« Vieillesse et immigration semblent contradictoires : travail, logement, retour au pays ont soutenu des flux pensés la plupart du temps comme provisoires. La perspective du maintien en France des travailleurs immigrés, et par conséquent de leur vieillissement, n'a soit pas été envisagée, soit a été largement négligée », observe Rémi Gallou, socio-démographe (1), en présentant les conclusions d'une série d'études sur le vieillissement des immigrés engagées par la caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) depuis 1999 (2). S'il y a plus d'une décennie que l'immigration s'est invitée dans le champ de la vieillesse en France, les très grandes différences entre « les conditions de vie, de logement, de santé, selon les pays d'origine, le type de ménage, le contexte de la migration », illustrent à elles seules le retard pris dans l'installation de réponses adaptées.
Mal préparé à l'accueil de ce public aux exigences parfois antagonistes avec le fonctionnement des services, le travail social découvre par ailleurs l'existence de nouveaux besoins qu'il ne soupçonnait pas. C'est ainsi qu'à côté des 190 000 immigrés résidant en habitat collectif (foyers, maisons de retraite, longs séjours hospitaliers), qui semblaient concentrer les problèmes de l'immigration vieillissante, on compte un demi-million d'immigrés vivant seuls en habitat ordinaire, pour qui l'avancée en âge s'accompagne « souvent » d'une fragilisation physique et sociale. Des femmes, notamment qui, « de plus en plus nombreuses, vieillissent seules en France », observe Rémi Gallou. Particulièrement affectées par leur isolement, « leur santé se révèle déjà fragile avant l'âge de 70 ans. Ce qui confirme bien que nous sommes face à une catégorie dont les besoins sont largement sous-évalués » (voir encadré, page 38).
Plus largement, il y a un profond décalage entre les besoins et les réponses en France comme dans tous les pays ayant connu des afflux importants de main-d'oeuvre immigrée, constate Nadia Alidra, chargée d'études à l'Institut de formation de travailleurs sociaux (IFTS) d'Echirolles. En attestent les premiers éléments d'une autre vague d'enquêtes, conduite cette fois à l'échelle européenne afin d'évaluer l'accès des personnes vieillissantes immigrées aux services (social, santé, logement) et l'adéquation de ces derniers à ces publics (voir encadré ci-dessous). Le verdict est sans appel : sentiment de « discrimination » nourri par des expériences de refus d'accès à un service, « perception déficiente globale des services de base » enracinée dans des trajectoires démarrées souvent dans la précarité totale, « exclusion des services » par manque d'information, de moyens, voire en raison des différences culturelles ou religieuses..., le tout aboutissant à une quasi-déshérence des services à domicile par les immigrés âgés, qu'ils ne sont que 3,5 % à utiliser. « Ces résultats posent le problème d'une gérontologie interculturelle », commente Nadia Alidra.
« Le réflexe dominant reste celui d'adapter les personnes aux services plutôt que d'adapter ces services à la diversité des publics », explique Abdellatif Chaouite, ethno-psychologue. « On pourrait faire deux lectures contradictoires de ce phénomène. Dans l'optique de ce qu'on a appelé l'intégration, il est possible de dire que c'est légitime, et que les immigrés en s'intégrant utilisent des services de droit commun comme n'importe quel usager. Mais dès qu'on invoque une société interculturelle, on peut se demander ce qui empêche de reconnaître la spécificité du vieillissement des minorités ethniques, non comme un problème supplémentaire, mais comme un fait social normal lié à la diversification de la société. »
Placés à l'épicentre du problème, les travailleurs sociaux n'ont quant à eux qu'une très faible marge de manoeuvre. Confrontés aux limites du droit appliqué aux étrangers, leur rencontre avec le demandeur immigré s'opère sur un arrière-plan « saturé par l'idéologie », explique Faïza Guelamine, responsable des formations supérieures à l'IRTS de Montrouge/Neuilly-sur-Marne. « Une part importante des mesures sociales et politiques appliquées aux immigrés depuis plus de 20 ans est fondée sur un argumentaire centré sur leurs difficultés à s'intégrer. »
Les effets pervers de ce raisonnement sont multiples. D'une part, « il introduit tacitement une hiérarchie assez redoutable entre les personnes visées. Les graduations établies entre les «plus intégrables» et les «moins intégrables» tendent en effet à maintenir les derniers dans un hors-jeu permanent », souligne la formatrice. D'autre part, un tel modèle suppose la nécessité de partager les mêmes valeurs pour pouvoir être reconnu comme membre de la communauté nationale, en plaçant de ce fait le travailleur social dans la position de « représentant d'un groupe majoritaire », donc peu enclin à faire basculer les règles. Or, dénonce-t-elle, à l'heure de la généralisation du contrat d'accueil et d'intégration (CAE) que les étrangers doivent être en mesure de signer avant de prétendre à l'obtention d'un titre de séjour de longue durée, « l'idéologie de l'intégration continue de façonner la conduite à tenir à l'égard de ces populations ». Résultat : le questionnement actuel sur des formes d'interventions spécifiques ou globales visant un accès identique pour tous aux services imprègne nombre de décisions ou de non-décisions concernant la prise en charge des immigrés âgés.
