22 juillet 1959 ; à Paris, deux bandes d'adolescents se livrent à une bataille rangée. Résultat : 27 inculpations. Deux jours plus tard, à Bandol (Var), même scénario. La bagarre se solde par 20 condamnations. Lors de ces rixes, les médias repèrent des objets nouveaux qu'ils mettent en lumière : chaînes de vélo, gourdins..., mais aussi le port d'un vêtement distinctif. « De la concomitance de ces deux faits bruts partira le phénomène dit des «blousons noirs» », résume Ludivine Bantigny, docteur en histoire et maître de conférences à l'université de Rouen.
Un phénomène monté par la presse, puis exploité par les politiques, dont on parlera jusqu'en 1965. En fait, poursuit l'historienne, « on érige un non-événement - des bagarres entre bandes - en événement. La délinquance certes existe, mais on construit autour d'elle. Le phénomène «blousons noirs» a servi en réalité d'exutoire, de socle à des paroles et des actes qui l'ont vite dépassé pour remettre en question la société. » Sur fond de guerre d'Algérie, cette société est alors pleine d'incertitudes. L'ampleur du phénomène reste cependant mal connue, ce à quoi contribue l'attitude de divers acteurs. Ainsi, analyse Françoise Tétard, historienne au CNRS (1), « on voit un refus de reconnaître le statut de blousons noirs, tant de la part d'éducateurs de prévention que des chercheurs. Désireux de ne pas participer au maintien de l'ordre et au contrôle social qui se trame autour de ces jeunes, ils s'arrangent pour ne pas les compter, ne pas recenser les bandes... »
Plus largement, les sciences sociales s'investissent peu alors dans les problèmes de délinquance. L'un des premiers à explorer le thème des bandes sera Philippe Robert, aujourd'hui directeur de recherches au CNRS. En 1966, le sociologue publie un ouvrage (2), qui, 40 ans après et à l'heure où ressurgit une forte demande de connaissances sur le sujet (3), reste une référence. Suivront des travaux espacés jusqu'au milieu des années 80. « L'intérêt retombe alors avec l'affirmation que les bandes ont disparu. Un argument récurrent, que repètent les travailleurs sociaux et auquel, déplore-t-il, n'échappent pas les chercheurs... » Parmi ceux-ci, le sociologue François Dubet, qui affirme la disparition des bandes en 1987 (4).
Il n'empêche, deux à trois ans après, la presse s'enflamme à nouveau. Les articles sur les bandes se multiplient. Alors, qu'en est-il ? Si la visibilité du phénomène à travers les médias est sporadique, en est-il de même de son existence ? Y a-t-il un continuum entre les Apaches du début du XXe siècle, les blousons noirs surgis durant l'été 1959, les loubards des années 70-80, les Zoulous de la décennie 90, les bandes ayant participé aux émeutes de novembre 2005 ou encore celles qui ont pris pour cible les manifestants anti-CPE ? Pour Marwan Mohammed, doctorant en sociologie, « le phénomène des bandes est continu ». Pour autant, de fortes évolutions ont eu lieu. Tout dépend surtout de ce que l'on appelle « bande ». Car tout groupe de jeunes n'en est pas une et une bande n'est pas un gang.
« L'ensemble des auteurs ayant travaillé sur les bandes s'accordent à reconnaître que la délinquance n'est pas le premier motif de rassemblement de la bande à la différence des gangs, mais intervient au cours des activités, le cas échéant », précise Maryse Esterle-Hédibel, sociologue au CNRS. Celle-ci retient également comme particularités que ces groupes « se structurent en dehors de l'intervention directe des adultes, avec un territoire d'action délimité, et partagent des valeurs repérables liées à l'histoire du groupe et à l'origine de ses membres ».
Le concept de « ségrégation réciproque », avancé par Philippe Robert dans les années 60 et qui agit comme une « spirale », reste en outre éclairant. Ainsi, observe la chercheuse, « il explique la formation et le fonctionnement en bande par une opposition entre le groupe constitué comme un «nous» et l'extérieur constitué comme un «eux», avec, de chaque côté, en miroir, des représentations proches. La bande considère ainsi l'extérieur comme un ensemble opaque, hostile, voire menaçant, où il est quasi impossible de rentrer ; et l'extérieur a la même approche du groupe. » Le rapport à l'environnement est donc essentiel. Ce qui transparaît d'ailleurs dans la définition proposée par Laurent Mucchielli, sociologue au CNRS : « Une bande est une forme de regroupement spécifique contenant des individus, en plus ou moins fort échec scolaire, structuré par des pratiques notamment déviantes ou délinquantes, et par le sentiment de leur différence, d'opposition, d'avec le reste de la société. »
Déviance, altérité, conflit... sont aussi au coeur de l'approche adoptée par Marwan Mohammed pour qui, « c'est la cristallisation avec son environnement qui fait que la bande devient bande ». La notion de bandes, au contraire de celle de « groupes de pairs », réunit « tous les collectifs juvéniles situés dans le pôle normatif déviant, lequel peut prendre des formes différentes : «délire» moto, embrouilles, shit... » Cependant, reconnaît-il, les « frontières restent poreuses » et « la bande n'est pas toujours en état de bande ».
