A 50 kilomètres de Lyon, en direction du sud, dans la vallée du Rhône, le paysage devient soudain étrangement rural, sans parvenir à faire oublier la présence historique de l'industrie de la chimie. A Roussillon, dans une des salles du centre social, une dizaine d'habitants - ou plutôt d'habitantes - et quatre travailleurs sociaux du canton se retrouvent comme chaque mois depuis plus de quatre ans. Soit le temps nécessaire pour lancer Mobil service, une initiative qui vise à offrir, aux 44 000 habitants de la communauté de communes du pays roussillonnais, un service de transport à la demande. Cette activité a aujourd'hui six mois d'existence et ses initiateurs réfléchissent à une charte reprenant les principes de solidarité au coeur du projet.
Tout est parti, en 2002, des difficultés rencontrées par un atelier d'insertion. Le groupe « cuisine », mis en place en 1997 par la caisse d'allocations familiales (CAF), le conseil général et la mairie de Saint-Clair-du-Rhône, s'interroge sur son évolution. Les travailleurs sociaux décident alors de poser la candidature du groupe à une formation de « qualification mutuelle » financée par le conseil général (1) dans le cadre de ses actions de coproduction avec les habitants (voir encadré ci-contre). « C'était une occasion de redynamiser nos pratiques qui s'essoufflaient et de travailler autrement avec les usagers. Nous ne savions pas exactement ce que recouvrait la coproduction, mais la perspective était suffisamment intéressante pour nous mobiliser », se souvient Corinne Bourgeon, conseillère en économie sociale et familiale à la CAF de Vienne. Huit travailleurs sociaux et autant d'usagers participent à cette expérience, épaulés par un comité de pilotage, qui réunit le conseil général, la CAF de Vienne, la commission locale d'insertion et la mairie de Saint-Clair-du-Rhône. « La qualification mutuelle permet aux personnes en situation précaire de montrer qu'elles ont une vision à la fois de leur avenir et de l'intérêt général. Et, du côté des travailleurs sociaux, c'est passer du «faire pour» au «faire avec» », précise Françoise Raynaud, directrice adjointe du développement social au conseil général de l'Isère.
La méthode des groupes de qualification mutuelle se fonde sur le principe que toute personne détient des compétences qui peuvent qualifier les autres. Les usagers, par leur expérience et leur histoire, sont à même d'éclairer les travailleurs sociaux sur les raisons de certains dysfonctionnements. Quant aux professionnels, ils détiennent des compétences techniques utiles aux premiers pour se repérer dans le maquis des circuits administratifs et structurer un projet. Reste à rendre possible ces allers-retours.
Habitants et travailleurs sociaux sont donc considérés comme des experts capa-bles de produire ensemble un diagnostic et des propositions. « S'il est illusoire de parler d'une égalité idéale, précise Suzanne Rosenberg, conceptrice et intervenante de la formation, en revanche la qualification mutuelle permet aux deux groupes de se parler à égalité pour construire un projet ensemble. » La première session, de trois jours, a lieu en mars 2002. La participation des usagers se fait sur une base volontaire : ceux-ci doivent être convaincus qu'ils apportent leur pierre à l'édifice. « Y croire, résume Suzanne Rosenberg : Celui qui a du mal à s'exprimer en son nom et qui s'interroge sur la validité de sa parole doit intégrer qu'il n'est pas seulement représentatif de lui-même mais aussi d'autres personnes afin de fonder un projet pour la collectivité. » Si la diversité d'âge, de situation et de culture est recherchée afin de parvenir à une relative représentativité de la collectivité, « la priorité est donnée aux personnes en colère, à celles qui expriment un malaise ou qui n'ont jamais pris part à des actions collectives, explique l'intervenante. Car les dysfonctionnements dans les services sociaux sont souvent liés à des malentendus ». Seules les personnes présentant une pathologie mentale susceptible de perturber le fonctionnement du groupe n'intègrent pas cette formation - ce qui sera le cas de deux usagers du groupe cuisine -, les étapes du recrutement tenant compte, notamment s'il y a trop de candidats, de la disponibilité des uns et des autres. Parmi les exigences : une présence obligatoire et constante. En contrepartie, une indemnisation sur la base du SMIC horaire est accordée : prise en charge par la CAF, elle est versée, à la demande des participants, sous forme de compensation individuelle (chèques vacances, paiement de cours d'anglais...) ou collective (financement d'une journée à Paris avec les travailleurs sociaux).