« Nous sommes incohérents, fustige Omar Samaoli, gérontologue et directeur de l'Observatoire gérontologique des migrations en France (OGMF). D'un côté, nous refusons le communautarisme anglo-saxon que nous jugeons excessif avec ses associations ethniques, ses taxis ethniques, ses médecins ethniques. Mais de l'autre, nous continuons à ne pas reconnaître aux personnes leur spécificité et leur liberté d'être et de confronter leur expérience à celle du pays d'accueil ! Nous n'avons pas à reprocher aux immigrés âgés d'être là, puisque c'est la France qui les a fait venir : c'est maintenant à la manière d'adapter les paramètres autour d'eux qu'il faut réfléchir. »
La situation des foyers de travailleurs migrants apparaît emblématique de cette incohérence. Habitat vétuste, pensé à l'origine pour l'accueil transitoire de travailleurs jeunes, et totalement inadapté au grand âge, conditions de vie dénoncées comme « objectivement mauvaises », isolement ou manque d'intimité, difficultés d'accès aux soins et aux droits sociaux... « Quelle politique leur appliquer ?, demande Rémi Gallou. Faut-il insérer les foyers dans les dispositifs de droit commun au risque de maintenir les résidents à l'écart du droit commun ? » Ou faut-il développer des services sur mesure, au risque, cette fois-ci, de renforcer la stigmatisation de l'habitat des migrants âgés ? La question est loin d'être épuisée. « Sa persistance est probablement liée à la complexité de la situation, des difficultés qui se cumulent par endroits, des intérêts parfois divergents des acteurs. L'intérêt des résidents doit sans cesse être ramené à sa juste place, une place centrale », commente Rémi Gallou. En témoignent certains avatars entourant la transformation des foyers de travailleurs migrants en résidences sociales, ouvertes par essence à des publics plus larges : à cette occasion, nombreux sont les foyers qui voient disparaître les derniers espaces collectifs qui assuraient la socialisation des résidents retraités.
C'est donc à un renversement des paramètres de la situation qu'il convient, là encore, de procéder. « Pendant longtemps, envisager le foyer traditionnel comme un domicile n'était pas réaliste. Il s'agit pourtant d'une des toutes premières notions vers laquelle il faudrait tendre afin que les droits des résidents puissent être reconnus et manifestes », soutient Rémi Gallou (3). Pour cela, il demande « une fois pour toute » aux décideurs et aux opérateurs de quitter « le domaine de la gestion provisoire et l'idée d'une population de passage ». « La population des résidents a grandement besoin d'être connue et reconnue. Cela signifie également pour tous les acteurs du champ de sortir de l'ombre, d'ouvrir les foyers sur la ville, de s'insérer dans la vie locale et de développer des partenariats tous azimuts. »
Sur le terrain, les actions expérimentées par différents acteurs sociaux et médico-sociaux se teintent du même pragmatisme. A l'image du centre local d'information et de coordination d'Argenteuil (Val-d'Oise) qui a signé un contrat avec les huit foyers de la Sonacotra présents sur la commune et travaille au sein d'un comité de pilotage, réunissant partenaires associatifs et institutionnels, sur l'évolution des méthodes d'intervention et des prises en charge. « Une action dont un des premiers résultats est de rassurer les professionnels qui craignaient d'intervenir dans les foyers, en faisant valoir justement que les foyers sont des domiciles », commente Sophie Melan, coordinatrice. Tranchant dans le débat entre services spécifiques ou services de droit commun, le conseil général de l'Isère prône quant à lui « un accès spécifique aux services de droit commun ». Il s'appuie pour cela sur un maillage de coordinations territorialisées dans lesquelles sont représentées les associations locales intervenant auprès des populations immigrées. Même s'il est l'un des rares départements français à avoir intégré la réalité des migrants vieillissant dans son schéma gérontologique, la sortie des résidents âgés de leurs foyers suppose une véritable politique nationale de l'habitat très social, défend Gisèle Perez, vice-présidente du conseil général, chargée de la santé et des solidarités. « Aujourd'hui, cet habitat très social coûte cher et fait peur. C'est toujours pour la commune voisine. »