Il existe cependant aussi des groupes organisés dans le cadre de l'économie parallèle. « Les quartiers voient sans cesse émerger des bandes structurées pour pratiquer des actes de petite délinquance acquisitive ou faire du trafic illicite », témoigne Manuel Boucher, sociologue au centre d'analyse et d'intervention sociologiques. « Selon les intervenants sociaux, ces bandes criminelles, rares, disparaissent dès que les leaders se font arrêter, changent de territoire, voire d'activité. » Dans les esprits, la confusion est en fait souvent de mise. Ainsi, déplore-t-il, « des élus, des acteurs sociaux, des médias mélangent souvent ces bandes de jeunes actifs dans l'économie parallèle, en général invisibles, avec des regroupements, beaucoup plus répandus mais constitués assez souplement, qui découlent du processus de sociabilité de la jeunesse. Et si les travailleurs sociaux interrogés ne nient pas la réalité des violences gratuites, ils estiment néanmoins que les bandes de jeunes des quartiers ne sont pas plus dangereuses qu'hier, contrairement à ce que véhicule la presse. »
La bande, qui n'existe donc que par rapport à des interactions conflictuelles, est avant tout une construction collective. « Elle s'invente un cadre de pensée, qui précède l'action, analyse Marwan Mohammed. La bande recycle idéologiquement les tensions passées. Cela se fonde sur une communauté d'expériences marquée par un héritage de frustrations transmises par les aînés, de codes de conduite hérités du quartier, de discours collectifs où se jouent les statuts sociaux des individus et des institutions... » Pour lui, l'expérience scolaire est devenue « une variable fondamentale » dans la création et le fonctionnement des bandes. « L'école est l'un des principaux médiateurs de l'élaboration du lien entre les jeunes des quartiers populaires et la société. Les familles attendent beaucoup de cette institution, symbole pour elles de mobilité sociale, d'insertion, alors que la voie professionnelle de l'enseignement a été éclipsée. Les enfants intériorisent l'enjeu que représente l'école. Du coup, cela a un fort impact sur ceux qui décrochent, ceux en difficulté avec les apprentissages ou la discipline de l'institution », affirme-t-il. Le chercheur constate en effet sur le terrain une homogénéité croissante des bandes de jeunes : « Dans les groupes de 16-18 ans, on voit clairement une similitude des expériences scolaires qui fait lien. Dans les quartiers où je travaille, ces jeunes ont eu de lourds décrochages scolaires. » L'école participe ainsi à la création de la relation conflictuelle à l'environnement à l'échelle individuelle d'abord, au niveau collectif ensuite. « Reviennent souvent dans les discours la manière dont elle a traité les parents, l'humiliation symbolique, la dégradation de l'image de soi. L'école est un lieu qui va construire en amont le rapport à la norme », analyse le doctorant.
La bande vient alors proposer un cadre alternatif attirant, un espace de reconnaissance sociale. « Elle a pour fonction importante de rassurer quant à l'avenir, de permettre de retrouver une estime de soi », résume-t-il. L'implication des jeunes issus de l'immigration dans ces phénomènes de bandes est une illustration de cette situation. Peu à peu, ces adolescents, qui sont notamment, rappelle Laurent Mucchielli, « les fils des familles nombreuses des quartiers populaires les moins armées scolairement et les plus précaires économiquement », prennent conscience de leur destin personnel. Ils peuvent alors « basculer dans la déviance trouvant a contrario, dans la culture de la rue, de puissants moyens de revalorisation à court terme ». Une revalorisation d'autant plus nécessaire que les discours contre les immigrés vont bon train et que beaucoup ont subi des discriminations depuis l'enfance. D'ailleurs, témoigne le sociologue, « l'idée que la France est un pays raciste se fait de plus en plus prégnante dans les quartiers ».