Pour instaurer un climat de confiance, il faut travailler sur les représentations et perceptions que les uns ont des autres et en finir avec les tensions : « Il ne faut pas avoir peur du conflit, ne pas l'éviter, mais le dépasser, défend Suzanne Rosenberg. Les professionnels doivent pouvoir livrer des choses sans que cela leur porte préjudice ultérieurement. » « Le principe de confidentialité et de bienveillance était chaque jour rappelé », insiste Corinne Bourgeon. Et pourtant, il y a eu des moments difficiles : « Nous étions totalement déstabilisés », confie Laurence Peyrache, assistante sociale au conseil général. Les critiques des usagers relatives au traitement de certaines situations ou à l'inadaptation des réponses administratives plongent parfois les travailleurs sociaux dans des abîmes de perplexité sur leur fonction. Au point que Suzanne Rosenberg doit mener, à la suite de cette première phase, un stage de « réhabilitation des professionnels par les habitants ». « Les rapports sociaux sont modifiés, ce qui peut bouleverser profondément les travailleurs sociaux », analyse Malou Goiffon, responsable de l'action sociale pour le territoire Isère rhodanienne au conseil général. Pour Maud Makeieff, animatrice locale d'insertion, sa relation avec les usagers a, depuis cette expérience, gagné en simplicité : « Désor-mais, face à certaines situations complexes, je m'autorise à dire «je ne sais pas, mais on va chercher ensemble». »
A la faveur d'un dialogue apaisé, l'expérience de coproduction se poursuit au fil des trois sessions suivantes (toujours de trois jours). Celles-ci permettent au groupe de définir un projet de service de transport à la demande. Habitants et travailleurs sociaux avaient depuis longtemps identifié ce besoin dans la communauté de communes. Dans ce canton de 37 kilomètres du nord au sud dont les villages s'étirent parfois sur cinq kilomètres, faire la moindre course ou aller à un rendez-vous médical, si l'on n'a pas de véhicule particulier, devient en effet une épreuve. Sans compter que, sans possibilité de se déplacer, trouver un travail s'avère impossible.
Il n'empêche. Les acteurs ont douté de pouvoir mener ce projet à terme. Certainement pas faute d'y croire, ni de le vouloir. « Il y avait des périodes durant lesquelles rien n'avançait malgré nos efforts. Pire qu'au point mort, on reculait », confirment les protagonistes. Peut-être en raison de cet « équilibre si difficile à trouver entre professionnels et usagers dans ce type de démarche », avance Malou Goiffon : « Il faut être très clair sur la place de chacun. Les travailleurs sociaux ne doivent pas s'effacer devant les usagers et inversement. C'est un problème commun aux initiatives de coproduction. » Les professionnels admettent volontiers n'avoir pas osé parfois prendre des décisions par crainte de paraître trop directifs : « faire avec les usagers » exige du temps et de perpétuels ajustements. En même temps, la volonté de « faire ensemble » et les liens tissés au cours de l'expérience ont créé une énergie collective indispensable à cette entreprise de longue haleine. Et tous s'accordent à reconnaître que « quand certains perdaient la flamme parce qu'on patinait, d'autres reprenaient le flambeau ».
