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« Le travail social à l'épreuve du néolibéralisme »

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Face à la logique néolibérale qui infiltre le travail social, les professionnels doivent « se faire rusés » et constituer des réseaux de résistance afin que le sujet puisse toujours être pris en compte, défend Joseph Rouzel, directeur de l'Institut européen Psychanalyse et travail social (Psychasoc).

« Le néolibéralisme que Pierre Bourdieu en mars 1998 définissait comme «un programme de destruction méthodique des collectifs» (1), s'avance sur deux pieds d'airain : le marché et le chiffre. Deux figures tutélaires, dieux lares de la nouvelle composante sociale, que ne cesse d'habiller de tissus divers et avariés, le discours dominant. Le capitaliste dispose d'un capital d'argent. Il l'investit dans l'achat de matières premières, de marchandises et de la force de travail des salariés. Il en tire de l'argent avec une plus-value qu'il réinvestit pour devenir toujours plus riche. Le néolibéralisme, pointe avancée du capitalisme, a ceci de particulier que la plus-value ne se décline pas seulement en plus d'argent, mais en plus d'image, plus de valeur fétiche, plus de bonne conscience.

Dans le travail social, on peut alors se demander quelle est la nature de la plus-value sachant que le travail social est financé sur de l'argent public (2). La plus-value dans ce secteur, qui ne produit aucune richesse (sur le plan financier, s'entend, l'humain est là hors-jeu, hors-je), consiste à fournir des semblants de valeurs. Autrement dit de la poudre aux yeux, de beaux discours qui alimentent la bonne conscience généralisée : quel courage vous avez de vous occuper de tous ces démunis, renvoie-t-on aux professionnels !

Le travail social et les discours qui l'accompagnent ne serviraient-ils qu'à masquer les ravages du marché et du chiffre ? Ce n'est pas étonnant alors que, petit à petit, cette logique infernale infiltre le travail social lui-même. Celui-ci s'en trouve transformé en cosmétique : il s'agit de camoufler les rides (voire les ridicules) qui affectent le visage décrépit d'une société dite de consommation. Le travail social est devenu la danseuse et le faire-valoir du capitalisme, au même titre que l'humanitaire. Combien de nos concitoyens sont relégués sous le terme d'exclus ? Dans nos pays prétendus civilisés, le chômage est non seulement source de désaffiliation sociale, de détournement de la pulsion dans ses voies de sublimation créatrice dans le lien social, mais de plus les chômeurs sont stigmatisés et culpabilisés. Voilà la plus-value que récupère le système sur «le dos de la bête» : la honte, le malheur, le désespoir des uns fait la plus-value des autres. C'est une mascarade. Mais, comme toute mascarade, elle cache tout en montrant.

Espace de formation... ou de formatage

D'où la logique de la formation en travail social qui ne part pas d'un réel qui fait question (l'angoisse, la peur, la souffrance du sujet, l'énigme du désir , les agencements institutionnels, les difficultés du vivre ensemble...), un réel traitable par le symbolique, mais d'une réalité virtuelle, faite de discours débranchés. Cette «virtualisation du symbolique» (3) est une forme de désymbolisation dans la mesure où les discours eux-mêmes véhiculent la réification des sujets parlants. L'espace de formation, ou plutôt de formatage, initie les personnes en formation - qu'on désigne désormais comme «étudiants» - à ces pratiques de semblant, de camouflages dans le discours. Lisez n'importe quel projet pédagogique, n'importe quel travail de recherche, vous serez étonné par deux choses : le salmigondis produit à partir d'un mélange de savoirs universitaires assemblés en salade russe, des tics de langage patents, des morceaux choisis de langue de bois. Au bout du compte, le plus souvent cela ne signifie rien, sauf que la matrice biopolitique d'un discours a été enregistrée et imprimée, qui va plus tard façonner le professionnel dans sa place de futur cadre du système. On fait dans le pragmatique, le concret, le pratique. Pensons simplement à ce que peut produire l'éclatement des enseignements dans des modules où s'entassent des savoirs sans aucune autre logique que l'addition d'un nombre d'heures sous la bannière d'une vague thématique (violences ; insertion, immigration, etc.). Pensons aux effets - ravageurs - de la «valeur ajoutée de l'expérience» qu'est la VAE, machine comptable de l'expérience où il s'agit de faire entrer dans des cases des années de travail. Il s'agit de formater dès son entrée le professionnel à la démarche qualité, les normes ISO, les TCC, la course aux innovations, les projets à objectifs, l'évaluation chiffrée, la statistique... Il s'agit à long terme, lorsqu'il s'engagera dans une institution, que le professionnel produise des activités comptables sans se poser de questions. Les directeurs d'établissement, de plus en plus issus de l'industrie, de la banque ou des grandes entreprises, se transforment peu à peu en purs technocrates. Signe des temps : ils quittent de plus en plus rarement leur bureau, lieu confisqué de la fabrique institutionnelle, où se fourbissent les armes d'un discours qui n'est plus que du semblant. On assiste ainsi sur le terrain à une véritable mise à mal des équipes de travailleurs sociaux, qui se traduit par une certaine démobilisation, des arrêts maladie, un absentéisme. Pas partout évidemment, il est des équipes qui résistent et tentent sans cesse d'inventer et de maintenir des espaces de vie pour eux et les personnes dont elles ont la charge.

Le travail social est la mise à ciel ouvert du symptôme criant d'une société malade. Or il ne s'agit pas, en bon clinicien, d'éradiquer, ni de faire taire le symptôme, mais de le faire parler. Mais les travailleurs sociaux, dans ce contexte, on ne les entend guère. Que disent-ils dans l'ombre des IME, MECS, IMPro, ITEP, CHRS, AEMO... ?