Sans ennemis extérieurs, la bande où règne beaucoup de violence s'effiloche. L'ennemi commun est son ciment. D'où d'ailleurs l'importance des bagarres. Une réalité mise en avant en 1968 par l'ethnologue Jean Monod (5). « Les bagarres jouent un rôle paradoxal. Elles sont un facteur de solidarité, qui compte plus que le motif réel de la dispute, et un moyen de la tester. La violence favorise l'alliance. De même aujourd'hui, s'embrouiller, c'est activer des chaînes de solidarité », explique Michel Kokoreff, sociologue à l'université Paris-V-René-Descartes. Des mécanismes dont feraient bien de tenir compte nombre d'institutions et, en particulier, la police qui se retrouve, aujourd'hui, à jouer un rôle des plus contradictoire. Ainsi, souligne Marwan Mohammed, « par la stigmatisation, le contrôle quotidien des mêmes individus, ceux connus des filières pénales ou répondant à des critères ethniques, l'institution chargée de lutter contre les bandes maintient paradoxalement la position interne du groupe, sa cohésion et sa solidarité ».
Point de vue que vient conforter le témoignage de Manuel Boucher : « Pour les éducateurs de prévention, la première représentation négative des jeunes de banlieue est celle véhiculée par la police, qui exprime une grande haine à leur égard et les maltraite. De fait, les policiers sont perçus comme des représentants non de la paix mais d'une force d'oppression raciste et injuste. » Laurent Mucchielli va encore plus loin : « La façon dont la police exerce ses missions dans les quartiers est devenue un problème plus qu'une solution. Cela joue comme un accélérateur de l'entrée dans la délinquance des jeunes. Des mécanismes de peur et de diabolisation réciproques s'établissent et une conflictualité s'enracine à travers des cycles de vengeance, occasionnant parfois des passages à l'acte violents des deux côtés. » Cela concourt, là encore, à ce que « les jeunes se solidarisent dans un sentiment de victimation collective ». De fait, « les mécanismes de construction d'une identité délinquante » s'en voient légitimés et renforcés.
Cette identité, recherchée par certains, est d'abord une identité par défaut. « Il ne faut pas y voir un calcul économique mûrement réfléchi ni une absence de moralité, mais bien une rationalisation de sa différence et une tentative de revalorisation identitaire - on ne devient pas délinquant en baissant les yeux. Elle sonne aussi avec une vie au jour le jour, que l'on veut d'autant plus intense que l'on est incapable de se projeter », prévient-il.
Pour autant, ces jeunes sont-ils dans le rejet véritable de la société ? Citant Loïc Wacquant, professeur de sociologie à l'université de Californie à Berkeley, Maryse Esterle-Hédibel rappelle que ce dernier a observé dans les gangs « l'hypostase des vertus fondamentales de la bourgeoisie : compétition, matérialisme, droit du plus fort, loyauté, déification du succès... » Des valeurs que « les bandes ne déguisent pas, elles, d'illusions hypocrites ». Aussi, ces jeunes « très poreux à l'idéologie marchande qui nous inonde » et « dont les difficultés font qu'ils n'auront aucune situation dans la société » peuvent-ils, peut-être, s'interroge la sociologue, « non pas avoir la perception d'un monde clivé, où ils seraient victimes d'une réelle oppression, mais plutôt d'un monde où ils souhaiteraient prendre place avec les mêmes valeurs que celles qu'on leur propose mais avec des normes différentes. Autrement dit, avec des façons d'accéder aux biens, aux richesses et au statut rêvés, par la prédation et la violence. » Et d'observer : « Il y aurait là une perception du monde à nuancer, à travailler, pour sortir de cette dichotomie du «eux» et du «nous». »
Le chômage de masse, la précarité, l'exclusion de l'emploi ont fortement modifié le rapport au travail et fait évoluer le phénomène des bandes. « Les pratiques délinquantes sont bien plus fréquentes qu'autrefois, le business étant une activité consécutive de ces formes de sociabilité masculine des jeunes des cités. Pour certains, c'est leur travail », souligne Gérard Mauger, directeur de recherches au CNRS, qui a travaillé sur les loubards de 1973 à 1982. A l'époque, les jeunes des bandes étaient en majorité des ouvriers qui travaillaient. Comme leurs pères. « Ils n'envisageaient même pas autre chose. La bande était une activité de loisirs. Aujourd'hui, au contraire, il y a presque une attitude ostentatoire de rejet à l'égard du travail. » En fait, résume le sociologue, « l'école ayant, par l'affichage de sa démocratisation, fait intérioriser des aspirations qu'elle frustre et la force de travail simple ayant été dévalorisée, une fraction des jeunes se retrouve, sur fond de précarisation, porteuse d'espoirs décalés : ils ne veulent surtout pas être ouvriers comme papa mais, même s'ils le voulaient, ils ne le pourraient pas ! On assiste en fait, depuis la fin des années 70 et le début des années 80, à une crise de la reproduction des classes populaires. » Période à laquelle apparaissent également, ou se durcissent, d'autres problématiques dans les cités : questions liées à l'immigration, massification des consommations de drogues...
