« S'il est un thème qui, ces temps-ci, caracole avec le maillot jaune dans la course sémantique de l'insertion, c'est bien celui du saut qualitatif de l'accompagnement «vers» à «dans» l'emploi. Autrement formulé, les intervenants sociaux ne doivent plus se cantonner à l'AIO («accueillir-informer-orienter») et l'accompagnement de leurs usagers, mais ils doivent dorénavant s'impliquer dans un rapport étroit à l'entreprise : la connaître, la pénétrer, savoir y intervenir dans une fonction de conseil pour adapter le poste à l'impétrant (à vrai dire généralement plutôt l'inverse), soutenir les premiers temps pour limiter les déperditions, pour stabiliser l'incertain.
Cet accompagnement dans l'entreprise est un thème consensuel : plus il est individualisé et renforcé (référent unique), meilleures sont les chances de maintien dans l'emploi. Le succès de l'accompagnement individualisé étant le corollaire de l'effritement des protections collectives et de la «propriété sociale» (1), qui soutiendrait le contraire ? Fragilité des personnes en insertion et précarité des emplois décrochés se combinent pour justifier un étayage le plus proche possible. Ce «dans» l'entreprise représente une véritable acculturation pour de nombreux intervenants puisqu'il s'agit de passer d'un binôme «usager-conseiller» à une triade, le troisième larron étant l'employeur, espace d'intérêts qui tous - loin de là - ne sont pas convergents. Le terrain de jeu se déplace de la structure vers l'entreprise. On change les règles du jeu, les joueurs et la salle de jeu.
Cependant, derrière ce qui n'est pas qu'un simple objectif, on peut y décrypter une critique, presque aussi vieille que le monde de l'insertion : l'imperméabilité de celui-ci à l'économique. Je l'ai maintes fois écrit : on ne devrait pas, s'agissant d'insertion professionnelle et sociale, privilégier l'une aux dépens de l'autre, les hiérarchiser, par exemple en invoquant la nécessité de régler les difficultés sociales avant d'aborder avec quelque chance de succès la dimension professionnelle... ou l'inverse, garantir prioritairement l'indépendance économique pour traiter le social. D'une part, l'individu est insécable et ses difficultés ne se résolvent pas par séparabilité, mais globalement, systémiquement ; d'autre part, social et économique ne s'opposent pas de façon exclusive, l'un ou l'autre, mais constituent un couple dialogique, l'un et l'autre : si l'économie sans le social est inhumaine, le social sans l'économie est exsangue. Ajoutons à cela, je dirais «tactiquement», que les intervenants sociaux ont intérêt à gagner en légitimité sur le terrain du rapport aux entreprises. Certains, en effet, n'hésitent pas à les convoquer en procès d'«handicapologie», (hypo)thèse selon laquelle, ignorants du monde de l'entreprise, les intervenants inventeraient des problèmes sociaux aux demandeurs d'emploi... ce qui leur offrirait deux avantages immédiats : excuser leurs piètres résultats et se constituer un fonds de commerce ad vitam dans la mesure où l'on n'en a jamais fini avec le social. Il faut donc bien y aller, vers l'entreprise... mais sans naïveté.
C'est un fait entendu : les accompagnants doivent abandonner leur bure thérapeutique pour enfiler le costume du consultant en gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (dites «GPEC», c'est mieux). Cela étant, que signifie cet objectif ? Que l'effort serait exclusivement à réaliser du côté des intervenants sociaux. Ceux-ci doivent courtiser l'entreprise, adopter son vocabulaire et sa culture (quitte d'ailleurs à inverser le sujet prioritaire de leur action, l'entreprise se substituant à l'usager). Des tas de «bonnes» raisons sont avancées dont, souvent, la méconnaissance de l'usager sur les opportunités et les contraintes du marché du travail : puisqu'il ne connaît pas ce marché, orientons-le vers une (sic) «plate-forme de vocation» qui saura l'insérer dans des secteurs «à tension». L'affaire sera dans le sac, «gagnant-gagnant», dit-on. A voir... Les emplois vers lesquels sont orientés les demandeurs d'emploi sont rarement les mieux rémunérés, les plus prestigieux, les moins pénibles ; sauf exceptions, ce sont des emplois et non des métiers, pour lesquels la motivation y est plus économique que symbolique, moins «vocationnelle» que d'ordinaire survie. Il faut ne pas manquer de culot ou, en tout cas, ne disposer que d'une piètre expérience professionnelle pour croire qu'un travail posté sur une chaîne d'abattage de volailles ou qu'un contrat à durée déterminée aux heures pâles dans le nettoyage industriel correspond à une «vocation». Se bercer de mots...
