« Améliorer le fonctionnement de la justice, faciliter le travail difficile des magistrats, lutter contre les mauvais traitements commis sur les plus vulnérables d'entre nous, quel citoyen digne de ce nom ne se réjouirait pas de cet objectif et pourrait envisager - même en pensée - de ne pas y participer ? Pour un pays, il n'existe pas de pire situation sociale que celle où la justice est absente ou dysfonctionne. Violences extrêmes, corruptions diverses, atteintes aux libertés, injustices sociales sont le corollaire des dysfonctionnements judiciaires. Comme nous l'avons vu à propos d'une affaire célèbre, le mauvais fonctionnement d'un tribunal peut entraîner des catastrophes humaines irréparables. Le code pénal prévoit lui-même de graves sanctions concernant les atteintes à l'action de la justice, entraves à la saisine et à l'exercice de la justice. Tout citoyen, et a fortiori tout acteur du travail social, ne peut donc que se réjouir d'être «invité» à participer à l'amélioration du système judiciaire visant à une meilleure protection des personnes vulnérables.
Cependant il semble nécessaire de distinguer clairement la finalité et les moyens de parvenir à cet objectif. C'est sur ce point que des divergences de compréhension peuvent exister entre les responsables de l'action sociale et ceux de la justice. Pour les seconds, la meilleure façon d'arriver à cet objectif serait que tout acteur social devienne auxiliaire de justice, quant aux premiers, il semble nécessaire de respecter l'autonomie de chaque acteur qui, certes, souhaite parvenir à la même finalité, mais ne possède sans doute pas les mêmes moyens ni les mêmes stratégies pour y arriver. Actuellement le débat peut être illustré par deux exemples : la place du secret professionnel des acteurs sociaux et l'assermentation des inspecteurs de l'action sanitaire et sociale (IASS). Il va de soi que le rôle des maires dans la lutte contre la délinquance prônée par le projet de loi Sarkozy entre également dans ce débat.
Y a qu'à ! Telle pourrait être résumée brièvement la pensée de tout nouveau ministre de l'Intérieur ou même de la Justice quand il aborde le secret professionnel des acteurs du travail social. Y a qu'à tout d'abord simplifier les textes pour énoncer clairement dans le code pénal que, dès qu'un professionnel apprend une situation de mauvais traitements, il doit signaler directement l'auteur des faits et la personne qui l'a informé au procureur de la République. Deuxièmement y a qu'à prévoir des sanctions pénales en cas de non-exécution de cette obligation. Quand est évoquée «une invitation» à participer au bon fonctionnement de la justice, le terme n'est peut-être pas approprié car cette invitation peut laisser un goût amer quand elle se fait sous la contrainte de sanctions pénales. Mais tout le monde sait bien qu'une invitation n'a pas toujours le même sens dans le secteur social et le secteur judiciaire. Cependant à vouloir simplifier les textes, le risque existe de réduire la question, ou même de passer complètement à côté de celle-ci. Car il ne faut pas négliger le problème posé pour arriver à la connaissance des situations de maltraitance. Aurait-on la même connaissance des incestes s'il existait un lien direct entre l'assistante sociale et le procureur ? Pense-t-on qu'une mère révélera de telles difficultés si derrière l'assistante sociale apparaît immédiatement la casquette du policier ou la toge du procureur ? C'est pourquoi le droit positif actuel et la jurisprudence concernant les confidents nécessaires qui tentent de résoudre ces intérêts opposés ne doivent pas disparaître.
En lisant la jurisprudence, il n'est toutefois pas difficile de comprendre que nombre de magistrats ne partagent pas cet avis. Il n'est que de citer un court extrait d'un jugement correctionnel ayant abouti à la condamnation de deux professionnels du travail social où le magistrat montre sa vision du système de protection de l'enfance : «Attendu en effet qu'un suivi éducatif est constitué d'une chaîne dans laquelle chaque intervenant, éducateur, chef de service, juge des enfants et ministère public a un rôle à jouer et des responsabilités à prendre qui se complètent» (1). Il va de soi que cette notion d'enchaînement des acteurs ne correspond pas à notre vision des choses. Certes les responsabilités se complètent, mais sans doute est-il nécessaire de maintenir la spécificité et l'autonomie de chaque acteur. Pour s'unir encore est-il nécessaire d'être différent.
La loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale prévoit que les inspecteurs de l'action sanitaire et sociale sont assermentés. Les constats d'infraction qu'ils établiront feront foi jusqu'à preuve du contraire et ils pourront effectuer des saisies. Comme la loi le prévoyait, un décret en Conseil d'Etat est venu préciser ces nouveaux pouvoirs (2). Pour être assermentés, les inspecteurs de l'action sanitaire et sociale doivent tout d'abord prêter serment devant le tribunal de grande instance dans le ressort duquel se trouve leur résidence administrative. Le décret ne définit pas le champ des infractions recherchées. Cependant seul le champ du contrôle des établissements sociaux et médico-sociaux est concerné, notamment les infractions prévues par le code de l'action sociale et des familles et celles du code pénal visant le fonctionnement délictueux d'un établissement et la protection des personnes vulnérables et de leurs biens. Dans le cadre des contrôles, les inspecteurs de l'action sanitaire et sociale peuvent procéder, sur autorisation judiciaire préalable, à la saisine de tout document, objet ou produit. Ils doivent préalablement s'adresser au président du tribunal de grande instance qu'ils peuvent saisir directement sans le ministère d'un avocat. Le président prendra une ordonnance permettant aux inspecteurs assermentés de saisir les documents ou de procéder à tout acte conservatoire. L'ordonnance fixe une durée limitée à ces pouvoirs qui ne peuvent dépasser deux mois. Ce pouvoir de saisie est le seul réel nouveau pouvoir confié aux inspecteurs puisque ceux-ci avaient déjà au titre de la police administrative la possibilité d'effectuer des contrôles (3). En cas d'infraction à la loi pénale, les inspecteurs effectueront un signalement au procureur de la République, notamment sur la base de l'arti-cle 40 du code de procédure pénale qui fait obligation à tout fonctionnaire de signaler tous les crimes et les délits à sa connaissance. Pendant le temps de l'inspection, ils seront sous la dépendance directe du procureur et devront obéir à ses injonctions.
Ainsi l'assermentation des IASS a été conçue comme un outil supplémentaire en appui de leurs missions de contrôle dans la politique de lutte contre les mauvais traitements aux usagers accueillis dans les établissements sociaux. Ce dispositif devrait avoir pour conséquence un rapprochement des professionnels de l'action sociale avec l'autorité judiciaire. D'une certaine façon, là encore, les inspecteurs de l'action sanitaire et sociale deviennent des auxiliaires de la justice. Encore une fois l'objectif est légitime, mais les conséquences sont à notre avis plus critiquables.
On peut tout d'abord s'interroger sur le rôle qu'accordera la justice aux IASS concernant ces missions. Généralement la police et la justice sont très attachées à leurs prérogatives et à leurs méthodes de travail. En cas d'infraction, ces institutions souhaitent intervenir seules et rappellent souvent que ce n'est pas aux autorités administratives d'apporter la preuve ou de rechercher l'auteur des faits signalés. Ce dispositif nécessitera également une approche nouvelle de la part de la justice qui devra préciser clairement le rôle qu'elle entend donner à chacun des acteurs.
Deuxièmement, ce nouveau rôle obligera à un positionnement clair vis-à-vis des directeurs d'établissements sociaux et des gestionnaires des structures sociales et médico-sociales. Les inspecteurs devront préciser quand ils interviennent en tant que financeurs, en tant que conseillers ou en tant qu'inspecteurs assermentés. Quand on constate que, au bout du compte, seul un pouvoir de saisie a été donné aux inspecteurs, on peut légitimement se demander si le jeu en valait la chandelle au regard des autres missions des inspecteurs de l'action sanitaire et sociale. L'image de l'inspecteur auxiliaire de la justice ne va pas renforcer le rôle de conseil qu'attendent de lui les responsables des structures sociales.
L'objectif de lutte contre les mauvais traitements n'est certes pas en cause et ne peut être mis en discussion. En revanche, la manière d'y parvenir doit, elle, susciter le débat. A notre avis ce n'est pas en assujettissant les professionnels du travail social (et tous les acteurs sociaux) à la justice que seront améliorés les dispositifs de protection des usagers, mais en respectant leurs spécificités et leur autonomie. A cette seule condition la complémentarité des actions pourra se faire. »
(1) TGI Dijon, 13 novembre 1997.
(2) Décret n° 2006-169 du 10 février 2006 relatif à l'assermentation et aux saisies prévues aux troisième et quatrième alinéas de l'article L. 313-13 du code de l'action sociale et des familles (J.O. du 17-02-06) -Voir ASH n° 2444 du 24-02-06, p. 16.
(3) CASF, art. L.3316-3.