Du fait notamment de ces évolutions, la sortie des bandes se révèle de plus en plus complexe. « Avant, les jeunes partaient au service militaire, puis la plupart se mariaient, et c'était la fin de la bande. Cela s'opérait spontanément sans poser de problème », rappelle Gérard Mauger, qui a cependant retrouvé « des jeunes des bandes d'alors, en rupture d'usine, convertis à l'univers de la contre-culture à la française des années 70, telles les communautés, et qui essayaient de se faire une place parmi les babas. » Aujourd'hui, peut-être selon un processus voisin, certains jeunes pourraient être tentés par le chemin religieux. Ce dernier est en effet d'autant plus attirant qu'il revêt une forte légitimité. « Comment quitter le pôle déviant tout en gardant un certain statut dans le quartier ?, interroge ainsi Marwan Mohammed. Sans vouloir réduire un engagement religieux à un tel bénéfice, on ne peut négliger que le pôle religieux est désormais un pôle légitime et qu'il peut attirer. » Comme le hip-hop peut en être un autre.
Pour que le pôle déviant soit moins attirant, les institutions doivent évoluer. Notamment, pour ne pas nourrir le ressentiment des jeunes, il y a urgence à réagir en amont, au niveau de l'école. « Il faut vraiment mettre le paquet dessus et arrêter de culpabiliser les familles, estime le sociologue. De nouvelles formes de médiation sont à inventer. Les problèmes émergents au collège sont les conséquences de ce qui s'est passé en amont. J'ai vu des jeunes, par exemple, dont on n'a découvert la dyslexie qu'à l'âge de 14 ans ! »
Autre levier essentiel d'action : soutenir la prévention spécialisée, actuellement menacée par le modèle de « médiation-sécurité » en plein essor, alors que les logiques de sécurité et de contrôle sont contre-productives. C'est ce que défend Manuel Boucher qui a étudié le rôle des médiateurs sociaux municipaux et des éducateurs spécialisés dans les quartiers.
En effet, affirme-t-il, dans un contexte de ségrégation socio-urbaine, de paupérisation et de stigmatisation des classes populaires, « le remplacement de la prévention spécialisée, fondée sur une relation de confiance réciproque, la conviction de la capacité des acteurs à agir sur leur trajectoire individuelle, la vision d'une jeunesse en construction mais aussi un cadre déontologique précis, par des actions de médiation-sécurité, basées sur une idéologie empreinte de déterminisme social et considérant la jeunesse populaire comme dangereuse, ne garantit pas la lutte effective contre les désordres urbains. » Bien au contraire. Et d'assurer : « Si les logiques développées par les travailleurs sociaux ne participent pas à une dynamique d'affichage sécuritaire, elles limitent néanmoins bien plus sûrement dans le temps l'expression des violences individuelles ou collectives, les formes de repli et d'organisation juvénile criminelle. »
Le chercheur plaide, à cette fin, pour la « refondation d'une véritable politique de prévention, la revalorisation des professionnels sociaux qualifiés, et, à cet effet, pour l'accès à une formation qualifiante de tous les intervenants sociaux, gage de préservation de leur autonomie et donc de leur capacité d'agir ». Cependant, estime-t-il, « il ne revient pas qu'aux travailleurs sociaux de résister aux logiques libérales sécuritaires qui renforcent l'insécurité sociale et civile, les préjugés et les discriminations, ainsi que le cercle vicieux de la violence. Ce rôle doit aussi revenir aux élus, aux citoyens... »
De fait, plusieurs décennies après l'épisode des blousons noirs, la responsabilité des médias se retrouve, à son tour, de nouveau sous le feu des projecteurs.
« Les crapuleuses ». Tel est le surnom donné à Marseille aux adolescentes des quartiers populaires, aux comportements déviants, voire délictueux. Rares sont cependant, au niveau statistique, les filles que l'on retrouve mises en cause dans des infractions, même si certaines ont été particulièrement sous les projecteurs. Ce fut ainsi le cas de celles ayant participé à l'affaire, surmédiatisée, du gang de Toulon, un groupe de mineures qui, en 1998, agressaient et rackettaient d'autres adolescentes. Pour autant, en parallèle de cette invisibilité statistique, divers acteurs locaux, travailleurs sociaux, équipes scolaires... évoquent « une certaine violence verbale comme physique, perpétrée par les collégiennes et les lycéennes dans les établissements ou les quartiers », souligne Stéphanie Rubi, coordinatrice de l'Observatoire européen de la violence scolaire à l'université Bordeaux-II-Victor-Segalen. Qui s'est penchée sur la socialisation juvénile des adolescentes résidant dans les quartiers populaires et sur leurs comportements.