Autre voie explorée par l'Association dauphinoise pour l'accueil des travailleurs étrangers (ADATE) : cultiver le lien avec les associations communautaires. L'objectif est double : « créer une solidarité inter et intra-communautaire en mobilisant les associations qui connaissent les publics migrants et peuvent transmettre leur connaissance aux professionnels, mais aussi amener ces mêmes associations à intégrer dans leur projet associatif la problématique du vieillissement de la population immigrée, ce qu'elles ne font encore que rarement aujourd'hui », explique Rached Sfar, coordinateur à l'ADATE. Une politique du pas à pas. A son actif, des diagnostics des conditions de vie de la population immigrée vieillissante sur un territoire communal, des actions interpartenariales réunissant professionnels et associations communautaires sur l'accès aux droits et à la santé, l'adaptation du logement, voire l'adaptation des colis de Noël aux principes alimentaires de retraités issus de l'immigration. « Aujourd'hui les constats sont connus, il est temps d'agir vite. Mais au-delà des logiques d'action, il faut une mobilisation citoyenne », défend Rached Sfar, conscient du contexte historique particulier de la France.
L'histoire de l'immigration en France justement ou plutôt le poids qu'elle exerce sur les représentations, semble, au final, être le rappel le plus important que les vieux immigrés sont en train d'apporter au travail social dans sa tentative d'ajustement. Pour Faïza Guelamine, c'est même devenu un des enjeux majeurs de la formation. « Le regard contemporain sur l'immigration est le produit de constructions historiques. Donc enseignons l'histoire de l'immigration, explique-t-elle. Lorsqu'on aborde les situations que les étudiants et les travailleurs sociaux rencontrent au quotidien, qui sont des manques de savoir-faire ou des hésitations sur l'abord des problèmes, cet arrière plan socio-politique doit être explicité afin de situer, non seulement les systèmes dans lesquels sont placés les travailleurs sociaux au sein de leurs institutions, mais aussi les logiques d'actions mises en oeuvre à un plan plus politique et qui participent de la façon dont on regarde les populations migrantes. » Un pragmatisme dont la première des vertus serait de remettre le débat sur l'adaptation des services à sa juste place.
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En interrogeant dans dix pays européens (4) un panel de professionnels de l'action sociale, de la santé et du logement et de migrants âgés, l'étude Minority Elderly Care (MEC), menée à l'initiative de la Commission européenne entre 2001 et 2004, relève plusieurs obstacles dans l'accès des immigrés âgés aux services. D'ordre déontologique tout d'abord avec des atteintes à la dignité des personnes et des inégalités de traitement dans l'accueil, les services et les prestations offerts. D'ordre technique également par manque de moyens et de personnels permettant un accueil adapté à ces publics. Les difficultés tiennent aussi au rapport ethnicisé qui s'établit souvent entre le professionnel et le demandeur. Enfin, elles sont liées au manque d'interprètes pour aider les publics immigrés dans leurs démarches et traduire les textes relatifs à leurs droits.
Avec cette étude, les priorités sont désormais claires, estime l'ethno-psychologue Abdellatif Chaouite : « Elles passent par la reconnaissance du vieillissement des minorités ethniques et par la traduction dans les pratiques institutionnelles de cette reconnaissance. » Pour lui, la spécificité de ce public doit être intégrée dans la construction des appels d'offres, en même temps que doivent être encouragées les compétences interculturelles dans la professionnalisation des travailleurs sociaux. L'intervenant juge également indispensable de favoriser le développement des initiatives du monde associatif ethnique et de les rapprocher des dispositifs institutionnels. Enfin, l'« interprétariat social » s'impose auprès des institutions concernées par l'immigration, en particulier pour la traduction des documents légaux.