Cependant revenons sur cette exclusivité de l'effort à conduire par les intervenants... injonction pas banale. En effet, s'il y a imperméabilité entre deux mondes, peut-être pourrait-on, quitte à apparaître comme grossier, suggérer que chaque monde, donc aussi celui des entreprises, porte sa part de responsabilité ? Mais non : il ne s'agit que des intervenants sociaux ; il suffit que les entreprises, belles endormies au pied du coffre-fort de leur château, attendent... Notons, en passant, que nombre d'intervenants ont développé avec succès des rapprochements avec les entreprises (fichier d'employeurs, parrainage, système de veille partagé, conventions et partenariats). Regardons cependant ceux qui hésitent. Pourquoi cette hésitation alors que l'on peut créditer ceux qui travaillent dans l'insertion de rechercher toutes les solutions pour leurs usagers, postulat qui vaut bien - et mieux, selon moi - que celui de l'«handicapologie» ?
C'est ici que s'immisce le soupçon idéologique : si des structures parviennent aussi difficilement à changer leur fusil d'épaule, c'est parce que leurs professionnels demeureraient enkystés dans une conception archaïque de l'entreprise, hostiles à celle-ci. Ce soupçon d'un krypto-gauchisme ou d'une allergie à la modernité, trouve sa source dans la généalogie des structures d'insertion : dans les années 70, la prévention spécialisée, qui fut à l'origine des chantiers d'insertion, accueillait il est vrai des éducateurs aussi militants que professionnels ; les missions locales furent créées par le premier gouvernement de Mitterand... Le fait est qu'une proportion significative de professionnels opta pour les métiers du social à partir d'une conception critique de la société capitaliste.
Cette explication est-elle toujours d'actualité 20 ou 30 années plus tard, alors que quiconque connaît un tant soit peu le secteur de l'insertion ne peut qu'y constater l'infléchissement de la fibre militante «au bénéfice» d'une professionnalisation ? De toute évidence, non. Pour fréquenter les acteurs de terrain, je pense qu'il faut rechercher ailleurs la raison de cette - parfois - médiocre relation aux entreprises. Je le dis tout de go, la raison principale se niche non pas à l'échelle des structures mais prioritairement à celle des entreprises. Effets d'aubaine et de substitution, hyper-sélectivité des recrutements produisant des déclassements en cascade, des file d'attente et de la relégation en bout de chaîne, précarité des emplois, gestion aléatoire des ressources humaines, discriminations, etc. constituent le lot commun des «stratégies» (?) d'entreprises pour les emplois peu ou pas qualifiés. Bien sûr, on pourra trouver nombre de contre-exemples, d'entreprises dites «citoyennes», mais leur sur-exposition n'est que l'illustration de leur exceptionnalité. Derrière le bonzaï des «bonnes pratiques», une forêt de réalités moins exemplaires dont on connaît les justifications : concurrence, productivité, etc. Il ne s'agit pas de nier ces contraintes qui, effectivement, conduisent à délaisser le capital humain mais il y a plus que le simple hiatus d'un raisonnement observant que, puisque la condition première de la réussite d'une interaction est que les deux parties coopèrent, une seule, une partie est étonnamment interpellée. Il y a une injustice qui participe d'une conception selon laquelle seules les entreprises créent de la richesse, alors que l'intérêt général est coûteux, sinon dispendieux. Des acteurs qui gagnent et, en face, des individus qui dépensent... qui plus est pour des personnes dont on n'est pas assuré que, tout compte fait, il ne serait pas plus efficient d'en faire des surnuméraires : l'usage, absolument scandaleux et pourtant de plus en plus commun, de l'expression «handicap social» est symptomatique de cette tentation de classement d'une fraction de la population dans la relégation.
Critiqués, les intervenants sociaux sont donc dans une position difficile dans leur rapport aux entreprises, elles, absoutes. Eprouvant par expérience la disproportion entre leurs efforts et les résultats, ils constatent que la carte d'atout, celle qui coupe, n'est pas dans leurs mains. Pour autant, ce constat ne peut conduire à la résignation et leur ouvrage n'est pas mince : être à l'affût des opportunités et interstices où se glisseront leurs usagers ; se préparer par une connaissance précise de l'évolution économique de leur territoire au temps de la bifurcation, lorsque le rapport entre l'offre et la demande basculera ; soutenir les nouveaux embauchés afin qu'ils ne viennent pas ré-alimenter le flux des entrants ; investir dans le capital humain, particulièrement avec la formation, comme un pari sur l'employabilité ; ne pas oublier, même si cela n'est pas trop dans l'air du temps, que l'économie est plurielle, qu'elle prend un «s» comme «solidaire» ; promouvoir la mobilité pour autant qu'elle est aujourd'hui, qu'elle sera encore plus demain, un capital pour naviguer professionnellement ; s'appuyer sur des réseaux qui parviennent à faire avancer les entreprises dans une conception n'opposant pas le social et l'économie...
Regarder ainsi les choses constitue plus une garantie d'efficacité que d'alimenter un soupçon sur une incompatibilité quasi-congénitale des intervenants sociaux vis-à-vis de l'entreprise. Assurément cela représente un important effort d'acculturation pour ceux-ci... mais sans oublier qu'il faut domestiquer le marché et «civiliser l'entreprise» (2). Les uns et les autres sont à mobiliser, pas à opposer. »
(1) Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi - Robert Castel et Claudine Haroche - Fayard, 2001.
(2) Qu'est-ce que la ri-chesse ? - Dominique Méda - Ed. Alto-Aubier, 1999.