Ayant travaillé dans plusieurs quartiers de Paris, Marseille et Bordeaux, la chercheuse a constaté que, pour ces jeunes filles, « l'enjeu est de se construire une réputation visant à se protéger des autres, à ne pas être victimes de ce qu'elles nomment «la loi du plus fort», loi à laquelle elles participent d'ailleurs ». Pour ce faire, une minorité d'adolescentes « choisissent des voies de construction identitaire et statutaire, passant par l'oppression des autres, et des conduites agressives, violentes, voire délictueuses ». Cette construction, « de la face », s'ancre sur différents éléments : l'apparence (look, pratiques linguistiques...), la force de caractère (stratégies pour démontrer qu'elles ne se laissent pas faire...), le réseau relationnel (elles s'entourent notamment de personnes identifiées comme insoumises), des appropriations territoriales, des activités déviantes et/ou délictueuses. Parmi celles-ci : altercations, harcèlement, duels, affrontements collectifs avec d'autres quartiers, vols, racket, ... recel, voire incendies de voitures pendant les émeutes de l'automne.
La chercheuse a en outre disséqué quelques clichés, fortement ancrés, sur la délinquance juvénile féminine, croisant ses travaux avec une étude canadienne. Ainsi, elle démonte notamment les affirmations selon lesquelles ces filles ne se préoccuperaient pas des autres, ou agresseraient sans raison, par plaisir. En effet, rappelle Stéphanie Rubi, il s'agit avant tout pour elles de manifester qui elles sont, de s'attirer le respect, et d'échapper ainsi à la loi du plus fort, ce qui nécessite un public pour en témoigner.
Autres clichés : la volonté qu'auraient ces « crapuleuses » de démontrer que les filles sont les égales des garçons, ou encore l'idée que leur comportement découlerait du mouvement de libération des femmes. « Ces filles ne reconnaissent pas le pouvoir du côté des femmes ; au contraire, elles les jugent inférieures aux hommes, dont elles prônent les valeurs (honneur, force, virilité, agressivité...), résume Stéphanie Rubi. Leurs conduites visent à gagner de la légitimité auprès des garçons et elles cherchent plus leur approbation que la compétition. D'ailleurs, même lors des émeutes de novembre, les adolescentes qui se sont constituées en bandes non mixtes pour commettre des exactions convoitaient la reconnaissance des garçons inscrits eux aussi dans des logiques de bandes et d'action. » Ces « crapuleuses » vont d'ailleurs construire des liens amicaux ou amoureux avec ces garçons et en accepter des violences symboliques ou physiques. Bien que qualifiées d'insoumises, « elles vont accepter de ne plus voir leurs amis, d'arrêter certains actes violents ou délictueux, parfois de ne plus fumer ni sortir, voire d'être maltraitées... Cela pose le problème de la socialisation de genre dans laquelle elles se sont construites. »
Enfin, quant à l'affirmation de la masculinisation des comportements, la chercheuse rappelle que, selon les situations, ces filles modifient leur attitude. « Même quand elles adoptent un look à la «crapule», reprenant des images masculines du type baskets et jogging rentré dans les chaussettes, cela ne les empêche pas de l'adapter, de se maquiller, de porter des bijoux... C'est par exemple le cas lorsqu'elles vont à une fête, à une boom. En fait, elles jouent avec une pluralité de rôles sociaux, d'identités. »
(1) Et co-auteur avec Vincent Peyre de l'ouvrage Des éducateurs dans la rue - Ed. La Découverte - 19 € - Voir ASH n° 2457 du 26-05-06, p. 29.
(2) Les bandes d'adolescents - Ed. ouvrières, 1966 - réédité en 1974.
(3) C'est ce besoin de connaissances qui a présidé à l'organisation par l'AHES-PJM, le Cesdip et le CNFE-PJJ du colloque « Bandes de jeunes. Des blousons noirs à nos jours », du 8 au 10 juin 2006, à Juvisy-sur-Orge - Centre d'exposition « Enfants en justice » - C/o CAE Ferme de Champagne : rue des Palombes - 91605 Savigny-sur-Orge - Tél. 01 69 54 24 00.
(4) La galère. Jeunes en survie - Ed. Fayard.
(5) Les Barjots. Essai d'ethnologie des bandes - Ed. Julliard - Publié en 1968, réédité en 1971 (réédition prochaine prévue).