l'effet de serre ou sur le prix du pétrole, je ne vois pas comment les processus qui permettent aux catégories supérieures de bénéficier des meilleures localisations et aux catégories les plus modestes d'être situées dans les espaces les plus éloignés pourraient s'inverser. Il faudra tout d'abord que la question de la mobilité trouve sa place dans les débats de société et surtout dans les orientations globales susceptibles d'améliorer la situation des personnes concernées.
(1) Plate-forme mobilité pour l'insertion : Institut pour la ville en mouvement - 10, rue des Halles - 75001 Paris - Voir également ASH n° 2434 du 16-12-05, p. 39.
(2) Auto-insertion lotoise : Avenue du Général-Leclerc-Hautecloque - 46000 Cahors - Tél. 05 65 35 29 30.