Pratiquer la subversion

C'est pour cela que j'insiste depuis des années sur la nécessité d'écrire, d'occuper l'espace public, de déranger. On m'objectera : qu'est-ce que ça peut bien changer, si tout discours est recyclable par la machine néolibérale ? Or l'enjeu est de produire des zones d'effraction dans le discours dominant, de creuser des puits artésiens, de forer des galeries de taupe, des méandres, des arabesques, des «paroles poétiques échappées du texte» (4), pas pour faire un bruit énorme, qui ne serait qu'un bruit de fond de plus dans le médium, pas pour rêver d'une quelconque révolution, mais pour faire des trous, créer des surprises, inventer des énigmes dans la chape de plomb qui recouvre les «parlêtres». Il n'y a pas de méthode, pas de recette, chacun y engage son propre désir. C'est une pratique de subversion. C'est la version du dessous.

Dans un monde de simulacres, où la parole est débranchée des effets de vérité, il s'agit de se faire rusé, au sens d'Ulysse inspiré par la déesse Métis, déesse de la ruse. Louvoyer en eaux troubles - alors que l'on désigne souvent les jeunes ou les moins jeunes dont ils s'occupent comme affectés de troubles, du comportement, de la personnalité, de la conduite... (5) - les travailleurs sociaux savent faire. Mais transférer ce savoir-faire dans l'espace public relève d'une autre paire de manches. Pourtant tel est l'enjeu qui se profile. Comment créer et occuper des enclaves qui échappent au système spectaculaire et marchand ? Etre rusé signifie de nos jours soutenir qu'il y a du sujet et que son lieu d'avènement se loge dans la parole de chacun, dans un monde qui tend à rayer de la carte les coordonnées de la subjectivité en l'objectivant. Comment préserver cette espèce menacée, d'un sujet humain, et parfois trop humain, de sujets - pris un par un, au cas par cas - dont la parole devrait être considérée comme une oeuvre d'art unique à chaque instant ? La réponse s'étend du côté de la constitution de réseaux de résistance. D'abord au sein du travail social lui-même, en formation et dans les établissements sociaux et médico-sociaux, et ensuite dans l'espace public.

En direction des prétendus «usagés» (ce n'est pas une faute d'orthographe, mais une interprétation), cela signifie développer des pratiques cliniques, prendre la question de l'insertion d'abord et avant tout comme insertion d'un sujet dans une parole et des actes qui lui appartiennent et lui permettent de se déloger des stigmates où le discours dominant l'a assigné à résidence (6). C'est d'ailleurs cette assignation sous un signifiant d'infamie qui en détermine le placement, c'est-à-dire le déplacement social. Comment soutenir un sujet dans sa prise en compte, dès son admission, pour que ce prétendu placement, plutôt déplacé, devienne son affaire ? C'est à chaque fois une histoire singulière qui s'engage.

En direction des exigences d'évaluation, tout à fait légitimées dans un système marchand où chacun doit rendre compte de l'usage et de la production de l'argent, être rusé signifie, tout en fournissant du chiffre - il ne faut pas s'y dérober, sauf à risquer la fermeture de l'établissement - de glisser des morceaux cliniques par surprise, en les étayant d'une langue neuve, dégagée de la glèbe de la «novlangue» (7). On y jouera alors de l'équivoque, du malentendu, du sous-entendu. On ouvrira des brèches dans les remparts des langues industrielles. On mettra le langage en perce.

Sur le plan institutionnel, il s'agit de créer des alliances favorables au rapport de force et si possible d'embarquer les personnels de direction, les services généraux, les secrétariats dans une aventure créatrice et stimulante. Cela revient à inventer sans cesse des occasions de se parler, pas forcément avec un impératif de production, mais avec l'espoir de faire lien social. Contrai-rement à ce que d'aucuns pensent, cette position entraîne des positions politiques : se parler permet d'inventer ensemble du nouveau ! Car là où le lien social renaît, là où des réseaux de résistance s'organisent dans un échange gratuit, là il est fait échec à l'impératif catégorique du capitalisme avancé : marchander et compter. Tisser et retisser sans fin, tel des Pénélopes des temps modernes, ce tissu que le néolibéralisme ne cesse de déchirer, tel est l'enjeu et du travail social aujourd'hui et du social en général (8). »

Contact : rouzel@psychasoc.com.

Notes

(1) « L'essence du néolibéralisme » - Pierre Bourdieu - Le Monde diplomatique - Mars 1998.

(2) Voir la revue de travailleurs sociaux belges, Hiatus .

(3) L'art de réduire les têtes - Dany-Robert Dufour - Ed. Denoël, 2003.

(4) Paroles poétiques échappées du texte. Leçons sur la communication industrielle - Pierre Legendre - Ed. du Seuil, 1982.

(5) « Le trou bleu » - Joseph Rouzel - L'acte éducatif - Ed. érès, 1998 - Voir ASH n° 2086 du 25-09-98, p. 28.

(6) Voir Pourquoi le travail social ? - Saül Karsz - Ed. Dunod, 2004 - Voir ASH n° 2373 du 17-09-04, p. 29.

(7) La « novlangue » est une invention de George Orwell dans sa fiction 1984 . Il s'agit d'une langue sans équivoque, sans émotion, sans sentiment, issue d'un langage réduit à sa plus simple expression de véhicule de communication.

(8) C'est aussi ce que nous développerons lors de notre IIe congrès « Travail social et psychanalyse », sous l'intitulé « Malaises dans le travail social : actes cliniques, institutionnels, politiques », au Corum de Montpellier, du 8 au 10 octobre 2007 - Contact : congres@psychasoc.com ou Tél. 04 67 54 91 97 .

TRIBUNE LIBRE

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