Si la part emblématique des migrants vieillissant seuls en France est constituée des résidents en foyer, les femmes isolées issues de l'immigration représentent une autre catégorie de population exposée à un nombre grandissant de difficultés. C'est ce constat qui ressort des résultats de l'enquête nationale « les immigrés âgés de 45 à 70 ans vivant en France en ménage ordinaire », inscrite dans la vague de recherches engagée par la caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV). « Célibataires, veuves, séparées ou divorcées, ces femmes sont en effet nombreuses à vivre seules et rien ne permet d'affirmer que leur situation, en termes de conditions de vie, de niveau de revenu, de santé ou de relations sociales, soit meilleure que celle de leurs vis-à-vis masculins », assure la CNAV dans un rapport à paraître ce mois-ci.
Economiquement, quand elles ont travaillé, elles n'ont souvent connu qu'une trajectoire professionnelle brève ou hachée, et elles ne bénéficient de ce fait que d'une faible pension de retraite, éventuellement réduite à la pension de réversion en cas de veuvage. Sur le plan de la santé, ces femmes apparaissent bien plus fragilisées que leurs consoeurs vivant en famille, et leur faiblesse n'est pas compensée par un soutien de l'entourage. Les rapporteurs notent ainsi que près du tiers d'entre elles déclarent se sentir « souvent seules », contre un cinquième à peine des hommes (19 %).
Au sentiment de
solitude s'ajoute la déprime, puisque 21 % admettent se sentir « souvent » déprimées, contre 11 % des hommes seuls. Questionnées sur leurs souhaits dès lors que leurs capacités physiques ou mentales ne leur permettront plus de vivre seules, elles surprennent en se révélant trois fois moins nombreuses que l'ensemble des femmes immigrées à vouloir vivre chez leur enfant (8 % contre 24 %), tandis que 20 % des hommes isolés envisagent cette hypothèse. De même, elles sont près de 80 % à envisager un maintien à domicile avec des aides, et 70 % à souhaiter finir leurs jours en France (contre 50 % des hommes isolés). Des résultats qui, pour la CNAV, montrent que ces femmes isolées, loin de rester invisibles, vont au contraire constituer dans les prochaines années une nouvelle catégorie de population qui nécessitera un accompagnement adapté. « Vivre seul, vieillir seul en France, constituent une particularité dans la vie des immigrés. Mais cette caractéristique ne suffit pas à comprendre les nombreuses différences opposant les hommes et les femmes isolés », affirment les rapporteurs. N'ayant souvent pas connu les mêmes parcours, les mêmes histoires migratoire, professionnelle, familiale, leurs profils apparaissent aujourd'hui fortement contrastés, « ce qui ne sera probablement pas sans conséquence sur leurs besoins en termes de santé, d'accès aux soins, mais également en matière d'aide, de soutien familial ou social. Les femmes immigrées vieillissant seules risquent de constituer une population en situation de grande précarité », prévient la CNAV, en attendant que l'exploitation fine des résultats du dernier recensement de l'INSEE (2004) permette de mesurer l'ampleur du phénomène.
(1) Lors de la journée d'étude « Comment réenchanter la condition du vieillissement des immigrés », organisée le 5 septembre dernier par l'Institut de formation de travailleurs sociaux d'Echirolles et l'Association dauphinoise pour l'accueil des travailleurs étrangers - IFTS : 3, avenue Victor-Hugo - BP 165 - 38432 Echirolles cedex - Tél. 04 76 09 02 08.
(2) Ce programme comporte quatre volets. Deux enquêtes sur le passage à la retraite des travailleurs immigrés, les foyers de travailleurs migrants, auxquels se rajoutent une étude portant sur les immigrés âgés de 45 à 70 ans vivant en France en ménage ordinaire et une étude portant sur les retours au pays. Les trois premières sont en cours de publication à La Documentation française - CNAV : direction des recherches sur le vieillissement - 49, rue Mirabeau - 75016 Paris - Tél. 01 55 74 67 00.
(3) Même si l'article 194 de la loi de solidarité et de renouvellement urbains définit le logement-foyer comme la résidence principale des résidents, la CNAV note que ce principe reste encore trop peu appliqué dans les foyers.
(4) Cette étude a été menée en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Finlande, aux Pays-Bas, en Espagne, en Hongrie, en Bosnie-Herzégovine, en Croatie et en Suisse. Ses résultats sont en cours d'exploitation.