« Etudiée par l'Etat depuis plus de dix ans et présentée une première fois en conseil des ministres en janvier... 2002, la réforme de la protection juridique des majeurs - consensuelle dans ses principales orientations et attendue de tous - refait surface dans l'agenda politique. Sous l'impulsion du médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, de quelques parlementaires convaincus et sollicité par les fédérations, le garde des Sceaux a promis qu'elle serait débattue au Parlement à l'automne. Néanmoins, les orientations qui se dessinent aujourd'hui laissent à penser que les décisions qui devraient être prises ne seront guère à la hauteur de l'enjeu et des attentes de l'ensemble des acteurs du secteur tutélaire.
Le rapport d'avril 2000 du groupe de travail interministériel sur le dispositif de protection des majeurs, présidé par Jean Favard, conseiller honoraire à la Cour de cassation (2), contenait déjà les points essentiels de la réforme. Celle-ci place au coeur du dispositif la personne protégée, avant même la sauvegarde de ses biens, et prône le respect de sa liberté individuelle, de sa volonté et de sa dignité, ainsi que l'individualisation de la mesure en fonction de son degré d'incapacité. La réforme réaffirme également les principes de nécessité, de subsidiarité et de proportionnalité. C'est ainsi qu'à l'image de celle des mineurs, la protection des majeurs serait assurée dans un cadre administratif - sauf pour les publics aux facultés mentales ou personnelles altérées qui resteraient dans un cadre judiciaire - par les services sociaux du département avec la création d'une mesure d'accompagnement social spécifique. La saisine de la justice n'interviendrait alors qu'en cas d'échec ou d'impossibilité de mener cette action, dès lors que la personne concernée serait en danger ou compromettrait ses conditions d'existence. Par ailleurs, la réforme cherche à harmoniser et à contrôler les pratiques du secteur tutélaire, à mettre en place une formation unique et obligatoire des délégués à la tutelle et à assurer une cohérence et une maîtrise de financement du dispositif.
Six ans plus tard, hormis la perspective de créer un mandat de protection future, rien de vraiment nouveau n'est apparu dans l'avant-projet de loi actuel. Et pourtant, sous l'impulsion du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, fin 2002, plusieurs groupes de travail (3) avaient été lancés afin d'affiner les propositions du rapport Favard. Dans celui sur l'évaluation médico-sociale mis en place à la direction générale de l'action sociale auquel j'ai participé en tant que représentant de l'Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance, de l'adolescence et des adultes (Unasea), deux propositions nouvelles sont apparues. Il s'agissait de créer une expertise médico-sociale judiciaire à la disposition des parquets pour toutes les situations où l'action sociale préventive aurait échoué ou se serait révélée impossible à réaliser. De par notre expérience, nous pouvons affirmer qu'un certain nombre d'adultes vulnérables, avec ou sans incapacités avérées mais en difficultés sociales, ne peuvent accéder aux mesures administratives d'accompagnement : soit ils ne sont pas en état d'effectuer une demande d'aide, soit ils la refusent. Dans ce cas, seule une intervention judiciaire peut permettre d'évaluer précisément la situation.
L'autre proposition concernait la création d'une mesure d'accompagnement budgétaire et sociale judiciaire, remplaçant la tutelle aux prestations sociales adulte (TPSA) et étendue, au-delà des prestations sociales, à l'ensemble des ressources de la personne protégée. L'idée qui prévalait était d'éviter les mesures d'incapacité quand cela ne se révélait pas nécessaire tout en rendant cohérente la gestion des revenus limités de certaines personnes cumulant prestations sociales et emplois aidés ou revenus de leurs emplois en établissement et service d'aide par le travail (ESAT).
La première suggestion, l'expertise médico-sociale judiciaire a disparu de l'avant-projet de loi. La seconde n'a pas été retenue, puisque le projet de création d'une mesure d'assistance judiciaire est quasiment identique aux attributions actuelles de la TPSA ... On peut donc légitimement se demander à quoi ont servi les travaux du groupe sur l'évaluation médico-sociale en 2003. Et pourquoi avoir attendu six ans pour revenir aux conclusions du rapport Favard ?
Certains objecteront que c'est la question du financement qui bloquerait ou retarderait la réforme. Cet argument est-il vraiment sérieux ? A ce jour, le coût total de la protection juridique des majeurs avoisine les 400 millions d'euros et concerne environ 700 000 personnes. Ce qui représente, à titre de comparaison, 8 % du budget de la protection de l'enfance ou 20 % de ce que rapporte chaque année la journée de solidarité pour les personnes âgées !