Inédite pour les travailleurs sociaux, la démarche l'était aussi pour les institutions. « Les commanditaires doivent prendre la mesure de ce qu'implique la coproduction d'un projet par les habitants. Le groupe est porteur d'une énergie très forte qui doit trouver une inscription institutionnelle. Si l'institution ne prend pas le relais de la dynamique lancée, c'est désespérant pour ceux qui se sont investis », explique Suzanne Rosenberg. « Il est vrai qu'en tant que cadres, nous n'étions pas suffisamment outillés pour épauler ce projet, reconnaît Malou Goiffon. Nous avons continué à fonctionner avec nos schémas institutionnels. Habituellement, les positions de chacun sont déterminées, on sait qui fait quoi. Là, on attendait. »
A tel point qu'en février 2004, le projet s'enlise. Le conseil général fait alors appel à une intervenante extérieure pour apporter un soutien méthodologique. Le projet peut repartir sur de nouvelles bases : il est décidé d'élargir les réunions du groupe aux membres du comité de pilotage et à d'autres personnes ressources, comme les élus de plusieurs communes du pays roussillonnais.
Couronnement de tous ces efforts : l'association Mobil service est constituée en janvier 2006 et entre en fonctionnement à la fin de février. Elle est financée, pour une durée expérimentale de six mois, à hauteur de 8 000 € par la direction du développement social du conseil général et de 3 000 € par la CAF, et sa reconduite devrait être décidée à la fin du mois. Ces sommes couvrent le salaire du chauffeur recruté en contrat d'avenir, les frais de téléphone, d'assurance et d'essence (le mini-bus étant mis gracieusement à disposition par un biais publicitaire avec les communes). Dix bénévoles se relaient pour assurer le standard, tenir l'agenda et faire de l'accompagnement.
En six mois d'existence, l'information circulant bien, l'activité n'a cessé de croître, preuve, s'il en était besoin, qu'elle répond à une réelle demande. En moyenne, six personnes font appel à Mobil service par demi-journée. Néan-moins, si elle est parvenue à voir le jour, cette expérience de développement local n'a été possible pour les travailleurs sociaux qu'au prix de journées sans fin et d'une dépense d'énergie considérable. « Une réflexion sur l'offre de service de la polyvalence démarre, explique Malou Goiffon. Espérons qu'elle permettra de rendre plus gérable la conduite de telles actions. » Il ne faudrait pas en effet que l'engouement autour du travail collectif de la coproduction se fasse au détriment de la relation d'aide, qui reste malgré tout au centre du travail social. « Toute la difficulté est d'articuler finement les trois axes : l'accompagnement individuel, l'accès aux droits et ce type d'initiatives, reconnaît Malou Goiffon. Il faut parvenir à mettre en interaction ces trois composantes : que l'une soutienne, voire renforce l'autre, que des passerelles facilitent chaque intervention. Ce qui oblige à revisiter l'ensemble des pratiques. ».
Une autre question, et d'importance pour la cohérence de cette démarche de développement local, taraude les acteurs de Mobil service. Le service « transport » du conseil général de l'Isère oriente en effet sa politique vers les services de transports à la demande ; tandis que la communauté de communes du pays Roussillonnais, en attendant qu'elle acquière la compétence en la matière, vient de créer un bureau d'étude sur « la faisabilité d'un service de transport à la demande ». Il serait dommage que l'expertise collective accumulée par Mobil service ne soit pas reprise par les acteurs institutionnels, partenaires naturels de cette entreprise.
En 2000, le conseil général de l'Isère signe une charte de polyvalence avec la préfecture de l'Isère, les caisses d'allocations familiales de Grenoble et de Vienne et la Mutualité sociale agricole des Alpes-du-Nord. Parmi ses objectifs prioritaires : la valorisation de la place de l'usager considéré comme « acteur » et l'implication des services de polyvalence de secteur dans le développement social local.
C'est dans ce cadre que le conseil général initie des actions de « co-production usagers-habitants/professionnels». Outre les groupes de qualification mutuelle à Saint-Clair-du-Rhône et Pont-de-Chaix, un « groupe habitants », composé à la fois de professionnels du service social et de la protection maternelle et infantile et d'usagers, permet d'organiser, en décembre 2003, un marché social sur les quartiers Abbaye-Jouhaux-Châtelet. Par ailleurs sont conduites diverses expériences de théâtre-forum.
(1) Conseil général de l'Isère : 7, rue Fantin-Latour - BP 1096 - 38022 Grenoble cedex - Tél. 04 16 00 38 38.