Par ailleurs, il est regrettable de présenter de façon invariable la protection des majeurs comme un coût pour la société, sans vouloir reconnaître que c'est aussi un facteur d'économies ! L'étude réalisée par le professeur Henry Noguès, économiste à l'université de Nantes et chercheur reconnu dans le domaine des tutelles (4), avait fait apparaître qu'en rétablissant le droit et la situation économique du majeur, le dispositif générait des ressources (impôts, cotisations sociales, reversement à l'aide sociale, loyers, etc.) dont profitait la collectivité, et qui étaient souvent supérieures au coût de la mesure. En fait la question du financement n'est pas une affaire économique mais bien de volonté politique. Quelle protection voulons-nous assurer demain aux adultes les plus vulnérables de notre société qu'ils soient handicapés, âgés, ou en situation d'exclusion sociale avancée ?
Il ne doit pas y avoir de méprise sur le sens de nos propos : nous sommes en accord avec l'économie générale de la réforme annoncée. Cependant, à vouloir légiférer à la hâte ou avec une règle à calcul sur des questions infinitésimales par rapport au budget de la Nation, il est à craindre que celle-ci laisse un goût amer à beaucoup. Et pourtant, bien peu de choses suffiraient, qui peuvent se résumer à quatre points essentiels.
Il faut ainsi prévoir une articulation cohérente entre la protection administrative et la protection judiciaire, ce qui implique de créer une expertise médico-sociale judiciaire. La réforme doit aussi renforcer l'accompagnement social des personnes protégées. Ainsi, alors que le rapport Favard indiquait qu'un délégué à la tutelle à temps plein ne pouvait gérer correctement qu'une quarantaine de mesures, un professionnel a encore en charge aujourd'hui une soixantaine de dossiers en moyenne ! Cette question est d'autant plus cruciale que les missions du tuteur vont s'élargir avec l'affirmation par la future loi du développement de la protection de la personne. En 2003, le groupe de travail qui avait planché sur le financement avait estimé que le passage de 65 dossiers à 40 dossiers par délégué entraînait un surcoût de 92 millions d'euros.
Afin d'éviter la dispersion des intervenants auprès de la personne vulnérable en raison de la multitude de dispositifs d'action sociale, il apparaît nécessaire de prévoir un travail en réseau avec la désignation d'un référent pour la personne vulnérable. Cette préconisation émanait déjà du rapport Favard. Depuis janvier 2004, nous l'expérimentons avec succès en Vendée avec deux autres associations tutélaires, l'Union départementale des associations familiales 85 et ARIA 85. C'est un dispositif très pertinent et très peu coûteux, qui a fait l'objet d'une publication (5).
Enfin, il est indispensable de mettre en place une formation qualifiante pour les professionnels intervenant auprès des adultes protégés. Il s'agit en effet d'un véritable métier réclamant des compétences dans les champs juridique, économique, médical, social, psychologique.
La protection des adultes vulnérables est un véritable enjeu pour notre société, puisqu'on estime qu'un million de personnes pourront être concernées à l'horizon 2010. Il est probable que le coût pour la collectivité publique va aller croissant. Toutefois, ces mesures, d'aide à domicile pour leur grande majorité, s'inscrivent pleinement dans les orientations actuelles de développement des emplois à domicile, tout en étant beaucoup moins onéreuses pour la société. Pour être efficiente, la réforme de la protection juridique des majeurs ne doit donc pas être tronquée, ni sur le plan technique, ni sur le plan financier. D'autant que si elle se révèle pertinente et efficace, la répartition des coûts entre l'Etat et les départements sera d'autant mieux acceptée.
Alors, mesdames et messieurs les politiques, cette réforme tant attendue, ne la bradez pas ! »
Association Sauvegarde 85 : Chemin de la Pairette - BP 204 - 85005 La Roche-sur-Yon cedex - Tél. 02 51 44 50 73 - E-mail :
(1) Et représentant l'Unasea dans l'un des groupes de travail qui avait été mis en place à la DGAS.
(3) L'un avait été mis en place à la chancellerie sur la réforme du code civil, tandis que deux autres avaient été constitués à la DGAS sur le financement des prestations et sur l'évaluation médico-sociale et la création d'une mesure d'accompagnement budgétaire et sociale (MABS) en remplacement de la TPSA.
(4) La tutelle des adultes : une mesure de protection aux effets économiques et sociaux - Etude réalisée auprès de 12 000 majeurs - Juin 1998.
(5) Tutelles et réseaux - Changer les pratiques médico-sociales - F. Charrier, J. Couteau, J.-J. Geoffroy, J. Roulleau, M. Seys, R. Vercauteren - Ed. érès - Mai 2005 - Voir ASH n° 2423 du 30-09-05, p. 39.